Marolles : la chute de la maison Appelmans ?

Opacité, conflits d’intérêt, abus de pouvoir, intimidations, menaces, fausses déclarations, chantage à l’emploi… N’en jetez plus ! Accusations et plaintes pleuvent de tous côtés au Comité général d’action des Marolles (CGAM), fondé par l’abbé Van der Biest au lendemain de la victorieuse Bataille des Marolles de 1969 et qui connut son heure de gloire dans les années 1970-80. Malgré des subsides annuels d’environ 370.000€ (98% de son budget) et 8 emplois, le CGAM présente une « situation financière et morale alarmante ». D’aucuns affirment que « tout se passe comme si l’association était devenue la chose de la présidente »((Courrier du 5 juin 2015 adressé aux membres du CGAM par Hocine Brahimi, Michel Léger, Emmanuelle Rabouin, Willy Sandra et Michel Van Roye.)), Anne-Marie Appelmans. Cette ancienne dirigeante de la FGTB Bruxelles, 72 ans, s’est mis à dos quantité d’habitants, membres, anciens administrateurs, associations partenaires ou administrations publiques interpellées par ses méthodes… Son attitude autour de l’affaire du projet de parking sous la place du Jeu de Balle a été la goutte d’eau qui n’en finit pas, un an plus tard, de faire déborder le vase. Les travailleurs viennent d’entamer une action collective contre elle. Elle les menace en retour de licenciement ‑ et s’exécute. Qui gagnera le bras de fer ? Réponse à chercher du côté du dernier carré de fidèles, notamment dans les rangs du Parti Socialiste (PS), de cette personnalité excentrique et incontrôlable… Une comédie du pouvoir tristement banale et romanesque à la fois.

Photo : Anne-Marie Appelmans (à droite) avec l’abbé Jacques Van der Biest et le prince Amaury de Merode (au centre) lors d’un gala de soutien au CGAM en 2011.


On n’est jamais si bien servi que par soi-même

En avril 2015, plus de 1200 personnes signent une pétition s’opposant à l’expulsion de Manu Brocante (un habitant qui s’est opposé au parking sous le Jeu de Balle, avec la Plateforme Marolles) de son appartement de la rue des Renards et demandent que le local du rez-de-chaussée du même immeuble soit « octroyé à une association ou à une activité réellement utile au quartier ». Un local quasi inaccessible au public depuis 2007, date à laquelle Yvan Mayeur (PS), alors président du CPAS, le cède gratuitement à Mme Appelmans et son asbl fantoche Chez Albert, censée mettre « à disposition du public » la collection de livres de feu Albert Faust ‑ ancien leader syndical qui fut l’ex-mari de Mme Appelmans. Outrepassant les règles d’attribution publiques, le local est loué par la Régie foncière (propriétaire) au CPAS qui le met à disposition de Mme Appelmans qui le transfère à Chez Albert… qui le sous-loue au CGAM (dès 2011, un an après que Mme Appelmans en ait été intronisée présidente) comme « antenne » dont il n’a en pratique pas vraiment usage ‑ mais créant au passage un petit bénéfice dans les poches de Chez Albert.

En 2012, Yvan Mayeur et l’échevin des propriétés communales Mohamed Ouriaghli (PS) étendent la convention avec Chez Albert à l’appartement situé au-dessus du local. L’ancienne secrétaire générale de la FGTB Bruxelles est alors sous le coup d’une inculpation judiciaire (pour « faux et usage de faux, fraude fiscale, association de malfaiteurs, escroquerie, faux dans les comptes annuels et corruption active »((« Fin de l’enquête sur la FGTB, neuf inculpations« , 7sur7, 9 janvier 2009.))) qui lui fait craindre la saisie de ses biens ‑ notamment la maison qu’elle habite dans les Marolles. Mais l’affaire est prescrite en 2014, sans avoir été jugée. L’ex-inculpée n’occupe finalement pas l’appartement et se met à le sous-louer. En 2014, Manu Brocante en devient le « sous-sous locataire »… avant d’être menacé d’expulsion l’année suivante par Chez Albert, avec préavis d’un mois, pour avoir vertement critiqué le jeu trouble de Mme Appelmans dans le dossier du parking Jeu de Balle.

Manifestation devant le local et l'appartement de la rue des Renards, le 7 mai 2015.

Manifestation devant le local et l’appartement de la rue des Renards, le 7 mai 2015.

Le PS bruxellois fait le ménage Chez Albert

La pétition de soutien au locataire est suivie d’une manifestation, le 7 mai 2015, qui s’arrête devant les locaux du CPAS puis ceux du CGAM ‑ lequel vient de procéder à la coupure des compteurs d’énergie dans l’appartement. Une manifestation d’habitants devant le siège d’une association censée « développer la participation des habitants », voilà qui n’est pas courant…

La polémique s’invite aussi au Conseil communal de la Ville de Bruxelles et au Conseil de l’Action Sociale, où Yvan Mayeur, devenu bourgmestre en 2013, et sa remplaçante au CPAS Pascale Peraita (PS) font tout pour l’étouffer, plaçant les discussions sous le sceau du secret et évitant de répondre aux questions concernant, par exemple, « les conditions auxquelles la Régie Foncière met à disposition du CPAS des biens, les types d’occupations et de locations autorisés, et les obligations ainsi transférées »((Liesbet Temmerman, conseillère communale Ecolo, sur Facebook le 4 mai 2015.)). Selon plusieurs témoignages, les deux mandataires socialistes se contentent de répondre que « l’asbl Chez Albert fait du très bon boulot ».

Un tellement « bon boulot » que Chez Albert organise sa liquidation volontaire quelques mois plus tard. Le local du rez-de-chaussée est vidé dans la foulée et la Régie foncière en reprend la maîtrise (il est toujours vide à l’heure d’écrire ces lignes). La liquidatrice de l’asbl, une certaine Mme Appelmans, fait revendre au marché aux puces une partie de la collection d’Albert Faust et déménage le reste… dans un nouveau local mis à disposition par le CPAS, cette fois à la rue de Nancy (bien plus discrète que la très fréquentée rue des Renards) et directement au nom de Mme Appelmans, histoire de faire le ménage dans l’obscur mécanisme de « sous-sous-location ». Circulez, y a rien à voir.

Le CPAS condamné en justice

Si Chez Albert a plusieurs fois sommé Manu Brocante de déguerpir des lieux, l’asbl n’ira jamais jusqu’à mettre ses menaces à exécution. Le locataire faisant valoir son droit à rester dans l’appartement, l’en évincer supposerait de soumettre le litige au Juge de Paix, qui devrait se prononcer sur la légalité de la convention de « sous-sous location », et accessoirement de rendre publiques les conventions entre la Régie foncière, le CPAS et la défunte asbl… Ce que les autorités bruxelloises sont manifestement peu enclines à faire. La transparence a ses limites.

Le CPAS, qui se montre particulièrement compréhensif envers les frasques de Mme Appelmans, est autrement pointilleux avec Manu Brocante. Tout est fait pour obtenir son départ de l’appartement : après avoir tenté de le reloger dans un autre quartier, le CPAS l’accuse de vivre avec son chien dans un appartement qui « n’est pas adapté à la présence » d’un animal, puis n’hésite pas à affirmer que « d’autres occupants de l’immeuble » ont déposé plainte contre « son comportement »((Lettre du Directeur général coordonnateur du CPAS de Bruxelles, le 7 mai 2015)) ‑ allégation aussitôt démentie formellement par tous ses voisins. Devant l’échec de ces pressions, qui plongent le locataire en dépression, le CPAS sort l’artillerie lourde et lui coupe son revenu d’intégration sociale (RIS) en septembre 2015… Jusqu’à ce que le Tribunal du travail, estimant en février 2016 que la décision du CPAS « ne repose sur aucune justification admissible et s’apparente à une forme d’acharnement »((Jugement de la 12ème Chambre du Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 29 février 2016.)), condamne celui-ci à rétablir le versement de l’allocation et à payer les 6 mois injustement suspendus.

Résultat des courses : Manu Brocante habite toujours l’appartement de la rue des Renards. Mais son bailleur, l’asbl Chez Albert, ayant procédé à son auto-dissolution en octobre 2015… personne ne lui réclame son loyer depuis lors. En effet, 8 mois plus tard, la Régie foncière n’a pas jugé utile de régulariser sa situation, préférant prolonger ce  flou juridique que de percevoir les loyers qui lui sont dus.

Plaintes à gogo

En réalité, la seule personne à avoir porté plainte contre Manu Brocante est Anne-Marie Appelmans. Faisant feu de tout bois pour apparaître comme une victime, c’est désormais une habituée du commissariat de police des Marolles où s’empilent les procès-verbaux d’audition relatifs aux plaintes pour harcèlement qu’elle initie notamment à l’encontre d’anciens employés (licenciés par ses soins).

Par ailleurs, elle déclare en mai 2015 dans « La Dernière Heure », « avoir porté plainte » contre l’auteur de ces lignes pour « des propos diffamatoires qui tiennent du harcèlement »((« Les Marolles derrière Manu Brocante », Nathan Gonze dans « La Dernière Heure », 5 mai 2015.)). En cause ? Un article paru sur ce blog, où est évoqué son passé judiciaire. Dans le contexte de l’histoire des locaux de la rue des Renards et de la gestion du CGAM, il n’est pourtant pas gratuit de rappeler que Mme Appelmans a été exclue la FGBT en 2002 pour « utilisation incontrôlable des fonds » et « gestion désastreuse du personnel »((« Une plainte pour harcèlement », La Dernière Heure, 17 mars 2003.)), ni saugrenu de souligner qu’une absence de jugement n’équivaut pas à un acquittement ‑ contrairement à ce qu’elle appelle joliment son « droit à la prescription »((« Les Marolles derrière Manu Brocante », Nathan Gonze dans « La Dernière Heure », 5 mai 2015.)) ‑ et qu’en l’occurrence elle n’est due qu’aux « retards inexplicables et inexpliqués »((« La chambre du conseil flingue le Parquet de Bruxelles« , Philippe Brewaeys dans « M Belgique », 10 octobre 2014.)) du Parquet financier de Bruxelles (selon l’expression du Président de la Chambre du Conseil).

D’ailleurs, il est cocasse de noter qu’un an après « avoir porté plainte », aucun des 3 articles publiés ici sur cette affaire n’a fait l’objet du moindre dépôt de plainte… L’annonce de poursuites imaginaires est une pratique vieille comme la justice, destinée à intimider les uns et à instiller la confusion dans l’esprit des autres.

Yvan Mayeur, Jacques Van der Biest, Philomène Brisbois et Anne-Marie Appelmans lors de la conférence de presse du bourgmestre annonçant l'abandon du parking Jeu de Balle, en février 2015.

Yvan Mayeur, Jacques Van der Biest, Philomène Brisbois et Anne-Marie Appelmans lors de la conférence de presse du bourgmestre annonçant l’abandon du parking Jeu de Balle, en février 2015.

« La démocratie interne est confisquée »

Les « manoeuvres grossières »((Courrier du 5 juin 2015 adressé aux membres du CGAM par Hocine Brahimi, Michel Léger, Emmanuelle Rabouin, Willy Sandra et Michel Van Roye.)) de Mme Appelmans à l’occasion de la mobilisation citoyenne contre le parking sous la place du Jeu de Balle n’ont pas été du goût de tout le monde, y compris au sein du CGAM où sa gestion est critiquée de longue date. En juin 2015, la contestation interne monte d’un cran : la présidente, alors censée entamer la dernière année de son second mandat, fait face à la fronde de plusieurs membres et administrateurs démissionnaires. Réunis sous le nom des « Amis du CGAM », ceux-ci demandent au Conseil d’administration (CA), comme le prévoit la loi, d’ajouter à l’ordre du jour de la prochaine Assemblée générale (AG) des points relatifs à la situation financière « périlleuse » du CGAM, à l’organisation d’un audit des comptes et à la révocation des administrateurs dont « la responsabilité est engagée »((Courrier du 5 juin 2015 adressé aux membres du CGAM par Hocine Brahimi, Michel Léger, Emmanuelle Rabouin, Willy Sandra et Michel Van Roye.)).

Dans une note de plusieurs pages((Courrier du 5 juin 2015 adressé aux membres du CGAM par Hocine Brahimi, Michel Léger, Emmanuelle Rabouin, Willy Sandra et Michel Van Roye.)) se basant sur un bilan financier provisoire (le bilan officiel n’étant pas disponible), ils pointent un déficit de 48.103€ en 2013 et de 19.073€ en 2014, un fonds social qui se creuse chaque année davantage jusqu’à atteindre -51.802€ en 2014, l’extravagance de certaines « dépenses incompréhensibles », etc. Ils se demandent comment on a pu en arriver à cette situation, alors qu’en 2011 « les finances avaient été redressées » grâce à un gala de soutien organisé par le prince de Merode((La famille de Merode, proche de la Fabrique d’église des Minimes et de l’abbé Van der Biest, a soutenu l’action de celui-ci, notamment en hébergeant ses associations (comme le CGAM) dans des locaux appartenant au Centre d’Œuvres de Merode.)) et qui apporta 105.000€ d’argent frais au CGAM. Ils soulignent enfin que « la démocratie interne est confisquée », notamment par des « pratiques irrégulières [visant] à écarter définitivement certains membres ». Et mettent en cause la présidente pour « autoritarisme », « comportement inadmissible », « gestion étrange du personnel »« pratiques opaques », « abus de pouvoir », « confusion [installée] entre le CGAM et son asbl Chez Albert », etc.

Des procédures faites pour ceux qui y croient

Mais l’AG de juin 2015 tourne court. Alors qu’une majorité se dégage pour révoquer Mme Appelmans et son CA, provoquant les hurlements et gesticulations de celle-ci, la séance est suspendue. Après la tentative du CA d’imposer un ordre du jour qui aurait vidé les points dérangeants de leur sens, la discussion bute sur l’impossibilité de discuter des comptes et bilan définitifs alors qu’aucun membre n’a pu en prendre connaissance. Ce n’est qu’en cours de séance que la présidente finit par en distribuer une version non détaillée ! Les points sont donc reportés à une assemblée ultérieure, après les vacances d’été. « Nous sortons de cette AG avec le sentiment que le CA a tout fait pour [qu’elle] ne se tienne pas normalement », commentent rétrospectivement des membres dans une note destinée à corriger le procès-verbal pour le moins tendancieux que la présidente rédigea de la séance.

La nouvelle AG est convoquée pour septembre, ce qui permet à Mme Appelmans de faire campagne. D’un côté, elle agite la carotte : courriers aux membres de l’association, rencontres individuelles, promesses, se targuer du soutien indéfectible d’Yvan Mayeur et d’autres édiles du PS, s’assurer de celui de l’abbé Van der Biest… De l’autre, elle tend le bâton : accusations de « pratiques délictueuses »((Réponses aux questions financières des membres, lettre du CA aux membres du CGAM, 7 septembre 2015.)) et autres refus de répondre aux « rumeurs et ragots mal intentionnés » des « Amis du CGAM » , lesquels reçoivent un courrier d’avocat trois jours avant l’AG les informant qu’une « plainte a été déposée pour accès frauduleux à un système informatique »((Courrier de l’avocat Laurent Arnauts aux signataires de la lettre des « Amis du CGAM », 7 septembre 2015.)) et les menaçant de poursuites pour « recel de vol » et « calomnie » (poursuites dont ils n’entendront plus parler par la suite)…

Le soir de l’AG, Mme Appelmans préside la séance. Stratagèmes, tergiversations, mises en scène et manœuvres procédurières lui permettent in extremis (à une voix près, la sienne comptant double) de changer l’ordre du jour et d’éviter un vote secret contre elle. Ce qui provoque la démission outrée de plusieurs membres, dont l’avocat et co-fondateur historique du CGAM Philippe De Keyser et deux associations sœurs créées par l’abbé Van der Biest : le Foyer des Jeunes des Marolles et l’Union des Locataires Marollienne.

Mise en « quarantaine »

Une nouvelle fois, Mme Appelmans a sauvé sa place. Accumulant « pratiques malsaines » et « décisions lunatiques »((Courrier du 5 juin 2015 adressé aux membres du CGAM par Hocine Brahimi, Michel Léger, Emmanuelle Rabouin, Willy Sandra et Michel Van Roye.)), cette amatrice de bras d’honneur et de noms d’oiseaux a réussi à faire le vide autour d’elle et asseoir sa suprématie… Sans autre motivation apparente qu’assouvir sa propre soif de pouvoir. Les enjeux de participation des habitants, de rénovation urbaine ou de droit à l’habitat semblent bien loin. Et à ce niveau-là, aussi, le CGAM a été mené au bord du gouffre : pour les « Amis du CGAM », qui disent œuvrer pour « qu’il redevienne une association travaillant avec et pour les habitants des Marolles », leur comité « s’est largement discrédité » et « ne remplit plus ses missions de base », voire sert des « intérêts partisans »((Courrier du 5 juin 2015 adressé aux membres du CGAM par Hocine Brahimi, Michel Léger, Emmanuelle Rabouin, Willy Sandra et Michel Van Roye.)).

Fin 2015, un contrôle mené par Actiris (l’Office régional bruxellois de l’emploi) sur la gestion des postes d’agents contractuels subventionnés (ACS) donnés au CGAM, a « mis en lumière des manquements/infractions graves » : outre les « fausses déclarations de prestation », le « non encadrement des travailleurs » et les comptes 2014 non publiés, l’administration note le « non-respect des activités prévues » et le « faible niveau d’activités de l’association » qui lui donnent « la conviction que le volume d’activité ne justifie plus le nombre d’ACS dont dispose [l’association] ».

Du côté de l’associatif bruxellois, le CGAM est de plus en plus isolé. En 2015, le Rassemblement bruxellois pour le droit à l’habitat (RBDH) et la Platform Pentagone arrêtent toute collaboration avec lui. En 2016, c’est au tour de l’AG d’Inter-Environnement Bruxelles (IEB) de voter son exclusion « pour contradiction avec les valeurs d’IEB dans la gestion, l’organisation et les activités d’une association membre »((Ordre du jour de l’AG d’IEB du 26 avril 2016.)) : une première dans l’existence de cette fédération de comités de quartier fondée en 1973. L‘Association du personnel du CGAM en est consciente : « l’image négative de [l’]attitude [de la] présidente se répercute sur le CGAM, et pousse de plus en plus d’associations à [s’en] désolidariser »((Lettre de l’Association du personnel du CGAM remise à l’AG du CGAM, le 3 mai 2016.)).

Un an après les assemblées tumultueuses de 2015, les travailleurs se sont en effet constitués en association. Tandis que certains d’entre eux avaient soutenu Mme Appelmans en 2015, ils s’inquiètent désormais de son ambition à repartir pour un troisième mandat de 3 ans. Ils n’en peuvent plus, et le font savoir par écrit aux membres qui s’apprêtent à élire un nouveau CA lors de l’AG de mai 2016. Leur courrier((Lettre de l’Association du personnel du CGAM remise à l’AG du CGAM, le 3 mai 2016.)) exprime un « mal être » face à « l’humeur variable » de cette présidente aux « exigences contradictoires », qui exerce sur eux « autorité abusive, (…) pression et acharnement », concluant par l’« impossibilité de continuer de travailler dans de bonnes conditions avec Anne-Marie Appelmans ».

Philomène Brisbois entourée de Faouzia Hariche, Pascale Peraita et Yvan Mayeur.

Philomène Brisbois entourée de Faouzia Hariche, Pascale Peraita et Yvan Mayeur.

Des menaces au passage à l’acte (de licencier)

Furieuse de cette sortie, la présidente sortante se fait néanmoins réélire administratrice (par 10 voix sur 18), en partie grâce à une AG désertée depuis 2015 par près de la moitié de ses membres, dégoûtés. Le nouveau CA, composé de 4 membres, se réunit une semaine après l’AG… en l’absence de l’unique administratrice opposée à la reconduction de la présidente. Les 2 autres administrateurs sont des acolytes de Mme Appelmans : Henri Piquet, membre du PS ixellois, dont le seul lien avec le CGAM est d’avoir été président de l’asbl Chez Albert, et Philomène Brisbois, concierge des logements sociaux de la Querelle et fidèle d’Yvan Mayeur, aux côtés duquel elle s’est présentée sur les listes du PS lors des dernières élections communales. La réunion a lieu le 11 mai, entre le décès et les funérailles de l’abbé Van der Biest, dont il n’est pas question dans l’ordre du jour. Les 3 comparses ont d’autres urgences. À l’unanimité, ils se répartissent les mandats pour 3 ans : Piquet devient administrateur délégué, Brisbois secrétaire, et sans suspense Appelmans reste présidente. Première décision de ce trio à la coloration en apparence très « rouge » : licencier un travailleur immigré parmi les signataires de la lettre de l’Association du personnel. Ensuite, donner mandat à Mme Appelmans pour recruter un nouvel employé… qu’elle choisit parmi ses connaissances personnelles. La séance est levée.

Mais entretemps, l’équipe des travailleurs a demandé l’intervention psychosociale de Mensura (service externe de prévention et de protection du travail) dont le rapport préliminaire((Courrier de Mensura du 26 mai 2016 relatif à la « demande d’intervention psychosociale formelle pour des risques psychosociaux à caractère collectif ».)), adressé aux instances du CGAM le 26 mai 2016, est pour le moins fleuri. Il évoque tour à tour le « manque de cohérence dans la gestion quotidienne du personnel (…) selon l’humeur du jour de la présidente », ses « exigences et demandes contradictoires » dont « certaines friseraient le conflit d’intérêt », ses « prises de décisions et partenariats (…) en fonction des amitiés ou griefs à l’égard de l’un ou l’autre des futurs partenaires ». Il pointe la « suppression de toute coordination » en l’absence de la présidente, « les équipes [n’ayant] pas l’autorisation de se réunir sans elle ». L’exigence de cette dernière « d’avoir un bureau permanent dont elle aurait l’exclusivité, malgré le manque de place du personnel ». Les réunions organisées en tête à tête « avec les employés à son domicile privé ». La réorganisation régulière de l’organigramme qui plonge ceux-ci « dans une grande confusion ». L’expression à leur égard de « mépris », d’« ironie » et d’« humiliation ». Sans compter les « menaces de licenciement » et autres « pressions (…) afin d’influencer les votes à l’Assemblée générale »… Un portrait qu’il est difficile de ne pas rapprocher de témoignages qu’on peut trouver ici ou sur le « management à l’américaine basé sur le ‘diviser pour mieux régner’ » que pratiquait la « comédienne » Appelmans lorsqu’elle dirigeait la FGTB Bruxelles et dont voici deux extraits choisis : « On bénéficie d’une assurance hospitalisation, mais Anne-Marie a fait supprimer la clause maternité pour éviter… que les femmes n’aient trop d’enfants. (…) Une secrétaire a été virée parce qu’elle n’arrosait pas les plantes. » Etc.

Quoiqu’il en soit, ses représailles contre l’équipe du CGAM ne se font pas attendre. Le 7 juin 2016, un jour avant la seconde réunion du nouveau CA (et donc sans attendre que puisse se dérouler une discussion sur le déclenchement de la procédure collective du personnel), le trio Appelmans-Piquet-Brisbois procède au licenciement de deux autres travailleurs ! La tentative de mise au pas du personnel a commencé. Décidément, à la direction du CGAM, l’héritage de la Bataille des Marolles n’est plus qu’un vague et très lointain souvenir…

• Gwenaël Breës




« Pas de démocratie sans désobéissance aux traités » (adage grec)

« Nous serons originaux, en respectant après les élections ce que nous disions avant »1, avait annoncé Alexis Tsípras. Quelques mois plus tard, force est de constater que l’originalité se situe ailleurs : un nouveau paquet d’austérité est endossé par la « gauche radicale » élue pour y mettre fin. Pour justifier cette mutation, toute critique est renvoyée à cette question : « Qu’auriez-vous fait à sa place ? » Ce à quoi on peut répondre, sans hésitation : autre chose, autrement.

« Sous les grands espoirs couvent les profondes déceptions »2 : c’est ce que la débâcle du « gouvernement anti-austérité » vient rappeler. Certes, la lutte du peuple grec a ceci de positif qu’elle nous oblige à repenser nos mobilisations, à considérer l’importance de se réapproprier la question de la monnaie dans une Europe verrouillée par les traités néolibéraux et dans une eurozone dominée par les intérêts de l’Allemagne. Mais la traumatisante « pirouette mémorandaire »3 de Syriza entraîne son lot d’impuissance, de pessimisme et de paralysie. Il est donc utile d’en tirer les enseignements, sans tabous ni fétiches, pour ne pas succomber au fameux dogme thatchérien selon lequel « il n’y a pas d’alternative ». Une série de témoignages nous permettent de reconstituer les négociations menées pendant cinq mois par Syriza et de comprendre que sa défaite, certes spectaculaire, s’explique davantage par les illusions de « radicalité mouvementiste » entretenues envers ce parti (pourtant largement converti à la realpolitik et, désormais, au culte du chef), que par l’absence d’alternatives — lesquelles sont trop souvent présentées comme un choix caricatural entre monnaie commune ou nationale, entre « stabilité » et « chaos »…

Pas de choix démocratique contre les traités ?

Syriza est arrivé au pouvoir le 25 janvier, sur une planche savonnée par le gouvernement sortant : l’accord de financement avec l’UE se clôturait juste après les élections. Tsípras et son ministre des Finances pensaient que l’échec patent des memoranda suffirait à « convaincre » les créanciers (conscients que la dette ne leur serait pas restituée de cette manière) de laisser « la vraie gauche » mener d’autres politiques. Cet espoir fut vite douché. Le 28 janvier, le patron de la Commission européenne Jean-Claude Juncker déclarait : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens »4. Deux jours plus tard, le président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, confirmait : « Soit vous signez le mémorandum, soit votre économie va s’effondrer. Comment ? Nous allons faire tomber vos banques. »5 Face à l’alliance des partis conservateurs et sociaux-démocrates européens voulant briser Syriza, « Varoufákis seul, avec ses arguments, a entrepris de renverser l’opinion publique en Europe et même en Allemagne »6, espérant que tôt ou tard « la raison prévaudrait dans les négociations »7.

« Le cabinet Tsípras n’était pas déterminé à nouer des alliances fortes qui auraient déplu aux États-Unis et aux Européens. »

Au plan international, la stratégie grecque misait sur « les divergences entre les institutions et les États : le FMI contre la Commission européenne, les États-Unis contre l’Allemagne, etc. »8 Mais si, au final, le FMI revendique bien un « allègement » de la dette grecque, c’est en se contentant d’une baisse des taux d’intérêts et d’un allongement des maturités, sans diminution du principal de la dette. Quant à l’activisme diplomatique états-unien, on sait qu’il a été motivé par la volonté d’éviter une crise de l’euro, par des raisons géopolitiques liées à l’influence russe, à la crise ukrainienne9 et à l’appartenance de la Grèce à l’OTAN, son objectif étant donc d’empêcher tout changement de cap. Restait aux diplomates grecs la possibilité de trouver de nouveaux bailleurs de fonds. Or, selon le vice-Premier ministre Ioánnis Dragasákis, les approches faites vers des pays tiers (Chine, Russie, Inde et Venezuela) furent infructueuses10. Si ces tentatives ont bien permis de conclure des accords, notamment au niveau énergétique, certains membres de Syriza jugent que le cabinet Tsípras n’était pas pour autant déterminé à nouer des alliances fortes qui auraient déplu aux États-Unis et aux Européens. « Vis-à-vis de la Russie, en particulier, l’attitude a été hésitante : des démarches ont été entreprises, mais au moment crucial, le gouvernement Syriza n’a pas donné suite. […] Les Russes ne savaient pas, au fond, ce que les Grecs voulaient. Ils étaient extrêmement méfiants car ils avaient l’impression que ces gestes d’ouverture de la Grèce étaient utilisés comme une carte dans la négociation avec les institutions européennes, comme un outil de com’. »11

En Grèce, hormis quelques mesures redonnant un peu de caractère social à l’État, le peuple ne vit s’accomplir aucun des engagements économiques de Syriza. Et pour cause : le gouvernement s’était privé lui-même de toute marge de manœuvre. Au lieu de rompre avec la logique des memoranda et de la Troïka, comme il l’avait promis, il demanda aux « institutions » de négocier un « plan de sauvetage » — ce qui, excepté la nuance sémantique, revient au même. Le 20 février, il obtint la prolongation de l’accord-relais jusqu’au 30 juin. Il justifia cette reculade comme une façon de gagner du temps pour négocier. Mais en échange, il s’était engagé à maintenir l’application du second mémorandum et à ne prendre aucune décision sans l’approbation des créanciers.

Pas de rapport de force sans plans B !

Pendant que les « négociations » s’éternisaient et que les concessions grecques s’accumulaient, l’économie plongeait… Un membre de la délégation grecque reconnaît : « Ce n’est qu’au cours de la dernière semaine [avant l’échéance du 30 juin] que les responsables grecs ont pris la mesure de ce qui se passait »12, laissant advenir « une situation qui, d’escalade en escalade, se transforme en réaction en chaîne, une sorte de lente panique bancaire et d’effondrement […], d’infarctus » qui va virer à la « crise cardiaque » lorsque la Banque centrale européenne coupera les liquidités au système bancaire grec, au lendemain de l’annonce du référendum. « Notre principale erreur ? Avoir mal mesuré leur volonté de nous détruire »13, admet un ministre. « M. Tsípras et son entourage (principalement MM. Pappas, Dragasákis et M. Alekos Flambouraris, ministre d’État pour la coordination gouvernementale) étaient en effet convaincus qu’ils pourraient parvenir à un meilleur compromis avec les institutions européennes en créant un rapport de confiance avec elles »14, résume un observateur. Un proche de Syriza, plus sévère, estime que Tsípras « a ignoré le sens commun, les avertissements de nous tous, même les avertissements de Lafontaine et des dirigeants de Die Linke qui étaient mieux placés que quiconque pour prévoir exactement ce que feraient Merkel et Schäuble. »15

« Tsípras disposait d’un éventail de possibilités permettant de renforcer son pouvoir de négociation et de desserrer le « nœud coulant » des créanciers. Ne recourir à aucune d’elles relève du choix ou de l’inconséquence, et mériterait d’ailleurs des explications. »

Le plus inexplicable, c’est que l’état-major grec se laissa acculer, « un revolver sur la tempe », à signer l’accord ravageur qu’on connaît, sans avoir cherché à renverser le rapport de force, ni mis à profit les cinq mois de négociations pour élaborer des plans B, C ou D. La réponse de Tsípras est déconcertante : « D’après ce que je sais, […] des alternatives que nous aurions prétendument ignorées, n’existent pas ! »16 Pourtant, la situation imposait d’être préparé à différentes options, et des réponses existaient noir sur blanc dans le programme de Syriza. Le cabinet Tsípras disposait d’un éventail de possibilités permettant de renforcer son pouvoir de négociation et de desserrer le « nœud coulant » des créanciers. Ne recourir à aucune d’elles relève du choix ou de l’inconséquence, et mériterait d’ailleurs des explications. Prétendre qu’elles n’existent pas est un mensonge. La combinaison de telles mesures aurait bel et bien pu aboutir à une relance de l’économie et à des concessions des institutions.

Entre janvier et juin, « l’autre gauche » a remboursé fidèlement près de 8 milliards d’euros à ses créanciers. Ne pouvant emprunter aux banques, elle vida les caisses d’un État au bord de la faillite, empêchant les finances publiques de jouer leur rôle, notamment contre la crise humanitaire. L’alternative consistait à faire défaut ou appliquer un moratoire sur la dette, afin de sortir de la spirale infernale des emprunts destinés à rembourser les emprunts antérieurs et leurs intérêts. Les travaux de la Commission de vérité sur la dette publique, salués par les organes compétents de l’ONU, ont d’ailleurs conclu que cette dette est « illégale, odieuse, et insoutenable ». Mais « le gouvernement fait comme si tout cela n’existait pas »17, préférant tenter de rallier ses « partenaires » à l’idée d’une conférence européenne sur la dette — en vain.

La menace d’asphyxie financière, patente fin janvier, s’est concrétisée en février par une réduction des possibilités de financement des banques grecques et par le doute instillé chez les épargnants et les investisseurs quant au maintien de la Grèce dans l’euro. Le gouvernement grec n’y a opposé nulle auto-défense : honorant son engagement de ne prendre aucune décision unilatérale, il s’est empêché de tenir la promesse faite aux Grecs de redonner du souffle à l’économie (contrôle des capitaux, augmentation du salaire minimum, fin des privatisations, re-nationalisation des infrastructures essentielles pour le pays, etc.). La réquisition de la Banque centrale grecque et la socialisation des banques systémiques (où l’État est majoritaire) était un point-clef de cette bataille, d’ailleurs inscrit dans le programme de Syriza et élaboré en interne par des spécialistes du secteur bancaire. Cela aurait notamment permis d’éditer des « euros grecs » — ni vraiment euros, ni tout à fait drachmes. Mais ç’aurait été un acte de rupture, nécessitant de désobéir à la BCE et au mécanisme européen de stabilité monétaire, et de tenir tête aux banques et à leurs grands actionnaires. Difficile, selon Éric Toussaint, dès lors que les principaux conseillers de Tsípras (son bras droit Dragasákis et son ministre de l’Économie Geórgios Stathakis) « sont fortement liés au lobby bancaire privé et ont promis aux banquiers grecs qu’on ne toucherait pas aux banques »18.

L’Exit de gauche, ou le choix de la politique

Syriza (« Coalition de la gauche radicale ») est le rassemblement de seize différents mouvements et courants qui, les événements nous l’ont montré, n’avaient pas de position commune sur l’euro. La discussion de son Comité central19 suivant la signature du troisième mémorandum vient le rappeler. Lorsque la Plateforme de gauche souligne qu’un slogan du parti fut « Aucun sacrifice pour l’euro », un membre de l’aile sociale-démocrate lui rappelle la seconde partie de la phrase : « Aucune illusion envers la drachme ». On retrouve une ambivalence semblable chez Varoufákis : autrefois hostile à l’entrée dans l’euro, et très critique sur son modèle, il préconise de ne pas en sortir (car il estime qu’il faudra un an pour créer logistiquement une nouvelle monnaie, mais aussi parce qu’il pense que « l’Europe est un tout indivisible »)… tout en soutenant la mise en place d’une monnaie parallèle. En réalité, le débat sur la monnaie n’a jamais véritablement eu lieu en Grèce. Pourtant, que n’entend-on pas répéter que « les Grecs sont très attachés à l’appartenance de leur pays à la zone euro. » Un attachement « prouvé » par des sondages et reposant en partie sur la période faste ayant suivi l’entrée dans l’euro, où le pays a vécu au-dessus de ses moyens… jusqu’à ce qu’éclate la crise. Pourtant, l’opinion semble moins timorée que la classe politique : 61,3 % des Grecs ont voté « non » au référendum (dont 85 % des jeunes entre 18 et 24 ans) et ce, malgré les dirigeants européens les menaçant d’un Grexit, le matraquage médiatique, les sondages trompeurs et la fermeture des banques. Si un référendum établissait clairement le lien entre l’euro et les politiques d’austérité, rien ne dit que les Grecs choisiraient l’euro à tout prix. Comme l’a rappelé la Plateforme de gauche, « une option n’existe réellement que si on la présente. »20 Or, Syriza n’a jamais préparé les esprits à l’éventualité d’un Grexit. Le cabinet Tsípras ne l’a étudiée qu’en surface, paniqué par l’idée de créer une prophétie auto-réalisatrice. Et il s’est lui-même interdit d’en utiliser stratégiquement la menace, permettant à l’Allemagne de s’en emparer comme arme de négociation en dernière minute. Avec le résultat que l’on sait.

Les Tsipriotes21 n’avaient-ils vraiment « pas d’autre choix », face à ce qu’ils ont qualifié de « coup d’État » visant à « semer la terreur parmi les peuples […] tentés de choisir une politique économique alternative »22 ? Ne pouvaient-ils y opposer le respect du mandat populaire, prendre l’opinion européenne à témoin, utiliser les moyens juridiques à leur disposition (Cour européenne de justice, Conseil de l’Europe, ONU), s’appuyer sur les traités européens qui ne prévoient pas l’expulsion d’un membre de l’eurozone ni de l’UE… ? Sans oublier les « solutions d’urgence »23 étudiées, certes sur le tard, par Varoufákis « pour créer de la liquidité » : d’une part, un système de paiement parallèle (fiscal et non bancaire) permettant de « survivre quelques semaines à l’intérieur de la zone euro malgré les banques fermées, jusqu’à ce que l’on arrive à un accord » ; de l’autre, une monnaie électronique complémentaire pouvant coexister à plus long terme avec l’euro. « Malheureusement, le gouvernement n’a pas voulu appliquer ce programme : on a juste attendu que le référendum ait lieu pour capituler. »24 Et, n’ayant préparé aucun scénario de Grexit de gauche, négocié et préparé, Tsípras a laissé s’opérer le chantage au Grexit de droite, imposé et précipité. L’épisode, abondamment prophétisé avant sa réalisation, devrait aujourd’hui inciter tout gouvernement qui souhaite s’affranchir de la tutelle néolibérale européenne à étudier sérieusement des modalités de sortie de l’euro… ne serait-ce que parce qu’elle peut s’imposer à ceux qui ne le veulent pas. Mais cela n’est pas encore encore suffisant pour Tsípras qui, par conviction ou par opportunisme, s’est désormais rangé à la vision selon laquelle la sortie de l’euro serait « une catastrophe indicible », ajoutant que « La drachme n’est pas une option de gauche. »25

« Reconstruire un système monétaire est une aventure qui permettrait de rendre aux Grecs quelque chose de précieux que les mémoranda leur ont durablement retiré : des perspectives. »

En réalité, personne ne peut prédire exactement ce que provoquerait ce scénario inédit, bien qu’on en connaisse certains risques (baisse brutale du pouvoir d’achat pour les produits importés, attaque des marchés, transfert des capitaux à l’étranger…) et avantages (dévaluation provoquant la fonte de la dette et des investissements massifs permettant de relancer l’emploi et la croissance…). « Cette sortie diminuera le pouvoir d’achat des dépôts bancaires en ce qui concerne les produits importés, mais il diminuera aussi la valeur des emprunts auprès des banques »26, prédit Costas Lapavitsas, économiste et député Syriza. Un Grexit ne peut être un objectif en soi : le choix d’une monnaie, même nationale, repose sur des rapports de domination. Mais on sait désormais que sortir de l’euro est un passage obligé pour qui veut mener des transformations sociales sans attendre une hypothétique « Europe sociale ». Voici la Grèce face à un vrai choix : une voie la maintient dans l’engrenage de la déflation, la récession, la mise sous tutelle, l’asservissement à la dette pour les quarante années à venir ; une autre la fait bifurquer dans le registre de l’inconnu — mais pourquoi en avoir peur, quand on voit à quoi ressemble le connu ? Certes, reconstruire un système monétaire en sortant d’une monnaie unique est une aventure, impliquant une transition de plusieurs mois ou années très difficiles. Faut-il pour autant ne pas en considérer les conséquences positives ? Car elle permettrait de rendre aux Grecs quelque chose de précieux que les mémoranda leur ont durablement retiré : des perspectives. Une prise en mains de leur destin. La possibilité de reconstruire sur de nouvelles bases la démocratie, l’économie, l’agriculture, de garder la maîtrise des biens communs, de retrouver la dignité, de mettre fin à l’exil des jeunes, etc. Bref, de nouveaux possibles, synonymes de libération d’énergies et de dynamiques sociales dans une population usée par cinq années de restrictions. Voilà à quoi devrait servir une monnaie aujourd’hui en Grèce. Mais le chemin tortueux qui y mène est autant politique qu’économique. Un parti vissé dans une logique institutionnelle du changement peut-il envisager une telle hypothèse ?

Parmi les mouvements sociaux, certains voient en Syriza « le parti de la défaite du mouvement et de l’incapacité de poser en son sein des alternatives viables au cours du cycle de luttes dans la crise », rappelant que plus il s’est approché « de la possibilité d’obtenir la première place de la représentation parlementaire, plus il se distançait par lui-même des pratiques de mouvement »27. Avant la victoire électorale, Syriza avait déjà amplement entamé sa « normalisation », adoucissant à plusieurs reprises sa « radicalité » programmatique, tenant un discours de plus en plus patriotique et atténuant les rapports de classes, accueillant dans ses rangs des transfuges du Mouvement socialiste panhellénique (le Pasok, honni par la « vraie gauche » et par une bonne partie des Grecs), soutenant un conservateur au poste de président de la République… En l’absence de majorité absolue et d’entente possible avec le très sectaire Parti communiste (KKE), Syriza fit alliance avec la formation nationaliste et souverainiste des Grecs indépendants (Anel). L’élargissement à droite commença « le jour même de la formation du gouvernement avec la nomination comme ministres d’individus dépourvus de toute assise sociale [dont d’anciens de la Commission européenne – NDLR] et qui non seulement n’avaient pas le moindre rapport avec Syriza mais l’insultaient même publiquement quelques jours avant les élections ! »28 Au pouvoir, Syriza s’est heurté à sa propre impréparation de cadres administratifs opérationnels. Des cadres responsables de la crise ont été laissés en place, dont l’exemple le plus frappant est Yannis Stournaras, gouverneur de la Banque de Grèce, qui « a joué un rôle important dans le processus d’adhésion de la Grèce à l’euro, cautionnant le maquillage des chiffres qui a empêché l’Europe de prendre conscience à temps de l’état réel de son économie. »29 L’équipe Tsípras s’est immédiatement autonomisée du parti et coupée de sa base sociale et militante. Pendant les négociations, pensant que leur réussite en dépendait, elle a tout fait pour « éviter une montée des tensions en Grèce et un emballement de la base du parti »30, au motif d’une nécessaire paix sociale pendant ce moment de « lutte nationale » (jusqu’au 15 juillet, il n’y eut aucune grève et, au contraire, des manifestations de soutien au gouvernement). Elle a privilégié une approche uniquement institutionnelle, sans articulation avec la vague de solidarité qui émergeait spontanément à travers l’Europe et qui aurait pu compliquer la victoire des créanciers. Sans mobiliser la population grecque, laissée sans prise ni explications sur le scénario qui se jouait et ses conséquences.

Référendum et mémorandum, ça rime ?

L’annonce du référendum fut l’aveu tardif de l’impasse stratégique des Tsipriotes. Bien qu’ils aient affiché leur bonne volonté de premiers de classe, considérant de bout en bout l’Europe comme la solution et jamais comme le problème, ils n’ont pas réussi à sortir du cadre des discussions « techniques » : « Il n’y a jamais eu une négociation entre l’UE et la Grèce en tant qu’État membre. »31 Précipitée, la consultation interviendra une semaine après l’échéance fatidique du 30 juin, ne laissant aux Grecs que quelques jours de débat, sur fond de « chantage à la mort subite de l’économie »32 et sur une question floue : rédigée à moitié en anglais, en des termes technocratiques, elle se réfère à un texte négocié avec l’UE, qu’ils n’ont pas lu, chacun comprenant qu’il s’agit de se prononcer, au choix, pour ou contre l’austérité, la sortie de l’euro ou le gouvernement Tsípras…

Un événement parmi d’autres a semé le doute sur la conviction du gouvernement quant à l’issue du référendum : le 30 juin, alors qu’il mène campagne pour dire « « non » à la poursuite de ces mémoranda », Tsípras écrit aux créanciers pour dire… « oui » au nouveau mémorandum. Dans son entourage, certains (le vice-Premier ministre Dragasákis en tête) jugent la pression insoutenable et le pari référendaire trop risqué. À Athènes, les rumeurs vont bon train : le gouvernement grec se dit prêt à annuler ou à « suspendre » le référendum, voire à appeler à voter « oui », en échange d’un accord. Jean-Claude Juncker joue les entremetteurs. Mais l’Allemagne décline toute discussion avant la consultation et Tsípras finit par la maintenir. Sur le terrain, toutes sortes de groupes et de partis sont mobilisés, tandis que le gouvernement se fait plus discret. « Au-delà des interventions télévisées d’Alexis Tsípras, nous n’avons pas fait campagne ! »33, témoigne Varoufákis : « J’avais prévu d’intervenir dans plusieurs meetings à travers le pays en faveur du « non », ceux-ci ont tous été annulés ! » Un seul rassemblement est organisé par Syriza, le 3 juillet, à trente-six heures du vote. Le faible équipement prévu (podium, sonorisation, écrans) pour accueillir la foule qui déborde de tous les côtés de la place Syntagma, indique que les organisateurs n’ont pas prévu l’ampleur de la mobilisation. Des proches de Tsípras racontent que celui-ci, pris au dépourvu par ce succès, préfère écourter son discours et quitter aussitôt le meeting. Curieuse attitude pour un dirigeant vivant un tel moment de communion avec son peuple…

« Ils voulaient une victoire du « oui » pour changer de ligne politique et accepter l’offre des créanciers sans perdre la face auprès du peuple. »

On connaît la suite : le verdict éclatant provoque un séisme politique, un sentiment de fierté retrouvée pour les Grecs, privant le gouvernement du prétexte de capituler au nom du refus de la division du pays. La formulation vague de la question permet toutefois à Tsípras d’en interpréter la réponse : « J’ai tout à fait conscience que le mandat que vous m’avez confié n’est pas celui d’une rupture avec l’Europe. »34 Il lui suffit ensuite d’appeler à l’union nationale avec les partis pro-mémorandum et de retoucher sa lettre de reddition avec un peu de « pragmatisme » français pour qu’elle soit jugée acceptable… sauf par les Allemands, qui font monter les enchères dans la dernière ligne droite, arguant avoir « perdu confiance » dans le « gouvernement anti-austérité » et obtenant qu’il franchisse toutes ses « lignes rouges ». Alors, à quoi bon ce référendum ? Selon François Hollande, Tsípras y a eu recours « pour être plus fort, non pas vis-à-vis de ses créanciers, mais vis-à-vis de sa propre majorité. »35 « Il avait besoin de se débarrasser de l’aile gauche de son parti et il s’en est donné les moyens politiques », décrypte le Commissaire européen Pierre Moscovici36. « Pour la Grèce, il n’aura servi à rien »37, dit Varoufákis, « démissionné » au soir du résultat pour cause de divergences tactiques : « Des membres très haut placés de notre équipe gouvernementale restreinte m’ont dit « ce référendum, c’est notre issue de secours ». Ils voulaient une victoire du « oui » pour changer de ligne politique et accepter l’offre des créanciers sans perdre la face auprès du peuple. […] La stratégie de Syriza qui prévoyait une négociation très dure jusqu’au dernier moment était la seule capable de nous sortir de là. Nous ne l’avons pas fait. Les gens qui nous ont crus et ont voté pour nous en janvier et tous ceux, plus nombreux, qui ont ensuite voté « non » au référendum ont été trahis. »38

« Nous sommes non pas ce que nous disons, mais ce que nous faisons. »39

« Lors de notre arrivée au pouvoir », poursuit Varoufákis, « nous nous étions dit deux choses, Alexis Tsípras et moi : premièrement, que notre gouvernement essaierait de créer la surprise en faisant réellement ce que nous avions promis de faire. Deuxièmement, que […] nous démissionnerions plutôt que de trahir nos promesses électorales. […] Je pensais que c’était notre ligne commune. »40 Mais l’encre est à peine sèche sur le « plan de sauvetage » que Tsípras impose sa mise en œuvre aux dépens de la démocratie et du respect du mandat électoral. Pour regagner « la confiance » de ses « partenaires » et leur prouver son « sérieux », il s’est engagé à une série de « prérequis » : appliquer immédiatement des réformes (retraites, TVA, code civil…) qui nécessitent des années de débats dans d’autres pays. S’ouvre alors une séquence hallucinante : usant de procédés qu’il connaît pour les avoir reprochés à ses prédécesseurs, Tsípras fait passer des paquets de lois de centaines de pages, sans laisser le temps aux députés de les lire, ni le droit de les amender ; lors de trois séances parlementaires (15 et 22 juillet, 14 août), un tiers des élus Syriza votent contre ces lois, adoptées avec les voix des partis pro-austérité ; un remaniement gouvernemental écarte les ministres fidèles à leurs principes et met au pas l’Anel en échange d’un portefeuille supplémentaire ; Tsípras appelle à « l’unité du parti » tout en accusant ceux qui résistent « de trahison et de collaboration avec l’ennemi »41 et de mettre en péril « le premier gouvernement de gauche depuis la Seconde Guerre mondiale »42 ; dans la foulée, il bafoue ses engagements de président de parti et œuvre pour ne pas convoquer les instances (Secrétariat politique, Comité central, Congrès)43 qui souhaitent débattre de ce changement de ligne pour le moins… radical.

« Les élections anticipées n’ont pas pour but de créer une nouvelle occasion de se battre contre le chantage brutal des créanciers ‑ pour cela, il eût fallu démissionner avant de signer l’accord, et ne pas provoquer l’implosion de Syriza. »

Tsípras n’hésite pas à citer Lénine pour expliquer que son « compromis douloureux » est un « élément de la tactique révolutionnaire » qui « permet de continuer le combat. »44 Ce qu’un membre d’Antarsya (Front anticapitaliste, révolutionnaire, communiste et écologique) résume ainsi : « Quand gouverner devient un but en soi, le mensonge devient chose sainte et la fraude devient vertu. »45 Car la démission du Premier ministre, le 20 août, et la convocation d’élections anticipées n’ont pas pour but de créer une nouvelle occasion de se battre contre le chantage brutal des créanciers pour cela, il eût fallu démissionner avant de signer l’accord, et ne pas provoquer l’implosion de Syriza. « Ils s’efforcent, par le biais des élections, de « réinterpréter«  le résultat du référendum », juge un observateur grec : « Ils diront que les Grecs ont de nouveau voté pour des partis pro-mémorandum et, donc, qu’ils soutiennent le mémorandum. »46 En jouant la montre, en plein été, Tsípras veut se faire réélire avant que les Grecs ne réalisent l’impact du nouveau mémorandum sur leur vie. Ce faisant, il court-circuite le Congrès de Syriza prévu pour septembre, forçant son aile gauche à scissionner et à s’organiser en à peine un mois (ses représentants étaient sinon promis à ne plus figurer sur les listes électorales). L’exode est massif : outre les 25 parlementaires partis créer l’Unité populaire, au moins un tiers des 35 000 adhérents de Syriza prennent rapidement la porte, tout comme son secrétaire général47, la majorité de son Comité central, son organisation de jeunesse, de nombreuses sections locales, etc. Zoe Konstantopoulou, la présidente du Parlement, qui défendait encore Tsípras à son retour de Bruxelles, déplore depuis sa décision de « gouverner sans la société, sans le peuple, en créant une alliance avec les forces les plus anti-populaires d’Europe. »48

La nouvelle rhétorique Tsipriote mise sur l’image de l’unique homme politique s’étant battu pour les Grecs, ayant accepté de « se salir les mains »49 pour sauver le pays et qui, inapte à « déchirer les mémoranda », est à présent le seul capable d’en « soulager » la dureté. Le collaborateur qui écrivait les discours de l’ex-Premier ministre cesse dès lors d’être sa plume, ne pouvant respecter « l’adoption d’un type d’argumentation et de phraséologie qui appartient aux gouvernements précédents et à la logique du plan de sauvetage. »50 Ainsi, Dragasákis, numéro deux de Syriza, déclare que « la diabolisation du terme « mémorandum«  a été une erreur à laquelle malheureusement Syriza a participé »51, tandis que Tsípras n’hésite pas à clamer qu’il serait prêt à livrer « terre et eau pour rester dans l’euro »52 – ce qui est déjà littéralement le cas avec l’actuelle braderie du patrimoine grec, incluant îles, plages, compagnies d’eau et d’électricité… Débarrassé d’une grande partie de ses arguments anti-austérité, le discours du nouveau Syriza ne dispose guère plus que de la lutte contre « le vieux système », corrompu et complice des premiers mémoranda pour profiler sa singularité : « Si nous n’avons pas la majorité absolue […], nous n’allons pas coopérer avec [les partis de] l’ancien système. Nous n’allons pas faire revenir par la fenêtre ceux que le peuple a fait sortir par la porte »53, annonce le candidat au début de la campagne. Il ne lui faudra qu’une semaine pour se dédire, en se déclarant ouvert à une coalition avec le Pasok54, voire avec La Rivière (To Potámi – une formation européiste souvent présentée comme la « créature de Bruxelles »). Tsípras, qui avait surestimé sa popularité, navigue au gré de sondages qui ont détruit ses espoirs de majorité absolue et contrarié jusqu’à l’éventualité de reconduire l’alliance avec l’Anel (ce parti « souverainiste », en signant le troisième mémorandum, a perdu toute sa raison d’être… et l’essentiel de ses intentions de votes). En ne visant plus « un gouvernement de gauche » mais « un gouvernement stable », en appelant même au « vote utile », il brise de nouveaux tabous au sein de Syriza et gomme un peu plus sa différence avec les partis systémiques.

« Cette recomposition expresse du paysage politique grec est l’aboutissement ultime de la stratégie des créanciers : fermer la « parenthèse de gauche », non pas en évinçant Syriza du pouvoir, mais en déclenchant sa métamorphose par assimilation au régime de gouvernance par la dette. »

Cette recomposition expresse du paysage politique grec, qui rend ouvertes à peu près toutes les options de coalition, est l’aboutissement ultime de la stratégie des créanciers : fermer la « parenthèse de gauche », non pas en évinçant Syriza du pouvoir, mais – mieux en déclenchant sa métamorphose par assimilation au régime de gouvernance par la dette. François Hollande n’est pas déçu. Celui que Tsípras désignait autrefois sous le patronyme d’« Hollandréou », pour moquer son appartenance au « vieux système », ne lui en tient pas rancune : « Cela valait le coup de [le] soutenir. Tsípras démontre que le langage de Podemos ou de Mélenchon sont des langages vains. »55 D’influents conseillers européens se réjouissent : « Des élections rapides en Grèce peuvent être un moyen d’élargir le soutien au programme [de réformes] »56, « Il y a de bonnes chances qu’elles amènent au pouvoir un gouvernement plus compétent et davantage pro-européen. »57 Tsípras, qui s’était déjà « homme d’étatisé »58 par les miracles d’une nuit d’été à Bruxelles, a même gagné ses galons de « bon politique »59 auprès d’éditorialistes à qui il n’inspirait qu’invectives lors du référendum. Lorsqu’on se remémore les effets de la campagne menée par ces mêmes dirigeants et médias en faveur du « oui » au référendum, on peut se demander si ces flatteries ne s’avèreront pas tôt ou tard être des baisers qui tuent… « Les mémoranda sont comme le dieu Moloch, ils demandent des sacrifices de plus en plus importants. Avant Syriza, [ils] avaient déjà détruit deux gouvernements », rappelle un membre démissionnaire du parti60.

Reste qu’une fois de plus, un véritable changement ne sortira pas des urnes. Le désarroi a gagné les Grecs, et la grande alliance des partis de gauche anti-austérité n’a pas eu lieu. Le KKE, qui a toujours été hostile envers Syriza et avait même appelé à l’abstention lors du référendum (qu’il qualifiait de « supercherie »), voit dans les derniers événements de quoi conforter sa politique du « seul contre tous ». Pour sa part, Antarsya n’a pas rejoint l’Unité populaire. Celle-ci, critiquée pour être un « Syriza-bis », initié par le haut, a disposé de trop peu de temps et de moyens pour s’organiser. Mais elle a au moins le mérite de tirer certaines leçons de la débandade de Syriza. « La drachme ne résoudra pas nos problèmes par miracle, mais elle est indispensable pour envisager autre chose que le mouroir de l’euro, il était temps de le dire ainsi. »61

« À part une confrontation frontale, quelles relations pourront encore entretenir les mouvements sociaux avec ce parti qui, passant à côté d’une occasion historique, a signé trois ans d’enfer supplémentaire pour les Grecs ? »

« Tsípandréou », lui, dans un grand écart électoral de plus en plus intenable, n’a pas oublié de glisser quelques paroles à l’oreille des déçus de son parti. « Nous savons que gagner les élections ne signifie pas, du jour au lendemain, disposer de leviers du pouvoir. Mener le combat au niveau gouvernemental ne suffit pas. Il faut le mener, aussi, sur le terrain des luttes sociales. »62 Une analyse qui laisse circonspect sur sa possible application à la situation grecque : à part une confrontation frontale, quelles relations pourront encore entretenir les mouvements sociaux avec ce parti qui, passant à côté d’une occasion historique, a signé trois ans d’enfer supplémentaire pour les Grecs ? Avec ce leader qui a instrumentalisé le référendum, joué avec la confiance et les sentiments du peuple, pris le risque de laisser aux néo-nazis d’Aube Dorée le rôle de dernier rempart contre les diktats européens ? Et qui, sur tous les fronts, donne des signes de sa transfiguration : retour de la répression policière, condamnation de manifestants anti-austérité, accord militaire avec Israël, lâchage des opposants à l’exploitation de la mine d’or de la péninsule de Halkidiki, etc.

Pour les mouvements sociaux, l’accession au pouvoir d’une « gauche radicale » avait déjà constitué une situation inédite ; la voici poussée à son paroxysme : le « parti anti-austérité » est devenu l’allié préféré des créanciers, pour qui « l’application de politiques néo-libérales à une population résistante » ne peut mieux venir « que de la gauche »63, le troisième mémorandum comprenant d’ailleurs des mesures qu’aucun gouvernement de droite n’avait jusqu’à présent osé signer. Mais « ce n’est qu’en ayant le courage de regarder la réalité en face que l’on peut lutter contre elle »64 et il faut bien l’admettre aujourd’hui : Syriza est à ranger au rayon des adversaires les plus pervers. Son retournement, particulièrement insidieux, a mis le moral en berne de ceux qui ont porté le mouvement anti-austérité et qui avaient vu en ce parti une réponse à leurs aspirations de dignité et de justice sociale. C’est sans doute là l’enjeu principal des luttes sociales aujourd’hui : transformer le désespoir en colère, la résignation en engagement et les plans B en plans A.


Gwenaël Breës

Article paru dans Ballast et en version courte dans Kairos, n° 21, septembre-octobre 2015.


Notes

1. « Grèce : La nuit des dupes, une nuit qui dure depuis cinq ans et demi », OkeaNews, 17/8/2015.
2, 27. « Syriza était le parti de la défaite du mouvement », interview du Mouvement antiautoritaire (AK), Organisation communiste libertaire, 10/8/2015.
3. « Vangelis Goulas : Le Non n’est pas vaincu… on continue », Grèce-France Résistance, 21/8/2015.
4. Interview de Jean-Claude Juncker dans Le Figaro, 28/1/2015.
5, 6, 12. « Un insider raconte : comment l’Europe a étranglé la Grèce », Mediapart, 7/7/2015.
7. Yánis Varoufákis à la télévision publique grecque ERT, début juillet.
8, 14, 20, 30. « Syriza et les chausse-trapes du pouvoir », Le Monde Diplomatique, septembre 2015.
9. « Pourquoi les États-Unis s’inquiètent-ils tant d’une sortie de la Grèce de la zone euro ? », La Croix, 19/6/2015.
10. « Ex deputy PM admits Tsipras gov’t was unable to borrow “from third countries” », Keep Talking Greece, 9/9/2015.
11, 60. « Stathis Kouvelakis : Aucune illusion sur le carcan de l’euro », L’Humanité, 27/8/2015.
13, 22, 32. Un ministre grec sous couvert d’anonymat, dans L’Humanité, 15/7/2015.
15, 46, 64. « Élections contre démocratie », Dimitris Konstantakopoulos, OkeaNews, 1/9/2015.
16. Alexis Tsípras au Parlement grec, 14/8/2015.
17, 39, 41. Discours de Zoe Konstantopoulou au parlement grec, 14/8/2015.
18. « Pourquoi la capitulation de Tsípras », témoignage d’Éric Toussaint du Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM), 13/8/2015 à Lasalle.
19, 42. Débat au Comité central de Syriza, 30/7/2015.
21. Selon l’expression de Panagiotis Grigoriou sur son blog Greek Crisis.
23, 24, 37, 40. « Yánis Varoufákis : Nous avons trahi la grande majorité du peuple grec ! », L’Obs, 20/8/2015.
25, 53. Alexis Tsípras à la chaîne de télévision Alpha, 26/8/2015.
26. « La transition vers la monnaie nationale », Unité populaire, 9/9/2015.
28. « Les conséquences internationales catastrophiques de la capitulation annoncée de Syriza et les responsabilités criminelles de M. Tsípras », Yorgos Mitralias du Comité grec contre la dette, 27/8/2015.
29. Portrait de Yannis Stournaras , Les Échos, 20/7/2015.
31. « Rencontre avec Yánis Varoufákis : Il est temps d’ouvrir les boîtes noires », Mediapart, 30/8/2015.
33, 38. Interview de Yánis Varoufákis, « La Grèce se trouve dans une impasse », L’Écho, 5/9/2015.
34. Alexis Tsípras, discours du 5/7/2015.
35, 55. Le Canard Enchaîné, 26/8/2015.
36. « Tsípras : vu de Bruxelles, un stratège à la légère », Libération, 21/8/2015.
43. « Déclaration de sortie de membres de la section locale de Syriza à Paris », 23/8/2015.
44, 62. Interview d’Alexis Tsípras à la radio Sto Kokkino, 29/7/2015.
45. « Les 13 mensonges de Tsípras et la réalité du troisième mémorandum », Panagiotis Mavroeidis, Tlaxcala, 22/8/2015.
47. « Le secrétaire général de Syriza claque la porte », Le Courrier, 25/8/2015.
48. Déclaration de Zoe Konstantopoulou, 31/8/2015.
49. « Alexis Tsípras speech at the nationwide SYRIZA conference », Syriza, 1/9/2015.
50. Theodore Kollias cité dans « Even Tsípras’ speechwriter leaves him », Iefimeridia, 30/8/2015.
51. Ioánnis Dragasákis sur les ondes de la radio RealFM, cité par Greek Crisis, 8/9/2015.
52. « Athènes est devenu un théâtre de l’absurde », Maria Negreponti-Delivanis, Le Monde, 28/8/2015.
54. Alexis Tsípras à la chaîne de télévision Kontra TV, cité par Enikos, 3/9/2015.
56. Martin Selmayr, directeur de cabinet du président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, sur Twitter, 20/8/2015.
57. Marcel Fratzscher, conseiller du ministre allemand de l’Économie Sigmar Gabriel, cité par l’AFP, 21/8/2015.
58. Selon la formule de Jean-Claude Juncker, dans Le Soir, 22/7/2015.
59. « Alexis Tsípras, bon politique grec, mauvais négociateur européen », Coulisses de Bruxelles, 24/8/2015.
61. « Saison finissante », Greek Crisis, 8/9/2015.
63. Selon la correspondante à Athènes du Guardian, Helena Smith, dans « Greek elections: Alexis Tsipras makes a calculated gamble », 20/8/2015.




De l’art d’enterrer un parking

Les luttes urbaines sont riches d’enseignements. Retour sur celle qui a mobilisé le quartier des Marolles, à Bruxelles, et sa victoire contre la construction d’un parking sous la place du Jeu de Balle. Avec en toile de fond, le très paradoxal « plus grand piétonnier d’Europe » flanqué de sa « route des parkings »

Censé permettre « aux citoyens de se réapproprier l’espace public »1, le piétonnier du centre de Bruxelles que des mouvements comme Pic Nic the Streets avaient revendiqué, est devenu, par le miracle de l’inconséquence politique et des accords particratiques2 (la Ville de Bruxelles est gérée par une coalition socialiste-libérale), un objet paradoxal qui a progressivement transformé ses premiers supporters en ses plus farouches opposants. Car la nouvelle « zone confort » mise en œuvre sur les boulevards haussmanniens du centre-ville depuis le 28 juin 2015 crée à ses abords une vaste zone d’inconfort : plutôt qu’instaurer comme annoncé un « véritable maillage de mobilité multimodal » basé sur un « système de boucles » ayant pour objectif « de décourager la circulation de transit »3, le nouveau plan de mobilité du Pentagone (le centre historique de Bruxelles) renvoie le trafic automobile dans des voiries étroites tracées au Moyen-Âge : ce que les habitants, qui subissaient déjà la saturation et la pollution de ces artères aux heures de pointe, appellent le « mini-ring » ou « ring Mayeur » (du nom du bourgmestre socialiste de Bruxelles). Quant à Els Ampe, l’échevine libérale de la Mobilité, elle n’hésite plus à parler de « route des parkings »4 car ce « ring » est censé relier quatre nouveaux parkings à construire sous des places historiques du Pentagone (1600 places au total) et un parking existant dont la capacité serait doublée (de 500 à 1000 places).

Dès l’annonce du projet, fin 2014, des associations urbaines et des comités d’habitants ont dénoncé cette contradiction consistant à augmenter l’offre de parkings dans le Pentagone (déjà parmi les plus hauts ratios d’Europe) pour piétonniser les boulevards centraux. De la part du bourgmestre, il s’agissait d’une manière toute personnelle d’envisager la lutte contre « la bronchiolite, première maladie infantile de notre Ville, dûe au taux de pollution extrêmement élevé dans notre Ville »5, tant le lien entre la possibilité de se garer et le choix de la voiture comme mode de déplacement est devenu évident de nos jours. Ce que n’ont pas manqué de clamer les défenseurs d’une mobilité douce, soulignant que ces 2100 emplacements supplémentaires allaient s’ajouter aux 19.000 déjà existants dans les 34 parkings « publics » du centre-ville dont le taux d’occupation est d’à peine 60%. Une meilleure utilisation de ceux-ci serait plus judicieuse, d’autant qu’il existe également des dizaines de milliers de places de parking réservées à des sociétés privées et qui pourraient être rendues accessibles lorsqu’elles sont inoccupées en dehors des heures de travail.

D’un point de vue symbolique, les critiques soulignent depuis un an les réminiscences de cette politique avec la « bruxellisation » et le tout-à-l’automobile qui ont défiguré la ville et fait fuir ses habitants entre la moitié des années 1950 et les années 1970. D’un point de vue réglementaire, la contestation porte sur l’impossibilité de contribuer de la sorte à l’objectif du Plan régional de Mobilité de réduire l’utilisation de la voiture individuelle de 20% à l’horizon 2018, ainsi que sur l’absence d’études préalables, de concertation publique et de transparence sur le nouveau plan de mobilité (un point de vue repris par la très officielle Commission régionale de Mobilité6). Mais ce message s’avère difficile à faire passer, le projet de piétonnier étant auréolé d’une sympathique image écologique, et la majorité politique de Bruxelles bien décidée à l’imposer au pas de charge. C’est localement que la fronde a commencé à prendre, autour des places concernées par les projets de nouveaux parkings : Yser, Nouveau Marché aux Grains, Rouppe et Jeu de Balle… Et plus particulièrement autour de cette dernière.

Parking = lifting

La place du Jeu de Balle est un lieu symboliquement chargé. Depuis 1873, elle accueille quotidiennement le Vieux Marché, véritable institution de la vie bruxelloise qui n’est pas seulement un marché d’antiquités et de brocante mais un véritable écosystème basé sur le recyclage, où se pratiquent encore la débrouille et l’économie parallèle. C’est le cœur économique et social du quartier populaire des Marolles (qui compte 40% de logements sociaux). En novembre 2014, la nouvelle d’un projet de parking souterrain s’y est répandue comme de la poudre et a immédiatement été très mal perçue par la plupart des habitants (contrairement aux dires du bourgmestre, assurant qu’ils étaient « demandeurs »), amoureux du quartier et clients de son marché venus de tout Bruxelles et bien au-delà pour défendre « leur place ». Pour les marchands et commerçants, la préoccupation première était la problématique du chantier, qui devait durer au bas mot entre 24 et 30 mois, sans qu’on sache ce qu’il allait advenir du marché pendant ce temps. L’échevine des Affaires économiques Marion Lemesre évoquait une délocalisation temporaire sur un espace qui cumulait les inconvénients d’être situé à 500 mètres de là, près du quartier huppé du Sablon et d’avoir une superficie bien moindre (nécessitant donc d’opérer une sélection entre les marchands pendant la durée du chantier). Sa collègue de la Mobilité assurait au contraire que le marché pourrait continuer pendant les travaux grâce à la technique de construction par « petits trous »7, qui en laissa plus d’un sceptique – notamment les commerçants voyant la faillite arriver.

Certains tenaient avant tout aux pavés de la place, que de précédentes batailles avaient permis de conserver. D’autres s’offusquaient de pareille confiscation de l’espace public, s’agissant en l’espèce de le concéder à des investisseurs privés (pour une durée de 35 ans) à qui il incomberait en outre d’élaborer et réaliser son réaménagement. Et tous comprenaient immédiatement à quel type de projet urbain cela correspondait, s’alarmant du risque de basculement d’un des rares espaces centraux encore relativement préservé de la gentrification. Ils se montraient attachés à cette place telle qu’elle est, craignant de la voir dénaturée et défigurée. « Cette place est en mauvais état. Ce sera aussi l’occasion de la restaurer »8, disait l’échevine de la Mobilité, annonçant un « lifting » qui permettrait d’en supprimer les bosses. Et comme du lifting physique au lifting social il n’y a qu’un pas, l’opération « permettra aussi d’attirer des riverains avec une meilleure capacité contributive »9, avait renchérit sa collègue des Affaires économiques, confirmant les inquiétudes.

Une mobilisation spontanée

Contrastant avec cet émoi populaire, l’inertie des nombreuses associations locales fut remarquable : aucune d’entre elles ne prit l’initiative d’organiser une quelconque action ou réunion. Quant à la Platform Pentagone, constituée quelques semaines plus tôt à l’initiative d’associations de défense de l’environnement urbain10, sa charte était trop portée sur la mobilité douce pour qu’elle puisse fédérer des gens issus d’horizons aussi différents.

Quelques jours après l’annonce officielle de la Ville, de premières affichettes anti-parking avaient fait leur apparition. Plusieurs projets de pétitions circulaient. Deux groupes de discussion avaient vu le jour sur les réseaux sociaux et c’est par leur biais qu’une réunion s’organisa d’urgence : le 25 novembre, 150 personnes d’horizons très différents avaient répondu à l’appel. Comprenant l’intérêt de s’unir au-delà de leurs différences, elles réussirent à se trouver un dénominateur commun : « la défense du caractère populaire et de la diversité sociale du quartier, de son marché aux puces et de l’économie qui y est liée, contre tout projet qui leur porterait atteinte »11. Une pétition fut écrite le soir-même, imprimée et mise en ligne le lendemain. Son succès fut instantané : en cinq jours, elle avait recueilli 13.000 signatures. La médiatisation était grande et des milliers de personnes manifestaient leur indignation via les réseaux sociaux.

La Plateforme Marolles était née. Bien qu’assumant ne pas avoir le monopole de cette bataille, elle allait y jouer un rôle de locomotive. Le 30 novembre, elle organisa une première action en forme de clin d’œil à la Bataille des Marolles où, le en 1969, les habitants enterraient symboliquement le Promoteur Immobilier et sa fidèle épouse la Bureaucratie face à la menace d’expropriations massives prévues pour agrandir le Palais de Justice : « Aujourd’hui encore, les Marolliens se mobilisent et sont bien décidés à faire reculer cette nouvelle attaque contre leur quartier. »12 En parallèle, le festival « Touche pas à mon Jeu de Balle ! » anima la place pendant 24 heures, jusqu’à l’heure de la réunion du Conseil communal censée entériner le plan de mobilité et le cahier des charges des nouveaux parkings. En dépit de cette mobilisation rapide, forte et déterminée, les élus adoptèrent l’ensemble du plan le 1er décembre, majorité contre opposition. Mais la séance fut interrompue dans un chahut total, le bourgmestre et ses échevins devant fuir la salle sous les quolibets de 300 personnes hostiles (scène très inhabituelle en ces lieux).

S’organiser pour durer

Malgré la crainte d’une partie des habitants que cette décision soit immuable, la mobilisation s’intensifia dès le lendemain. Site web, campagne d’affichage, banderoles, communiqués de presse, présence quotidienne avec la pétition sur le Vieux Marché, soupes populaires, cagnottes de soutien… Dans un premier temps, politiques et journalistes suspectaient ce mouvement largement spontané d’être tour à tour manipulé par le Parti du Travail de Belgique ou par Ecolo, constitué uniquement de bobos français, etc. Il fallu attendre le 8 décembre pour que ce genre de propos cesse : ce soir-là, sous l’œil des journalistes, l’échevine de la Mobilité était venue expliquer les bienfaits de son parking dans un bar des Marolles où elle se trouva confrontée à 300 habitants extrêmement remontés contre son projet.

La Plateforme Marolles se focalisa sur l’abandon du parking Jeu de Balle, ce qui lui permit de fédérer largement dans le quartier, sans que cela ne l’empêche de critiquer le plan de mobilité dans son ensemble, ni de marquer sa solidarité envers les trois autres quartiers menacés par des parkings, avec qui des liens furent créés. Un travail juridique fut ainsi mené avec d’autres associations et comités, il déboucha sur l’introduction d’un recours en annulation au Conseil d’État contre l’ensemble du plan de mobilité (toujours en cours à l’heure d’écrire ces lignes). Le noyau dur de la mobilisation était constitué d’une cinquantaine de personnes, qui ne se seraient probablement pas rencontrées sans ce projet de parking et ont pourtant réussi à s’unir joyeusement autour d’un slogan : « No parking, no lifting, no bling bling ». La Plateforme s’organisa autour des réunions hebdomadaires de son groupe de coordination (constitué d’individus ayant une relation d’appartenance au quartier, ainsi que de trois associations : un groupement de commerçants, une union de locataires et une organisation d’amis du Vieux Marché) ; d’assemblées ouvertes organisées dans différents cafés autour de la place ; de réunions uniquement avec des échoppiers (pour répondre à leurs horaires de travail spécifiques et à l’absence d’organisation les représentant) ; de groupes de travail autour de thèmes précis (ouverts à toute personne le souhaitant)…

Ainsi, le groupe diffusion s’occupa de faire circuler la pétition dans tout le quartier, mais aussi de concevoir, imprimer et diffuser les affiches qui fleurirent dans les vitrines des commerces et aux fenêtres des habitants malgré les menaces d’amendes proférées par la Ville. Le Comité des fêtes s’occupa, pour sa part, des activités et actions, dont le « Cortège pacifique et triomphal du Roi des brols, délégué des Marolles », qui alla remettre en fanfare la pétition à l’Hôtel de Ville le 18 décembre – en 22 jours, elle avait recueilli 23.336 signatures.

De son côté, le groupe patrimoine de la plateforme élabora avec l’association Pétitions-Patrimoine une seconde pétition, légale cette fois, qui fut remise le 20 janvier 2015, activant un droit démocratique permettant de demander au Gouvernement régional l’ouverture d’une procédure de classement. En l’occurrence, le classement comme site de l’ensemble de l’espace public de la place du Jeu de Balle, ainsi que de plusieurs bâtiments qui s’y trouvent et de l’ancien abri anti-aérien situé dans son sous-sol. Au Ministre-Président de la Région, leur reprochant par voie de presse de procéder à une « instrumentalisation du patrimoine pour contrer un projet »13, la Plateforme Marolles et Pétitions-Patrimoine répondirent dans une carte blanche14 que « l’une de leurs principales motivations est justement la préservation de cette place historique et [qu’ils] ne voient aucune raison de ne pas poser le débat sur ce terrain. […] Ni cette place ni son marché quotidien ne sortiront indemnes d’un long chantier de bétonisation du sous-sol et d’un réaménagement de la surface (la Ville de Bruxelles veut d’ailleurs confier la conception de l’espace public à une société de parking !). Un parking souterrain nécessiterait la création de diverses trémies, ascenseurs et cheminées d’aération qui défigureraient l’attrait historique et esthétique de la place. »

Entre soulagement et amertume, une victoire à célébrer

Cette procédure de classement, après avoir été bloquée une première fois pour « raisons administratives », est toujours en cours à l’heure actuelle. Le 2 février, quinze jours après son déclenchement, elle fait dire à l’échevine de la Mobilité qu’elle a compris la critique et qu’elle ne touchera pas au « caractère » de cette place légendaire15… tout en maintenant sa volonté d’y construire un parking. Trois semaines plus tard, le 26 février, la Ville annonce l’abandon total du projet de parking ! Dans le quartier, l’heure est bien entendu au soulagement. Mais au-delà de la victoire, apparaissent très vite les effets pervers des « solutions alternatives » de la Ville16, impliquant d’une part le déplacement du site de stationnement des échoppiers du Vieux Marché, et de l’autre, le déplacement du projet de parking à 500 mètres de là… Pour les habitants des 151 appartements de l’immeuble de logement social des Brigittines, déjà en bien mauvais état, cela suppose le creusement d’un parking d’environ 400 places sous leurs pieds, les privant au passage du seul espace de jeu pour leurs enfants. Aux yeux de la Plateforme Marolles, cette « solution » improvisée en deux jours, sans aucune étude, témoigne de l’incroyable capacité des autorités à prendre des décisions à la hussarde (malgré l’impact très concret qu’elles impliquent pour la vie des habitants, lesquels apprennent la nouvelle par la presse), mais aussi leur entêtement à encourager l’usage de la voiture – d’autant plus incompréhensible que ce nouveau parking serait localisé à 300 mètres à peine de la place Rouppe où la Ville projette aussi de creuser un parking de 400 places, et à 600 mètres du parking Sablon-Poelaert dont elle a décidé de doubler la capacité (1000 places)17.

La manière dont le parking Jeu de Balle a été abandonné est symptomatique du traitement que la Ville de Bruxelles a réservé à la Plateforme Marolles pendant ces quatre mois de bataille. Quand la Ville prétend que le parking Brigittines ne fait pas partie de son plan de mobilité mais vise à résoudre des problèmes spécifiques aux Marolles, la Plateforme lui rappelle les décisions officielles qui contredisent cette assertion (en ce compris le cahier des charges du parking expliquant qu’il s’adressera à la clientèle des automobilistes empruntant le « mini-ring ») servant à protéger le piétonnier et le plan de mobilité de la levée de boucliers provoquée par le projet de parking au Jeu de Balle. Quand la Ville présente le stationnement des camions des échoppiers comme l’un des problèmes majeurs de mobilité à résoudre, la Plateforme rappelle qu’aucun de ses parkings n’est conçu pour le régler : le coût de l’emplacement est trop cher et la hauteur des trémies d’accès (2 mètres) ne permet pas à ces véhicules (3 mètres) d’y pénétrer. Quand la Ville parle de « solutions alternatives », la Plateforme répète sa demande d’objectiver les « problèmes » et sa proposition de lancer « une véritable concertation avec tous les acteurs du quartier, afin de se mettre d’accord sur la nature de ces problèmes et d’explorer les différentes possibilités de les résoudre. »18 Enfin, quand le bourgmestre présente sa décision comme « une solution entre Marolliens »19 étant le fruit d’une « concertation »20, les membres de la Plateforme s’étranglent. Bien sûr, le bourgmestre n’a pas organisé la vaste concertation que souhaitait la Plateforme, mais il s’est contenté de se « concerter » avec la présidente d’une association des Marolles, proche de son parti, avec qui il entretient par ailleurs des liens de camaraderie syndicale et à qui il a fourni, lorsqu’il était président du CPAS, un appartement public et un rez-de-chaussée commercial en dehors des règles d’attribution21. En somme, tout sauf une opposante. Le concours apporté par cette association, dont l’objet social est de « développer la participation des habitants aux décisions relatives au développement urbain »22, permet au bourgmestre de parler de « concertation » et, par son truchement, de dénier toute légitimité à la Plateforme Marolles, qui se voit reprocher dans un communiqué de presse ses « slogans simplificateurs » et ses « messages musclés »23 opposant un « non » catégorique au parking – une critique surprenante, émanant d’une association née suite à la Bataille des Marolles de 1969… qui avait emporté la victoire autour d’un mot d’ordre simple : « non » !

Face à ces manœuvres, la Plateforme Marolles se contenta de rendre hommage à la mobilisation exemplaire qui a permis d’obtenir l’abandon du parking Jeu de Balle. Même si, en réalité, des doutes existaient dès le départ sur les intentions de la Ville dans ce dossier. Il n’avait pas échappé aux observateurs que la majorité bruxelloise laissa apparaître des contradictions et qu’il existait des nuances entre l’approche de l’échevine libérale de la Mobilité et celle du bourgmestre socialiste, qui risquait gros électoralement parlant en s’attaquant à ce quartier. Le parking Jeu de Balle était-il voulu par les libéraux et non par les socialistes ? Était-il pensé comme un épouvantail permettant de faire diversion pour mieux protéger le projet de piétonnier cher au bourgmestre ? On ne connaîtra probablement jamais le fin mot de l’histoire, mais les opposants eurent parfois l’impression de jouer dans une pièce dont ils ne maîtrisaient pas tous les tenants et aboutissants. Qu’à cela ne tienne, sans résistance le projet se serait peut-être concrétisé. Pour la Plateforme, il était donc important de saluer ce succès qui dément la croyance trop répandue selon laquelle on ne change pas une décision politique. Les mobilisations populaires débouchant sur une victoire dans des questions d’urbanisme sont trop rares pour ne pas s’en réjouir. La Plateforme célébra donc l’enterrement du projet de parking par une semaine de festivités, en fait prévue et préparée depuis plusieurs semaines par le Comité des fêtes, initialement dans l’idée de soutenir la demande de classement de la place et de continuer la mobilisation. L’occasion en était l’anniversaire des 142 ans de présence du Vieux Marché sur la place du Jeu de Balle : du 15 au 21 mars, bal, concerts, cinéma, lectures, débats, ateliers, stands, écoutes sonores, balades et expositions se succédèrent dans tout le quartier, pour se clôturer avec un Carnaval sauvage.

Rebondir

Un mois après la fête, la Plateforme Marolles se posa la question de poursuivre ou non son existence. Elle décida de ne pas se constituer en personne morale ni de s’occuper de toutes les affaires du quartier, mais bien de rester active pour soutenir les procédures entamées, assurer le suivi sur les questions de mobilité et maintenir la vigilance contre les velléités de transformation du quartier. Les représailles subies par un habitant du quartier, menacé de devoir quitter son logement communal suite à son implication dans la Plateforme24, contribuèrent à rendre ses membres conscients de l’importance de garder des liens de solidarité. Bien sûr, une partie des habitants considérèrent que le danger s’était écarté de leur quartier, mais d’autres estimèrent que c’était l’occasion d’amorcer un déplacement de la mobilisation vers les enjeux plus larges de la piétonnisation des boulevards centraux, du plan de mobilité et des autres lieux menacés par des projets de parkings souterrains. Certains allèrent donc prêter main forte aux habitants des Brigittines (qui avaient commencé à s’organiser contre le parking projeté sous leur immeuble), ou s’investir dans la Platform Pentagone en contribuant à organiser celle-ci de manière plus fédératrice et davantage ancrée sur le terrain. Un partage d’expériences qui ne pouvait être qu’intéressant, la Platform Pentagone ayant été initiée par des structures professionnalisées tandis que la Plateforme Marolles ne repose que sur des bénévoles.

La Platform Pentagone s’est ainsi ouverte à de nouveaux membres (habitants, comités de quartiers, associations, commerçants), autour d’une nouvelle charte plus inclusive et pointant cette fois le paradoxe de ce piétonnier à l’origine d’un plan de mobilité fondamentalement pro-voiture25. Pour une partie des membres de la Platform Pentagone, favorables au principe de piétonnisation du centre-ville – qu’ils avaient d’ailleurs revendiqué bien avant que les autorités ne s’en emparent à des fins de city marketing –, la critique du piétonnier était jusqu’alors difficile à exprimer. Mais il a fallu se rendre à l’évidence : les desseins politiques de ce projet sont à présent davantage tournés vers le tourisme que la qualité de vie des habitants, plus néolibéraux qu’écologiques, commerciaux que conviviaux, événementiels que culturels26Certains n’hésitent plus à dénoncer une « disneylandification » visant ouvertement à transformer la place De Brouckère en « Times Square »27 et la Bourse en « New Beer Temple » ; à attirer de nouveaux habitants issus de la « classe créative » ; à « upgrader l’offre commerciale » en remplaçant « le bas de gamme » par une « offre haut de gamme en lien avec la clientèle des touristes/congressistes » et par « des commerces d’achats d’impulsions » ; à augmenter « l’attractivité » du « nouveau cœur de ville »28 en incitant à l’ouverture des commerces le dimanche ou en mettant sur pieds un programme d’accueil des touristes chinois ; à dégrader la desserte de bus tout en laissant passer les taxis ; etc. Pour s’y opposer, la Platform Pentagone a fait le pari d’une critique « positive » : « oui » à un espace public partagé, à une offre commerciale variée, à l’amélioration de la qualité de l’air et de la santé des habitants, à une mobilité renforçant les transports en commun et les modes actifs de déplacement, à des logements accessibles dans tout le périmètre du projet, à une véritable concertation…

De la complexité de critiquer un piétonnier

Mais la tâche de créer un rapport de force permettant de changer le cours des choses est bien plus ardue pour la Platform Pentagone que pour la Plateforme Marolles. Question d’échelles et de spécificités territoriales : les liens de proximité et de solidarité existant dans les Marolles sont incomparables à ceux d’autres quartiers et non reproductibles à une zone aussi large que le Pentagone. Question de complexité des enjeux : les effets d’un parking souterrain sont plus facilement perceptibles que ceux d’un plan de mobilité articulé autour d’un piétonnier. Question de posture idéologique, aussi : si la critique d’un parking semble directement « progressiste », l’opposition à un piétonnier paraît « réactionnaire » au premier abord. Le projet d’un piétonnier couplé à un « mini-ring » et à des parkings est en ce sens d’une perversité redoutable. La confusion ainsi créée est d’autant plus forte que le projet a été mis en pratique pour une période test de huit mois, laissant penser que la Ville pourrait revenir sur certains principes fondateurs au terme de cette phase, alors que son intention est de procéder tout au plus à des aménagements mineurs. De plus, cette période test a été entamée à la veille des grandes vacances. Les premières impressions des Bruxellois, positives comme négatives, se basent donc sur une vision tronquée du projet : le « ring Mayeur » est forcément moins embouteillé pendant les congés d’été, la simplicité actuelle de l’aménagement du piétonnier ne préfigure en rien ce à quoi il ressemblera lorsque les pouvoirs publics y auront injecté 20 millions d’euros29, etc. Depuis le début de la période test, la contestation s’est certes élargie mais autour d’un spectre si large qu’elle peut ressembler à une alliance contre-nature de mécontents disant tout et son contraire. Dans le débat public, les voix critiques qui se sont ajoutées à celle de la Platform Pentagone sont par exemple celles de personnes opposées au principe même d’un piétonnier, ou qui réprouvent la population bigarrée le fréquentant et revendiquent avant tout plus de contrôle social. Les médias et les réseaux sociaux contribuent hélas à amplifier ce brouillard, lequel résulte notamment de la précipitation de la Ville (dictée par l’agenda électoral) et de sa volonté d’éviter un véritable processus de concertation et de participation30.

Mais tout n’est pas encore joué. Après le retour des vacances, le « mini-ring » va être réellement éprouvé. Les concessions des parkings doivent encore été attribuées. Et les travaux d’aménagement définitifs du piétonnier n’ont pas démarré. Dans l’immédiat, pour parvenir à modifier les projets de la Ville, le principal défi de la Platform Pentagone est de créer davantage d’alliances tout rendant audibles ses revendications dans le brouhaha de mécontentements et de louanges qui pleut sur le piétonnier. Pour la Plateforme Marolles, initialement constituée pour obtenir l’abandon d’un projet désormais caduc, l’enjeu à long terme est plutôt de préserver et d’entretenir l’important réseau de solidarité local qui s’est constitué pendant ces quatre mois de bataille… tout en évitant, soit la disparition pure et simple, soit une institutionnalisation qui risquerait de l’amener – comme d’autres avant elle – à ne pas se réveiller lorsqu’un prochain danger viendrait menacer le quartier.

• Gwenaël Breës

Article paru dans le n°1 de la revue bisannuelle « Dérivations ».

Notes

1 « Un nouveau cœur pour Bruxelles », Ville de Bruxelles, dossier de presse du 31/01/2014.
2 « Le ‘nouveau cœur’ de Bruxelles va-t-il lui faire perdre son âme ? », Gwenaël Breës, 24/11/2015, www.bruxelles-capitale.org.
3 « Un nouveau cœur pour Bruxelles », Ville de Bruxelles, dossier de presse du 31/01/2014.
4 Expression provenant du cahier des charges du parking Brigittines.
5 Yvan Mayeur au Conseil communal de Bruxelles, 09/03/2015.
6 « Avis sur le plan de mobilité du Pentagone », 23/02/2015.
7 Selon les propos d’Els Ampe faisant référence à la « Méthode Stross », répétés dans différentes interventions, notamment à Télé Bruxelles le 21/11/2014 ou lors du Conseil communal du 09/02/2015.
8 « Le centre en chantier jusqu’en 2018 », Le Soir, 08/11/2014.
9 Marion Lemesre au Conseil communal, 17/11/2014.
10 Atelier de Recherche et d’action Urbaines, Brusselse Raad voor het Leefmilieu et Inter-Environnement Bruxelles.
11 Présentation de la Plateforme Marolles, www.plateforme-marolles.be.
12 Communiqué de presse de la Plateforme Marolles, 30/11/2014.
13 Rudi Vervoort dans « Le parking Jeu de Balle a du plomb dans l’aile », « La Dernière Heure », 22/01/2015.
14 « Personne ne penserait un jour à démonter l’Atomium, vraiment ? », carte blanche parue le 04/02/2015 sur le site du « Soir ».
15 « Ampe: ‘Niet raken aan Vossenplein’ », BrusselNieuws, 02/02/2015.
16 Communiqué de presse d’Yvan Mayeur, 26/02/2015.
17 « Abandon du parking sous la place du Jeu de Balle : une bonne décision, mais de mauvaises solutions alternatives », communiqué de presse de la Plateforme Marolles, 09/03/2015.
18 Lettre de la Plateforme Marolles remise à la Ville de Bruxelles, le 18/12/2014, en même temps que la pétition.
19 Yvan Mayeur sur Twitter le 27/02/2015 et sur Télé Bruxelles le 15/03/2015.
20 Yvan Mayeur sur Twitter, 26/02 et 15/03/2015.
21 « Quand la Ville dort (ou l’attribution des logements communaux expliquée aux Marolliens) », Gwenaël Breës, 17/05/2015, www.bruxelles-capitale.org.
22 Extrait de l’objet social de l’ASBL Comité général d’action des Marolles (CGAM).
23 Communiqué de presse du Comité général d’action des Marolles (CGAM), lors de la conférence de presse conjointe avec Yvan Mayeur, 26/2/2015.
24  « Comptes et règlements de comptes ‘à la marollienne’ ? », Gwenaël Breës, 27/04/2015, www.bruxelles-capitale.org.
25  Charte de la Platform Pentagone, www.platformpentagone.be.
26  « Petit bréviaire de novlangue piétonnisante », Gwenaël Breës dans le n°19 de « Kairos », avril-mai 2015, article consultable sur www.bruxelles-capitale.org.
27 « Yvan Mayeur: ‘Un Times Square au centre de Bruxelles’ », La Libre Belgique, 13/12/2013.
28 Citations extraites du dossier de presse de « Présentation des résultats du Schéma de développement commercial et du web observatoire du commerce », 27/03/2015, sur le site de l’échevine des Affaires économiques, www.marionlemesre.be.
29 Via une aide de Beliris (État fédéral).
30 « On ne vous répondra pas, ce n’est pas le sujet de la soirée », Gwenaël Breës dans le n°17 de « Kairos », janvier-février 2015, article consultable sur www.bruxelles-capitale.org.




Sous les apparences, ce que disent les résultats des élections grecques

Les commentaires vont bon train, suite aux élections grecques du 20 septembre, pour saluer une démocratie exemplaire, un « message clair » des électeurs, une « confiance » retrouvée, un « mandat fort » donné au nouveau gouvernement pour appliquer les mesures d’austérité voulues par les institutions européennes, etc. Ces interprétations des résultats méritent quelques sérieuses nuances. Regardons de plus près…

L’abstention à un niveau record

Le score le plus frappant est celui de l’abstention, comme on le voit bien sur le tableau ci-dessous, qui reprend le résultat des élections législatives grecques depuis le début de la crise en 2009 (et ceux du référendum de juillet dernier). Il n’a jamais été aussi élevé dans ce pays où le vote est obligatoire. À plus de 43%, il grimpe de 6% depuis les élections de janvier dernier et atteint son plus haut niveau depuis la chute de la dictature en 1974. Par rapport au référendum, près de 600.000 personnes en moins se sont déplacées ; près de 700.000 en moins par rapport aux élections de janvier.

Moins de la moitié des électeurs représentés au parlement

Contrastant avec l’enthousiasme du référendum, les Grecs, groguis, ont marqué peu d’intérêt pour cette campagne. Nombreux sont ceux qui ont exprimé leur désarroi, leur lassitude, voire leur dégoût. C’est la troisième fois en huit mois et la sixième fois en six ans qu’ils sont appelés aux urnes pour résoudre une crise qui ne fait qu’empirer. Deux mois plus tôt, leur rejet massif du troisième mémorandum s’est aussitôt transformé en validation d’un « plan de sauvetage » aux termes encore plus durs. Et depuis, le parti de « gauche radicale » qu’ils ont élu en janvier a cessé de prétendre mettre fin à l’austérité, ou du moins pas d’ici l’avènement incertain d’une « autre Europe ». Aux 43% d’électeurs qui ne se sont pas déplacés pour ce scrutin cadenassé dont le principal enjeu était de savoir qui va gérer l’austérité, s’ajoutent ceux qui ont glissé un bulletin non valide (1,26%) ou blanc (1,16%) ; sans oublier que près d’un votant sur dix (6,41% des inscrits) a donné sa voix à un parti resté sous le seuil électoral de 3%. Au final, voici donc la Grèce dotée d’un parlement qui représente moins de la moitié du corps électoral (49,62%).

Élections 4/10/2009 Élections 6/5/2012 Élections 17/6/2012 Élections 25/1/2015 Référendum 5/7/2015 Élections 20/9/2015
Électeurs inscrits 9.930.717 (100%) 9.949.401 (100%) 9.947.876 (100%) 9.911.495 (100%) 9.858.508 (100%) 9.840.525 (100%)
Électeurs votants 6.856.067 (69,04%) 6.476.745 (65,10%) 6.216.798 (62,47%) 6.330.786 (63,87%) 6.161.140 (62,5%) 5.566.295 (56,57%)
• Votes blancs et nuls • 186.056 (2,64%) • 152.649 (2,35%) • 61.334 (0,98%) • 149.512 (2,36%) • 357.153 (5,80%) • 134.445 (2,42%)
• Votes pour des partis non représentés (sous le seuil des 3%) • 331.069 (4,83%) • 1.202.926 (18,57%) • 368.277 (5,92%) • 533.089 (8,42%) • 548.515 (9,85%)
Abstentionnistes 3.074.650 (30,96%) 3.625.305 (36,44%) 3.793.937 (38,13%) 3.580.709 (36,13%) 3.697.368 (37,5%) 4.274.230 (43,43%)
Total des électeurs représentés au parlement 6.338.942 (63,83%) 4.968.521 (49,94%) 5.724.328 (57,54%) 5.648.185 (56,99%) 4.883.335 (49,62%)
Total des électeurs non représentés au parlement 3.591.775 (36,17%) 4.980.880 (50,06%) 4.223.548 (42,46%) 4.263.310 (43,01%) 4.957.190 (50,38%)

 

« Un mandat fort », vraiment ?

En convoquant ces élections anticipées, Alexis Tsípras avait un but en commun avec les créanciers : faire oublier le résultat du référendum et donner un vernis démocratique au troisième mémorandum signé contre la volonté des Grecs. Il lui fallait asseoir définitivement son emprise sur Syriza, légitimer son virage centriste et éliminer son aile gauche. Mission réussie. Les Grecs ont voté pour « la stabilité ». En pourcentage, la victoire de Syriza est très nette (35,46%) face au score du second parti, Nouvelle Démocratie (28,10%). Alexis Tsípras pâtit peu de la triste issue de six mois de « négociations » et du départ de son aile gauche. Il ne perd qu’un petit pourcent (et quatre députés) depuis janvier. Mais en nombre de suffrages, c’est 320.000 électeurs qui se sont évaporés de Syriza en huit mois. Son allié, l’Anel (les Grecs Indépendants), réussit de justesse son entrée au parlement mais en voyant son électorat fondre des deux tiers depuis sa création aux législatives de 2012. La coalition Syriza-Anel est reconduite d’une courte tête, mais elle est moins forte que précédemment (155 députés au lieu de 162). L’un dans l’autre, les deux partis du gouvernement représentent tout juste 21,61% des électeurs inscrits. Leur mandat ? Tous deux ont annoncé clairement qu’ils appliqueraient le mémorandum mais en cherchant à en « adoucir » les effets. La lutte contre le clientélisme et le pouvoir des oligarques est leur seul thème de campagne sur lequel ils disposent d’un peu de marge de manœuvre par rapport à la tutelle des institutions européennes.

Élections 4/10/2009 Élections 6/5/2012 Élections 17/6/2012 Élections 25/1/2015 Élections 20/9/2015
Syriza 315.627 (4,60% des votants) 1.061.282 (16,78% des votants) 1.655.022 (26,89% des votants) 2.246.064 (36,34% des votants) 1.925.904 (35,46% des votants)
Anel 670.957 (10,61% des votants) 462.466 (7,5% des votants) 293.329 (4,8% des votants) 200.423 (3,69% des votants)
Gvt Syriza-Anel 2.539.393 (25,62% des inscrits) 2.126.327 (21,61% des inscrits)

 

Adhésion à l’austérité et rejet du Grexit ?

La gauche favorable à une sortie de l’eurozone ne tire pas profit de la capitulation de Tsípras. De là à en tirer des conclusions sur l’adhésion des Grecs aux exigences des créanciers et sur leur attachement indéfectible à l’euro, il y a un pas que certains franchissent trop rapidement… D’abord, parce que ce récit oublie de noter que tous les partis ayant soutenu le nouveau mémorandum ont perdu des électeurs (en premier lieu To Potami, le chouchou de Bruxelles, mais aussi Syriza, Anel, Nouvelle Démocratie, tous, sauf le Pasok mais cela s’explique par son alliance avec le Dimar) : ensemble, leur perte totalise près de 715.000 voix. Ensuite, parce que si l’Unité populaire n’a pas atteint le seuil nécessaire pour entrer au parlement, il ne lui a manqué que 7.000 voix pour obtenir dix élus. Son résultat (155.242 voix, 2,86%) est proche des tout premiers scores de la carrière de Syriza, ce qui n’est pas rien pour une formation constituée en quatre semaines et qui n’a pas eu beaucoup d’espace dans cette campagne que les médias et instituts de sondages ont cantonnée à un choix entre Syriza et Nouvelle Démocratie (comme à l’époque du bipartisme, sauf que Syriza a remplacé le Pasok), voire à un choix entre deux personnalités, celle du jeune Tsípras et celle plus classique d’Evángelos Meïmarákis. Ainsi, les appels au « vote utile » pour barrer la route à la droite ont joué en défaveur des petits partis. Au parlement, seul le KKE (stable avec ses 301.632 électeurs et ses 5,55%) représente une position « de gauche » plus dure envers l’Europe et envisageant une rupture avec l’euro. D’autres partis sont sur une ligne similaire, comme Antarsya (0,85%) ou l’Epam (0,77%), mais ils se sont présentés en ordre dispersé. Ensemble, bien que quasi absents de la représentation parlementaire, ils « pèsent » tout de même environ 10% des votants, soit près d’un million d’électeurs. Et cela, dans le contexte d’élections convoquées en pleines vacances d’été et dans un climat de désillusion, qui n’ont pas été propices au débat sur des sujets comme le nouveau mémorandum et son caractère néo-colonial, la dette et l’opportunité de son remboursement, l’euro et son emprise sur les politiques économiques, etc. Les principaux partis avaient intérêt à mettre ces questions en sourdine, et les médias ne les ont pas amenés sur ce terrain.

Des vainqueurs à la vue courte

Le caractère précipité de ces élections avait aussi pour but de prendre les Grecs par surprise, avant que les mesures anti-sociales votées cet été ne fassent leur effet et avant que de nouvelles réformes, comme celle des retraites, ne soient entérinées. Grâce à cette tactique, le gouvernement Syriza-Anel a sans doute gagné quelques semaines de paix sociale. Mais sa victoire repose sur le rejet et le désaveu exprimé par une majorité de la population envers une situation de déni démocratique et une classe politique qui n’a pas réussi à se défaire de la tutelle européenne. De ce point de vue, les créanciers peuvent être satisfaits. Ils ont réussi à imposer leurs vues à l’ensemble des grands partis grecs. Leur « plan de sauvetage » sera mis en œuvre par un parti de « gauche radicale » euro-compatible, ce qui leur a permis d’envoyer un message fort contre toute tentative d’alternative politique en Europe. Que rêver de mieux ? Sauf que sous les apparences, les vainqueurs d’aujourd’hui sont manifestement assis sur une poudrière qui va avoir bien des occasions d’exploser.

Gwenaël Breës

(Sources : Ministère de l’Intérieur grec, Wikipedia.)




Grèce : six mois pour rien ?

Syriza est arrivé au pouvoir en Grèce le 25 janvier. Six mois plus tard, le parti de la « gauche radicale » est au bord de l’implosion. Le 15 juillet, son Premier ministre Alexis Tsipras a fait passer au Parlement, avec les voix de l’opposition, un accord avec l’Union européenne qui renie à la fois son propre programme électoral et le résultat populaire du référendum du 5 juillet. Toutes les « lignes rouges » ont été franchies. De plus, les lois votées par Syriza depuis janvier doivent être purement et simplement retirées. Six mois de la vie politique d’un pays sont ainsi balayés. Les « négociations » ont finalement renforcé l’emprise des créanciers sur ce qui s’apparente désormais à un protectorat. Que retiennent les Grecs de cette période ? Comment comprendre le basculement fulgurant qui s’est déroulé entre le 5 et le 15 juillet, du référendum au mémorandum ? Une hallucination collective ? Suite du carnet de route de Gwenaël Breës, d’Athènes à Bruxelles.


Le 5 juillet, je publiais dans la revue Ballast le récit des neufs jours ayant précédé le référendum grec. J’y consignais des paroles recueillies au gré de mes déambulations et de mes rencontres en Grèce, durant cette semaine qui fut un intense moment de démocratie, mais aussi un révélateur de l’état de l’Europe, de la combativité et parfois du désespoir du peuple grec. Des paroles exprimant tantôt la satisfaction qu’une décision de cette importance revînt au peuple, tantôt des critiques sur l’organisation tardive de cette consultation ; tantôt des questionnements sur les multiples interprétations que la question posée laissait ouvertes, tantôt sur le temps trop court alloué à l’information et au débat. Des paroles doutant de l’issue même de ce processus : moment historique, épisode condamné à ne déboucher sur aucune amélioration significative, prémices à une guerre civile ou à la montée en puissance des néo-nazis d’Aube Dorée… ? Des paroles décrivant en tout cas l’état de fatigue et d’hallucination des Grecs face au traitement de choc qui leur est administré depuis cinq ans — telle cette phrase, qui titra l’article : « L’Europe agit comme si elle était en guerre contre les Grecs. »

Depuis l’issue désastreuse des « négociations » qui suivirent le référendum, ces paroles résonnent à n’en plus finir. Parfois tristement lucides et prémonitoires : « Les créanciers se fichent de la démocratie ; ils ne veulent que nous maintenir dans un état de colonie endettée et, par la même occasion, tuer dans l’œuf toute alternative progressiste en Europe. Le référendum intervient trop tard : le gouvernement a le couteau sous la gorge et n’a pas préparé de plan B. Le pire serait qu’une majorité pour le « non » aboutisse finalement au même accord que celui qui était sur la table la semaine dernière. » Je reprends ce carnet de route où je l’avais laissé : au 5 juillet, jour du référendum. Jusqu’au 15 du même mois, jour du vote du troisième mémorandum au Parlement grec, où s’acheva l’ahurissant retournement du pouvoir grec.

L’honneur retrouvé

Dimanche 5 juillet. C’est le jour du vote. À l’ombre d’un arbre, dans la cour d’une école du quartier de Peristeri où défilent depuis ce matin des milliers d’Athéniens, des femmes pensionnées et une professeure d’allemand discutent… L’une d’elles est très remontée ; elle trouve ce référendum stupide et arrivé trop tardivement. Comme beaucoup, elle ne voit pas la réelle différence entre les deux choix proposés. Jetant nerveusement sa cigarette par terre, elle avoue avoir voté « oui » à contre-cœur. À ses côtés, les autres dames ne voient guère la situation plus positivement, mais elles ont toutes voté « non », ne fût-ce que pour le symbole démocratique que porte cet acte, pour signifier leur désapprobation des politiques de l’Europe et leur soutien à la coalition entre Syriza et Anel (les Grecs indépendants) — qu’elles considèrent comme la première, depuis très longtemps, à agir dans l’intérêt du peuple grec. Aucune ne s’aventure à un pronostic : « Beaucoup de gens pensent « non » mais votent « oui » par peur. »

Vu de plus près, c’est un vote de classe : environ 70 % pour le « non » dans les quartiers ouvriers et 70 % pour son contraire dans les quartiers de la classe supérieure.

Le sentiment de satisfaction des Athéniens n’en est que plus grand, quelques heures plus tard, lorsque tombent les résultats : le « non » l’emporte dans la totalité des districts électoraux (même dans ceux qui traditionnellement penchent à droite). 61,3 % dans le pays ! Vu de plus près, c’est un vote de classe : environ 70 % pour le « non » dans les quartiers ouvriers et 70 % pour son contraire dans les quartiers de la classe supérieure. Malgré le chantage des institutions européennes, la fermeture des banques, la puissante propagande des médias privés grecs, la déferlante des sondages trompeurs et même les menaces de représailles faites par certains employeurs, la majorité des Grecs n’a pas succombé à la peur du « saut dans l’inconnu » qui leur a tant été prophétisé par la plupart des gouvernants et des éditorialistes de toute l’Europe. Dès avant que les résultats ne commencent à tomber, la place Syntagma ressemble à un studio de télévision géant. Des journalistes du monde entier sont en pleine effervescence, à l’affût de la moindre réaction. Une dame d’une cinquantaine d’années, munie d’icônes de l’Église orthodoxe, en profite pour s’imposer dans le cadre en hurlant : « Orthodoxie ! Orthodoxie ! » Un clin d’œil au gouvernement allemand et à sa sacro-sainte religion de l’orthodoxie… budgétaire.

Parmi la foule qui afflue spontanément face au Parlement, c’est la fierté qui prime. Celle d’avoir confirmé le résultat des élections de janvier qui ont renvoyé au placard une classe politique corrompue et porté au pouvoir, pour la première fois en Europe, un parti anti-austérité. Celle d’avoir ramené de la politique et de la démocratie dans cette Europe technocratique. Malgré la victoire, seuls les membres de l’Epam, petit parti prônant la rupture avec l’Europe, dansent sur des chansons grecques. Pour le reste, pas d’écran géant, ni de concerts, ni de meeting. Juste un mouvement de foule pour acclamer Zoé Konstantopoulou, la présidente du Parlement (Syriza) qui traverse la place sans gardes du corps. Mais l’heure n’est pas vraiment à la fête. Tout le monde, ici, est conscient que le plus difficile reste à venir. Les premières réactions, très dures, des responsables politiques allemands — sociaux-démocrates en tête — le confirment.

Le plus dur commence demain

Lundi 6 juillet. Le résultat retentissant du référendum provoque une onde de choc en Europe. Et semble être bien accueilli au sein de la population grecque, la nette majorité du vote n’étant pas propice à la division. Un conducteur de bus me dit être à la fois surpris et rassuré par l’importance du « non »… ayant lui-même voté l’inverse, « pas par amour de cette Europe-là, mais parce que je n’imagine pas la Grèce se débrouiller toute seule pour l’instant. Pourquoi pas, sortir de l’euro ? Mais dans quelques années, quand notre économie sera plus forte. » Parmi les premiers éléments de langage assénés ce matin par les dirigeants européens revient en boucle l’argument selon lequel une démocratie de la zone euro ne peut imposer ses vues à dix-huit autres démocraties. « Sauf que, dans aucun de ces pays, la population n’a eu l’occasion de se prononcer par référendum sur les politiques d’austérité », souligne-t-il, narquois.

« Je pense que Tsipras  a une stratégie », me dit par ailleurs une amie grecque. Une opinion largement partagée ici, et qui veut qu’un « compromis honorable » est atteignable, comme l’a annoncé le Premier ministre. « C’est un jeu », ajoute-t-elle pour résumer ces obscures et interminables tractations bruxelloises dans lesquelles la Grèce tente d’imposer un rapport de force depuis presque six mois. Les déclarations exaspérées du président du Conseil européen (« The game is over. »), du Premier ministre belge (« La récréation est finie. ») et avant eux de la directrice générale du FMI (« L’urgence est de rétablir le dialogue, avec des adultes dans la pièce. »), confirment l’incapacité des créanciers, en particulier les gardiens du « projet européen », à dépasser l’horizon du « gouvernement par les ratios » (selon l’expression de l’économiste Frédéric Lordon) et à voir toute tentative d’y ramener du politique comme autre chose qu’une lubie d’adolescents. Un jeu dans lequel la population grecque ne voit pas clair. Et encore moins lorsque l’on passe en revue les signes contradictoires émis par ses dirigeants. Depuis la victoire de Syriza aux élections de janvier, l’équipe Tsipras n’a pas proclamé de moratoire sur la dette, dont elle a au contraire payé les différentes échéances — continuant à vider les caisses d’un État au bord de la faillite (et notamment les budgets sociaux). En signant un premier accord-cadre avec ses créanciers, le 20 février, elle n’a pas non plus respecté son engagement de rompre avec la logique des mémorandums et de la Troïka : tout au plus a-t-elle obtenu que l’on change le nom de « mémorandum » en « plan d’aide », de « Troïka » en « Institutions » et de « créanciers » en « partenaires ».

« Ce référendum a changé la donne, les positions se sont cristallisées, des masques sont tombés. Plus rien ne sera comme avant, la politique et la volonté populaire ont repris le dessus. »

« Il ne faut pas sous-estimer le fait que ce gouvernement est tout jeune et inexpérimenté. Ça ne fait même pas six mois qu’ils sont là. Ils ont été naïfs face aux créanciers et c’est la raison de ces circonvolutions », insiste une libraire du quartier d’Illissia qui affiche un grand « oxi » (« non ») dans sa vitrine. « Mais pas besoin d’être statisticien ou sociologue pour comprendre que le « non » exprime surtout un refus catégorique de nouvelles mesures d’austérité ! » Et d’ajouter que l’organisation du référendum en elle-même, comme l’a d’ailleurs déclaré Tsipras, « est l’aveu que son approche trop douce ne menait à rien, que les négociations n’étaient qu’une farce, un exercice de chantage. Maintenant, ce référendum a changé la donne, les positions se sont cristallisées, des masques sont tombés. Plus rien ne sera comme avant, la politique et la volonté populaire ont repris le dessus. » Mais les premiers actes du gouvernement donnent l’étrange sensation qu’il a interprété la victoire du « non » comme une consécration du « oui ». Hier soir, Tsipras s’est exprimé tardivement à la télévision après l’annonce des résultats, soulignant n’avoir pas reçu de mandat pour sortir de l’euro, que telle n’était pas la question posée, mais (paradoxalement) qu’il avait entendu la réponse du peuple : « pas de rupture » avec l’Europe. Dans la foulée, le président français l’a appelé pour lui dire : « Aide-moi à t’aider. » Et, ce matin, Tsipras s’est réuni avec les leaders de l’opposition grecque, ceux qui ont défendu le « oui », pour esquisser une sorte d’union nationale avant de tenter la relance d’un round de négociations avec les institutions européennes.

Enfin, on apprend ce matin la « démission » du ministre des Finances Yanis Varoufakis, connu pour être détesté des créanciers et pour avoir écrit de tranchants articles sur la question de l’euro. Une décision étonnante : Varoufakis avit déclaré qu’il quitterait ses fonctions en cas de victoire du… « oui ». La version officielle veut que sa démission ait été demandée par les créanciers, qui ne le supportaient plus. « Beaucoup de gens apprécient Varoufakis, mais il en énerve beaucoup d’autres et ne fait pas l’unanimité au sein du parti : c’est un atypique, un électron libre », me dit un militant de Syriza. « Sa démission est plus une affaire interne à Syriza qu’un cadeau fait aux créanciers », croit-il savoir. On apprendra, quelques jours plus tard, que son départ s’est joué sur une divergence entre lui et Tsipras quant à l’approche à avoir dans les nouvelles négociations. Varoufakis racontera être arrivé galvanisé par le résultat du référendum dans le bureau du Premier ministre, où ses collaborateurs et lui-même affichaient, au contraire, de bien sinistres mines.

Attentisme

Mardi 7 juillet. Dans la presse française, un conseiller du gouvernement grec sort de sa réserve et lance un cri d’alarme : « Il faut faire savoir au monde entier que l’eurozone est en train de commettre un crime contre l’humanité. » Sous couvert d’anonymat, il témoigne de la stratégie d’étouffement économique mise en place méthodiquement par l’Eurogroupe depuis le début des négociations, en janvier, mais aussi de ses désaccords sur la façon dont le gouvernement grec a négocié, privilégiant toujours la voie de la raison et de la discussion avec les Européens. « Mais dans ces discussions, c’était toujours le gouvernement qui faisait les concessions, qui se rapprochait de la Troïka, sans qu’eux [les Européens] ne fassent le moindre mouvement vers nous. » Et c’est parti pour un nouveau round de négociations, présenté, une nouvelle fois, comme celui de la dernière chance… « Le gouvernement veut amener l’Europe à une véritable négociation politique, pas seulement une discussion économique ou technique », me dit le tenancier d’un kiosque de la place Omonia pour expliquer l’arrivée du nouveau ministre des Finances à la réunion de l’Eurogroupe sans nouvelle proposition écrite, contrairement aux demandes émises hier soir par le duo Hollande-Merkel.

À Exarcheia, Yannis Youlountas, réalisateur du film Ne vivons plus comme des esclaves et animateur d’un blog sur la Grèce, estime pour sa part que « la stratégie du gouvernement grec est complexe, donc pas toujours compréhensible, d’autant qu’ils ne communiquent pas suffisamment. Il y a ce qui est dit et ce qui n’est pas dit. » Il n’a pas compris, par exemple, la lettre envoyée la semaine dernière par Tsipras aux créanciers, dans laquelle il demandait un nouveau prêt tout en acceptant leurs conditions… et cela, au moment même où il menait campagne pour dire « non » à ces propositions (ce jour-là, la rumeur circula que Tsipras allait annuler le référendum). « Il s’agissait peut-être de prouver la mauvaise foi des créanciers », se demande Yannis. « La prise de risques fait partie de ce gouvernement. Mais Syriza n’a jamais beaucoup investi les quartiers, à part leur contribution au développement des dispensaires médicaux (il en existe cinquante, en Grèce). Et c’est vrai que depuis qu’ils sont au gouvernement, ils ont fait moins de débats et d’assemblées. »

« Il faut bien se rendre compte qu’il n’y a pas eu autant de forces contre un gouvernement en Europe depuis 1945. »

Youlountas fait partie de ces libertaires qui ont voté au référendum (« parce qu’il s’agissait d’un vote non électif, qu’on n’était pas piégés entre deux solutions et que le résultat était propice à créer un trouble dans le capitalisme ») et sont favorables aux relations avec la « vraie gauche ». « Je suis convaincu que le pouvoir corrompt, mais pas forcément que tous les gens qui ont du pouvoir sont immédiatement corrompus. Syriza n’est pas un parti de gauche radicale ; ils représentent simplement une vraie gauche » à laquelle on n’est plus habitué dans d’autres pays parce qu’elle a été remplacée par les sociaux-démocrates. Une vraie gauche sur laquelle il porte un regard critique mais bienveillant. « Au niveau économique, ils n’ont encore eu ni le temps ni les marges de manœuvre nécessaires pour appliquer quoi que ce soit. Il faut bien se rendre compte qu’il n’y a pas eu autant de forces contre un gouvernement en Europe depuis 1945. Leurs premières mesures sont maigres, mais vont dans le bon sens : la gratuité de l’eau, l’aide médicale d’urgence, le rétablissement de l’électricité pour ceux qui n’y avaient plus accès, l’aide aux réfugiés, l’abolition des prisons de haute sécurité, l’amélioration des conditions de détention des prisonniers politiques, même si la plupart de cela a été obtenu grâce à des luttes, parfois intenses, surtout le fait des anarchistes d’Athènes qui ont occupé les locaux de Syriza et qui ont même organisé une action au parlement.… C’est un État moins punitif, plus social qu’avant, qui fout un peu la paix aux gens… pour l’instant ! »

L’arrivée d’une « vraie gauche » au pouvoir a créé une situation inédite pour les mouvements sociaux, et notamment dans le quartier d’Exarcheia (qui se trouve être, de longue date, l’épicentre des soulèvements populaires). C’est ici que les étudiants de l’Université polytechnique, rejoints par les ouvriers, s’étaient soulevés contre la dictature des colonels en 1973 ; ici qu’ont démarré les émeutes de 2008, après la mort d’Alexis Grigoropoulos, un adolescent tué par la police ; ici que fleurissent les initiatives d’autogestion, de démocratie directe et de solidarité pour résister à la crise. « Depuis l’élection de Syriza en janvier, c’est moins un moment d’action qu’un moment pour regarder, expérimenter, analyser… »

Mercredi 8 juillet. Quelques jours après l’effervescence populaire liée au référendum, la politique semble être redevenue uniquement affaire de politiciens. Plus d’assemblées, de manifestations, de distributions de tracts, ni même de discours télévisés. C’est l’attentisme : « On verra » et « On attend » sont des mots qui reviennent régulièrement dans la bouche des Athéniens, mi-confiants mi-dubitatifs, avec qui j’échange… Comme si tout se passait désormais à Bruxelles et à Strasbourg, où Tsipras fait aujourd’hui un discours devant le Parlement européen et y tient des propos qui semblent assurer les Grecs que leur « oxi » est désormais porté au sein des institutions européennes.

« Pendant les premières années qui ont suivi l’entrée dans la zone euro, on a vécu au-dessus de nos moyens. Chacun pensait à avoir sa voiture et son petit bureau. Maintenant, les gens sont moins carriéristes, moins matérialistes. La politique est sur toutes les lèvres. »

Retour à Exarcheia. Marietta me fait visiter Nosotros, un centre social où se retrouve le mouvement anti-autoritaire créé suite au contre-sommet du G8 de Gênes, en 2001. Ici se multiplient les initiatives d’organisation alternative de luttes et de solidarité : assemblées, cours de langues pour réfugiés, cuisine à bas prix, débats, concerts… « Avant la crise, les Grecs ne voyaient pas leurs voisins, ils étaient plus auto-centrés, moins patients. Les fonctionnaires ne s’intéressaient pas à servir le public. Depuis, les gens sont devenus moins égoïstes. » La crise a provoqué un changement de mentalité, comme le disait hier mon amie Elisavet en rentrant du potager autogéré auquel elle participe : « Pendant les premières années qui ont suivi l’entrée dans la zone euro, on a vécu au-dessus de nos moyens. Chacun pensait à avoir sa voiture et son petit bureau. Maintenant, les gens sont moins carriéristes, moins matérialistes. La politique est sur toutes les lèvres. Il y a davantage d’ouverture d’esprit et d’intérêt pour l’autonomie énergétique, l’économie solidaire ou pour la décroissance, par exemple. » Marietta acquiesce. Depuis que son salaire d’interprète a été raboté et ne lui a plus permis d’assurer un minimum vital, elle-même a fait le choix de diminuer ses besoins et de chercher une autre manière de vivre, en s’impliquant dans des projets collectifs et autogérés. « Avec la crise, le taux de suicide a fortement augmenté. Il y a même eu un pensionné de 70 ans qui s’est tué à coup de revolver sur la place Syntagma. Quand on voit ça, on ne peut qu’être plus conscient de la douleur des autres. Alors quand Syriza a émergé, c’était une occasion historique. Beaucoup de gens, même parmi les anarchistes, voulaient voir la différence et ont voté pour eux. On les connaît bien : certains membres de Syriza habitent Exarcheia ou y militaient avant d’entrer au gouvernement. On a des liens avec eux, on discute, mais on reste très critiques. Ils travaillent beaucoup en faveur de la justice sociale, mais ils ne veulent pas d’une vraie rupture avec le système, pas même avec les multinationales. Ils ont une tendance à vouloir tout contrôler et sont guidés par la peur de tout perdre. Et parce qu’ils ont peur, ils ne sortiront pas de l’euro. Nous, on a appelé à voter « non » au référendum, mais à nos yeux la question n’est pas de choisir entre l’euro et la drachme. On est contre la monnaie comme moyen de régir les échanges ; on est pour le troc, les réseaux d’échange. On a dit « non » à la vente des biens communs, à la dégradation de nos vies. On veut prendre le contrôle de nos vies, pas l’assigner à quelqu’un d’autre. »

Un oui pour un non

Jeudi 9 juillet. Un traducteur polyglotte et francophile qui, malgré son âge, ne bénéficie plus d’aucune pension depuis une décision du précédent gouvernement, est attablé dans une petite taverne bulgare de Metaxourgio, un quartier populaire du centre d’Athènes. Il n’a pas voté dimanche, du fait de ses difficultés à se déplacer, mais suit la situation de près et se délecte de la victoire du « non ». Il vient d’entendre à la radio que la France est en train d’aider la Grèce à rédiger les propositions qui seront discutées ce week-end à Bruxelles. Des fonctionnaires de Bercy sont arrivés à Athènes hier soir. Il y voit l’espoir qu’un rapport de force favorable à la Grèce se dessine enfin : « La France a une tradition démocratique. C’est l’un des seuls pays qui a dit qu’il fallait tenir compte du choix des Grecs. » Dans la chaleur étouffante et le vacarme urbain, je ne sais plus que penser. Un peu las de la situation, je décide de quitter la Grèce, non sans prendre d’abord l’après-midi pour visiter le Musée de l’Acropole. En traversant le quartier immigré de Psiri, j’ai soudain la sensation d’être dans une ville pauvre d’Asie. À deux pas de là, Monastiraki offre le visage d’un tout autre Athènes, rempli de touristes, de boutiques de souvenirs, de restaurants et de cafés branchés, dans lequel la crise refait toutefois irruption par le biais d’une distribution de nourriture pour les sans-logis.

« Tout ça pour ça ! », s’étrangle un chauffeur de taxi qui a découvert avec stupéfaction ce matin le contenu des propositions soumises hier soir par leur Premier ministre aux créanciers de la Grèce.

Vendredi 10 juillet. « Tout ça pour ça ! », s’étrangle un chauffeur de taxi qui a découvert avec stupéfaction ce matin le contenu des propositions soumises hier soir par leur Premier ministre aux créanciers de la Grèce. C’est la volte-face. Les propositions sont sensiblement identiques à celles que Tsipras avait refusées le 26 juin, parce qu’elles dépassaient les « lignes rouges » de Syriza, et contre lesquelles il a organisé le référendum ! La césure apparaît désormais clairement entre le « oxi » populaire et ce qu’en a fait le gouvernement. Voilà donc en quoi consistait l’aide française à la Grèce : aider Tsipras à s’asseoir sur le résultat du référendum pour rendre ses demandes euro-compatibles. À la radio, des dirigeants européens saluent « le sérieux » des propositions. Sur les plateaux des télévisions privées grecques (celles qui avaient mené campagne sans vergogne pour le « oui »), les commentateurs applaudissent. Entre les discours de Tsipras pendant la campagne du référendum et ce qu’il propose, l’écart est abyssal.

Soudain, les pièces du puzzle commencent à s’assembler et à faire sens… Le référendum n’était-il donc qu’un acte désespéré dont les initiateurs n’avaient pas anticipé la réaction féroce qu’il provoquerait chez « les partenaires » (la coupure des liquidités et donc la fermeture des banques) ? Un vulgaire coup de poker, une tactique visant à conférer plus de poids aux négociateurs grecs et qui s’est fait dépasser par l’élan populaire ? Un sondage géant dont l’intention n’a jamais été de faire respecter le choix de la population ? Le courrier de Tsipras aux créanciers en pleine campagne référendaire était-il une sincère proposition de reddition que ses homologues européens n’ont pas voulu saisir ? Tsipras aurait-il préféré une courte victoire du non, voire une victoire du oui, qui lui aurait permis de se poser en rassembleur du peuple et de ne pas avoir à faire de grands écarts — ce qui expliquerait les visages sombres décrits par Varoufakis au soir des résultats ? Dans une interview, celui-ci dira d’ailleurs : « Le référendum nous a donné une impulsion formidable, qui aurait justifié le type de réponse énergique que je préconisais contre la BCE, mais (…) le gouvernement a décidé que la volonté du peuple, ce ‘non’ retentissant, ne devrait pas constituer l’impulsion pour adopter cette approche énergique. » En traversant Athènes vers la gare routière de Kifissos, des centaines d’affiches et de graffitis défilent sous mes yeux, recouvrant la ville du victorieux oxi. Dans le bus vers le port de Patras, je repense à toutes ces paroles entendues qui pointaient le flou de la question posée, la difficulté de percevoir un réel choix. Je repense à ce sentiment de dignité, de confiance et d’honneur que les Grecs semblaient avoir commencé à retrouver depuis l’élection de Syriza, et malgré une situation économique dont ils savent qu’elle n’est pas prête de s’améliorer. Quel gâchis. Je quitte la Grèce sur un bateau rempli de groupes de touristes allemands et italiens. La crise grecque ne fait pas partie des discussions.

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Chute vertigineuse

Samedi 11 & dimanche 12 juillet. Entre deux gares italiennes, je tente de suivre ce qui se passe au sommet de Bruxelles. Mais, entre l’annonce d’un accord imminent et les annonces de probable rupture des négociations, les médias sont dépassés par les événements. Au retournement de Tsipras s’est ajouté celui de l’Allemagne, qui semble à présent favoriser une sortie de la Grèce de la zone euro, sous prétexte de ne plus faire confiance aux Grecs depuis le référendum. Sur une radio francophone, j’entends furtivement l’interview d’une responsable de To Potami (La Rivière, parti centriste d’opposition) qui parle telle une porte-parole de Tsipras dont elle loue « le réalisme ». Au sein même de Syriza, de son groupe parlementaire et des membres du gouvernement, la crise est ouverte. Sur les réseaux sociaux, différents groupes de soutien à Syriza affichent un encéphalogramme plat. Sonnés par la reddition de Tsipras, que beaucoup considéraient comme une sorte de héros, les internautes restent cois.

Lundi 13 juillet. Les dirigeants et éditorialistes qui traitaient, il y a une semaine encore, Alexis Tsipras de « démagogue », « pyromane », « populiste » et autre « maître chanteur », l’ont érigé aujourd’hui en « homme d’État », « responsable » et « courageux ». Que fallait-il donc faire pour gagner ces galons et entrer par la grande porte dans le petit club des Grands de l’Europe ? Se dédire, tout simplement. Mais pas qu’un peu… Renoncer, totalement, plus fort et plus vite qu’aucun gouvernement ne l’a peut-être jamais fait en temps de paix. Le « tournant de la rigueur » de Mitterrand en 1983 (deux ans après l’arrivée des socialistes au pouvoir en France) n’est rien à côté de ce franchissement de toutes les « lignes rouges » de Syriza : réduction des retraites, limitation des impôts des entreprises, travail du dimanche, détricotage des droits syndicaux, mesures concernant la propriété des pharmacies ou la concurrence entre boulangeries… Sans oublier l’augmentation de la TVA sur des produits alimentaires et de première nécessité (îles comprises, jusqu’alors épargnées pour compenser le coût de transport des marchandises) — au hasard : la TVA passera de 13 à 23 % sur les préservatifs, le sel et l’eau de mer, la viande de bœuf (mais pas le porc), les brochettes (mais pas sans sel), le sucre (mais pas les yaourts sucrés), les huiles (mais pas d’olive), le fromage râpé (mais pas au kilo)… Bref, tout ce que la gouvernance européenne sait produire de plus ubuesque et indigeste. Elle va appliquer à la société grecque, après cinq ans de chômage massif et de coupes budgétaires sociales, une nouvelle dose de cheval de ses « remèdes » qui ont pourtant déjà largement prouvé leur caractère inepte et néfaste. En forçant le gouvernement grec à prendre des décisions qui ne sont pas seulement « impopulaires » mais inhumaines, injustes, désespérantes et ravageuses dans un pays déjà ruiné par six années de récession.

Le « tournant de la rigueur » de Mitterrand en 1983 (deux ans après l’arrivée des socialistes au pouvoir en France) n’est rien à côté de ce franchissement de toutes les « lignes rouges » de Syriza.

Les « partenaires » européens étaient d’emblée assurés de leur victoire. Par leur supériorité, leur chantage au Grexit désordonné et leur stratégie d’asphyxie financière de la Grèce. Mais ils ont aussi bénéficié de la volonté sans faille de Tsipras de rester dans le carcan de l’euro. Ils ne se sont pas contentés des concessions faites de son plein gré par le Premier ministre grec, et qui suscitaient déjà la colère et le désarroi dans sa population : ils ont poussé l’humiliation et la soumission à des extrêmes que personne n’avait osé imaginer. Obliger le gouvernement Syriza à appliquer un programme situé aux antipodes de celui qui l’a fait élire, mais aussi à renier et annuler les lois qu’il a votées depuis six mois. Dépecer l’État grec en relançant les privatisations et la quasi expropriation des biens publics (îles, plages, sources thermales, aéroports, chemins de fer, ports, stades…). Organiser sa mise sous tutelle comme un protectorat, transformant le gouvernement en simple fondé de pouvoir des créanciers et le parlement en chambre d’entérinement de décisions prises dans d’autres capitales. Et en échange ? La Grèce reçoit, du bout des lèvres, une vague promesse de discuter de sa dette. Plus tard.

Voilà, en résumé, à quoi ressemble le « compromis d’accord » signé dans la nuit de dimanche à lundi, après plus de trente heures de discussions au sein de l’Eurogroupe, puis du sommet des chefs d’États. Il fallait faire payer aux Grecs le référendum et son résultat. Se servir d’eux comme exemple pour montrer qu’aucune alternative politique n’est envisageable dans le cadre européen. Voilà à quoi nos chers dirigeants, fiers d’avoir « sauvé l’euro », ont passé leur week-end.

TINA is back?

Mardi 14 juillet. Il y a deux semaines, une habitante de l’île d’Ikaria à qui j’expliquais m’apprêter à rejoindre Athènes pour suivre de plus près la campagne du référendum, me lança avec un grand sourire : « Tu vas vivre un événement aussi important que la chute du Mur de Berlin. » Tu parles. En terme d’accélération des rapports de force, elle n’avait pas tort sur la portée de l’événement. Ni elle ni moi, cependant, ne pouvions imaginer qu’il déboucherait sur un déni de démocratie et de souveraineté aussi patent, sur une victoire aussi étourdissante de TINA (« There is no alternative. »). En repensant à l’esprit qui animait les Grecs il y a encore quelques jours, je commence à mesurer l’ampleur du retournement de situation qui vient de se produire. Je téléphone à Pandelli, un Athénien avec qui j’ai eu de longues discussions, dans l’espoir qu’il m’aide à comprendre. Mais, encore abasourdi, il n’a pas de mots. Cauchemar, douche froide, coup de massue à vous laisser KO debout, déconfiture absolue… comment qualifier l’effet que nous fait ce qui vient de se produire ? Pour une fois, Pandelli n’est même pas sarcastique. Il dit qu’il ne s’agit plus seulement de diktats et de chantage, mais de coup d’État. « Ce qu’ils ont fait à Bruxelles, c’est une tentative d’assassinat politique contre Syriza. Ils ont menacé notre économie d’une mort subite ; on n’y aurait pas survécu. Tsipras n’avait pas d’autres choix que d’accepter leurs conditions. Il faut continuer à le soutenir, sinon ils gagnent sur toute la ligne et on referme, comme ils le souhaitent, la « parenthèse de gauche ». » Pandelli doit raccrocher ; je n’ai pas le temps de lui répondre mais je crains qu’il m’ait répété quasi mot pour mot l’argumentaire déployé depuis hier par le cabinet Tsipras. S’il n’y avait pas d’alternative, pourquoi s’être présenté aux élections pour en porter une et pourquoi avoir demandé aux Grecs de se prononcer par référendum ?

« Comme si le référendum avait été une sorte d’hallucination collective qui, soudainement, avait pris fin, nous laissant poursuivre ce que nous faisions auparavant. »

Tout le monde ne rejoint pas l’avis de Tsipras, notamment dans les rangs de Syriza et de sa Plateforme de gauche. Stathis Kouvelakis, membre du Comité central de Syriza, écrit : « Comment un « non » fracassant au mémorandum de la politique de l’austérité peut-il être interprété comme un feu vert à un nouveau mémorandum ?  […] Le sentiment d’absurdité n’est pas le simple produit de ce retournement inattendu. Il est avant tout provoqué par le fait que tout ceci se déroule sous nos yeux ‘comme s’il ne s’était rien passé’, comme si le référendum avait été une sorte d’hallucination collective qui, soudainement, avait pris fin, nous laissant poursuivre ce que nous faisions auparavant. […] Mais le référendum a bien eu lieu. Il ne s’agissait pas d’une hallucination dont chacun serait revenu depuis. L’hallucination, au contraire, règne plutôt du côté de ceux qui tentent de ravaler le référendum à une sorte de « défouloir » provisoire n’ayant interrompu qu’un temps l’avancée vers un troisième mémorandum. »

« Notre principale erreur ? Avoir mal mesuré leur volonté de nous détruire », déclare un ministre grec. Mais, en agissant comme si le « oui » l’avait emporté, puis en signant l’accord avec l’Union européenne qui transforme une majorité politique anti-austérité en cheval de Troie du mémorandum le plus violemment austèritaire, Tsipras pouvait-il ignorer qu’il scellait en même temps l’éclatement de son propre camp, précipitant son gouvernement dans les bras du centre et de la social-démocratie ? Pour d’aucuns, le rassembleur de la gauche grecque est devenu son fossoyeur. « J’avais surestimé la puissance du juste droit d’un peuple », confesse-t-il en soirée à la télévision publique grecque. « J’ai cru que cette Europe pouvait être changée, que le droit pouvait primer sur les intérêts des banques. Nous étions seuls, face à tout le système financier mondial. La vérité, c’est que cet accord a été imposé de manière cruelle. Mais c’est pour eux une victoire à la Pyrrhus, qui finira par se retourner contre eux. Durant cinq mois, nous avons semé des graines de démocratie et de dignité, elles finiront par fleurir. Les fissures dans le mur de l’austérité sont là, il ne résistera pas. »

Les négociateurs grecs se sont mis eux-mêmes la corde autour du cou en se rendant à Bruxelles, six mois durant, avec pour seules armes des arguments rationnels, de bonnes intentions et une volonté affichée de rester dans l’euro à tout prix.

On aimerait y croire. Mais, même pour ceux qui gardent confiance en Tsipras, toujours largement considéré en Grèce comme quelqu’un d’honnête et sincère, l’impréparation et la naïveté de son équipe sont apparues au grand jour. Les négociateurs grecs se sont mis eux-mêmes la corde autour du cou en se rendant à Bruxelles, six mois durant, avec pour seules armes des arguments rationnels, de bonnes intentions et une volonté affichée de rester dans l’euro à tout prix — et de n’avoir donc pas préparé de plan B. « Persuader » et « convaincre », telle était l’ambition de Tsipras. Cette démarche parfaitement respectable sur le plan moral ne tenait toutefois pas compte des réalités politiques et des rapports de forces au sein de l’Europe. Et plutôt que de se retrouver à discuter avec des « partenaires » partageant des valeurs démocratiques communes, les négociateurs se sont confrontés à de froids calculateurs aux méthodes prédatrices qui les ont (mal)traités comme de mauvais élèves n’ayant pas respecté les règles inscrites dans le marbre des traités, aussi absurdes et inégalitaires soient-elles. Varoufakis dira avoir été stupéfait par cette « absence totale de scrupules démocratiques, […] d’avoir des personnages très puissants qui vous regardent dans les yeux et disent : « Ce que vous dites est vrai, mais nous allons vous broyer quand même. » » Le plus incompréhensible reste que, pendant six mois, l’équipe Tsipras a ainsi encaissé les coups sans jamais les rendre ni changer de stratégie. Un internaute se risque à cette sentence : « Si l’on se place strictement du point de vue du résultat, mieux valait signer directement les propositions de la Troïka qui étaient sur la table en janvier. Elles étaient très mauvaises, mais bien moins pire que le nouvel accord. Et, au moins, on aurait évité ces mois d’incertitudes économiques, à voir le piège monétaire se refermer sur nous et à subir aujourd’hui cette vengeance pour avoir organisé le référendum. »

Nouvelles de la colonie…

Mercredi 15 juillet. Tout juste rentré à Bruxelles, je me rend à la manifestation organisée (comme dans de nombreuses villes européennes) contre « l’accord » entre la Grèce et ses créanciers. L’ambiance est plombée. Colère, incompréhension et tristesse règnent parmi les quelques centaines de manifestants. Des engueulades éclatent entre ceux qui dénoncent une trahison sans précédent et ceux qui affirment qu’il s’agit plus que jamais de soutenir Syriza. Mais quel Syriza soutenir ? Le parti de la « gauche radicale » ressemble désormais à un conglomérat de tendances divisées entre celles qui appellent à « la responsabilité » et celles qui refusent le chantage européen. Ce soir, le Parlement grec doit valider l’accord. Ou, plus exactement, cette nuit : les dirigeants européens ont aussi conditionné leur aide au fait que le premier paquet de mesures soit voté dans les trois jours. Un temps record, qui ne permet évidemment pas que les parlementaires prennent correctement connaissance des textes signés à Bruxelles, ni qu’un débat de fond ait lieu. D’autres pays européens ont pris des années pour faire passer de telles mesures. Par exemple, la révision du Code de procédure civile, qui signifiera notamment la multiplication des expulsions de ménages n’ayant pas pu s’acquitter de leur taxe d’habitation, doit être adoptée la semaine suivante (ce jour-là, les députés recevront les 970 pages de lois vingt-quatre heures avant le vote). Une procédure d’urgence que Syriza a toujours vertement critiquée lorsqu’elle était utilisée par les précédents gouvernements et qui destitue d’autant plus le parlement de son rôle et de sa fonction qu’elle se déroule dorénavant « sans la possibilité d’introduire le moindre amendement ».

Colère, incompréhension et tristesse règnent parmi les quelques centaines de manifestants. Des engueulades éclatent entre ceux qui dénoncent une trahison sans précédent et ceux qui affirment qu’il s’agit plus que jamais de soutenir Syriza.

À quelques heures du vote, les manœuvres vont bon train entre l’équipe Tsipras et les éléments de sa majorité appelant à voter contre l’accord. Les cas de conscience se multiplient. Deux ministres ont annoncé leur démission. La majorité des sections locales de Syriza et des membres de son Comité central s’oppose à la décision du Premier ministre. Celui-ci, après avoir renié la totalité de son programme et avalé toutes les couleuvres européennes, s’accroche au pouvoir. Il refuse de retirer son plan et même de réunir le Comité central de Syriza avant l’accord (comme il s’y était pourtant engagé), menaçant au contraire de convoquer des élections s’il n’obtient pas le soutien des parlementaires de son parti, d’exclure les « frondeurs » qui oseraient voter « non ». Bien loin des postures rooseveltiennes prises il y a une semaine à peine, le chef d’État qui s’affichait comme l’un des derniers défenseurs de la démocratie se montre sous un autre jour. « La liberté demande de la vertu et de l’audace. […] Quoi qu’il arrive, nous sommes victorieux. Nous serons victorieux. La Grèce a vaincu. La démocratie a vaincu. Le chantage et les menaces ont été défaits. » Ainsi s’adressait Tsipras, le 5 juillet, à 100 000 personnes réunies devant la Vouli (le Parlement). Aujourd’hui, une partie de ceux-là sont redescendus en rue pour manifester leur colère. Pour la première fois depuis l’arrivée de Syriza au pouvoir, les services publics sont en grève. Aux alentours de Syntagma, des affrontements éclatent. Les forces spéciales de police (MAT), que Syriza avait promis de dissoudre et qu’on ne voyait plus en rue depuis janvier, refont leur apparition et chargent brutalement les manifestants.

À l’intérieur de la Vouli en état de siège, le débat ressemble à un psychodrame. Le nouveau ministre Finances, Euclide Tsakalotos, se prend la tête dans les mains. « Je ne sais pas si nous avons fait le bon choix », dit-il pour convaincre ses collègues de voter l’accord. La présidente du parlement, Zoé Konstantopoulou, a refusé de présider la séance afin de retrouver son statut de simple députée et de prononcer un long plaidoyer contre l’accord : « Il n y a aucun doute que le gouvernement agit sous la contrainte, que le Premier ministre a subi le chantage le plus cruel et le plus impitoyable, avec, comme outil de chantage, la survie de son peuple. Et il n’y a aucun doute que si ce chantage est ratifié ce soir, rien n’empêchera sa répétition, non seulement contre nous, mais aussi contre d’autres peuples et d’autres gouvernements. » Dans la nuit, l’accord est approuvé avec les voix des partis de droite et du centre, qui exultent. Un internaute grec note que les 61,31 % de la population qui a voté « non » au référendum n’a été représentée que par 21,40 % des députés : 38 « frondeurs » de Syriza (ils étaient 17, vendredi, à voter contre la proposition de Tsipras), les communistes du KKE et les néo-nazis d’Aube Dorée. Il n’a échappé à personne que, dans leurs interventions, les élus d’Aube Dorée se sont emparés d’un discours économique de gauche que le gouvernement aura dorénavant bien du mal à tenir.

Été réactionnaire, automne révolutionnaire ?

Commentaires, critiques, analyses et spéculations : c’est l’heure de tirer des leçons. L’abondante littérature qui surgit de toutes parts (économistes, politiques, militants, citoyens ou organisations du monde entier) contribue à la compréhension de ce qui s’est passé et marque des positionnements, parfois hâtifs et émotionnels. Certains refusent de parler de capitulation, développant notamment des théories selon lesquelles il ne s’agirait que d’un épisode d’une stratégie cachée visant à sortir in fine de l’euro. D’autres fustigent « les donneurs de leçons » qui affirment que tout était prévisible — la critique est trop facile depuis un fauteuil. « Les analystes non-grecs de la crise grecque » sont appelés à être plus humbles, surtout ceux qui se soucient davantage de l’importance symbolique d’une victoire de la gauche en Europe que de la survie concrète des Grecs et de leur économie. L’espoir mis en Syriza était manifestement énorme, y compris à travers toute l’Europe, où les mouvements de solidarité ont été importants (même si les Grecs n’en ont eu connaissance que via Internet, la télévision publique et quelques journaux pro-gouvernement) et sans doute propices à grandir. La leçon n’est pas seulement bonne à prendre pour qui s’était laissé prendre à un espoir de changement par les urnes, elle nous rappelle aussi quelque chose d’essentiel, propice à dépasser le sentiment d’impuissance que cette défaite a commencé à répandre : c’est le peuple grec et son combat qu’il s’agit de soutenir, pas un parti ni un gouvernement.

Ces derniers mois, des lignes ont bougé et une mise à nu du système s’est opérée. Bien au-delà des cercles initiés, l’opinion publique européenne a pu tour à tour cerner le caractère institutionnellement néolibéral et intrinsèquement non démocratique de l’Union européenne ; voir la Banque centrale européenne dépasser largement son mandat pour faire de la politique (en l’occurrence un chantage financier) ; comprendre que l’Eurogroupe n’a non seulement aucune légitimité démocratique mais qu’en outre il est dépourvu d’existence juridique et de toute transparence ; ouvrir les yeux sur les mécanismes d’asservissement de la dette ou encore sur les raisons de la domination allemande de la zone euro

Dès sa divulgation, l’accord a été descendu en flammes, qualifié de toutes parts de néfaste et d’impraticable. Quelques jours après sa signature, il est devenu quasi impossible d’en trouver le moindre défenseur, hormis parmi les socialistes français et quelques obscurs technocrates bruxellois. Pas le moindre observateur qui ne soit convaincu des effets calamiteux de cet épisode pour l’Europe, ni de l’évidence que le nouveau mémorandum est un évident déni de souveraineté populaire, guidé par une sévère volonté de punir ceux qui voudraient s’écarter des dogmes européens. Hors de toute rationalité économique. Hors sol… N’en déplaise à Jean-Claude Juncker, qui se désole que les Grecs se sentent humiliés alors que lui n’a que motif à se réjouir puisque, dit-il, « Tsipras s’est « homme d’étatisé », parce que, soudain, il a eu l’impression que s’il allait au bout de sa pensée, ce serait la fin pour la Grèce ». Cela en dit long sur le rouleau compresseur européen, machine à broyer les alternatives naissantes, mais aussi sur les mœurs politiques « bruxelloises » et la qualité des décisions qui s’y prennent. Rien n’est réglé, les occasions de s’affronter vont être nombreuses.

« Généralement, l’été est réactionnaire et conservateur », avait précisé Yannis Youlountas. « L’automne sera décisif. C’est toujours à cette période que surviennent les grands mouvements sociaux. » »


Et la rue va reprendre ses droits, au fur et à mesure du vote et de l’application des nouvelles mesures d’austérité. En Grèce, on m’a averti : « Ici, on vit beaucoup du tourisme. Pendant l’été, on fait des petits boulots sur les îles ou chez les paysans, on s’occupe des touristes. Cette année c’est différent, on s’occupe moins des touristes, des vacances : on parle surtout politique. » « Généralement, l’été est réactionnaire et conservateur », avait précisé Yannis Youlountas. « L’automne sera décisif. C’est toujours à cette période que surviennent les grands mouvements sociaux. » C’est aussi à l’automne que Tsipras convoquera probablement des élections anticipées, le temps pour lui d’essayer de débarrasser le parti de la « gauche radicale » de son aile gauche. Cela aussi, les créanciers l’ont obtenu, sans qu’il ait été besoin de le marquer dans l’accord. Si le Premier ministre a jusqu’à présent réussi à préserver sa côte de popularité suite à la signature de l’accord, c’est en partie grâce à l’image de celui qui a osé résister, seul contre tous, au bras de fer avec les dirigeants européens. Mais s’il parvient à se maintenir au pouvoir, ce n’est que pour mieux appliquer la politique contre laquelle il a été élu, couper Syriza de ses racines historiques et envoyer dans l’opposition ceux qui continuent à soutenir qu’une alternative est possible.

Le « Waterloo de Syriza » (comme l’appelle l’ethnologue Panagiotis Grigoriou sur son blog Greek Crisis) aura démontré l’impasse dans laquelle mène la double volonté de faire partie de la zone euro et d’y mener des politiques anti-austérité. Il aura été un accélérateur de mutations : mutation expresse du pouvoir grec, mutations de la société et de l’opinion. Car il n’est pas du tout certain qu’après avoir présenté ce choix si crument, le peuple grec et d’autres qui sont en apparence attachés à l’Europe préfèrent rester à tout prix dans son union monétaire. Ce chiffre impressionnant vient nous le rappeler : 85% des Grecs de 18 à 24 ans ont voté non au référendum, ce qui indique combien cette génération sacrifiée est loin de partager l’européanisme béat de ses dirigeants.

De là à faire sauter le tabou de l’euro au sein de la « vraie gauche », le pas reste à franchir. Le net résultat du référendum laisse penser que l’opinion grecque est à ce sujet bien moins timorée qu’on ne le dit. Plusieurs dirigeants européens avaient menacé d’un Grexit en cas de victoire du « non », avec l’effet qu’on sait… Mais les partis au pouvoir, y compris Syriza, entretiennent davantage le fétiche de l’euro. Bien qu’on ignore encore certains dessous des tractations ayant mené la Grèce à ce cuisant échec (et notamment le rôle précis de la diplomatie américaine ou la nature des discussions entre la Grèce et la Russie), le chantage de l’Union européenne n’explique pas tout. La délégation grecque s’est mise dans une position où elle n’avait aucun levier, aucune échappatoire. De nombreuses voix se sont élevées pour rejeter l’idée selon laquelle Tsipras n’avait « pas le choix ». Au sein de la société civile, de Syriza et même du gouvernement grec, les arguments ne manquent pas, depuis des mois, pour soutenir des mesures redonnant à la fois un peu de souffle économique à la Grèce et de force politique dans les négociations : nationaliser les banques, taxer les grosses fortunes, augmenter le salaire minimum, répudier la dette, envisager une monnaie parallèle voire une sortie de l’euro,… Mais Tsipras et son cercle de conseillers et ministres proches (dominé par le vice-Premier ministre Giannis Dragasakis et l’aile droite du gouvernement) n’ont rien voulu entendre de ces propositions.

La personnalisation de la politique et la concentration des pouvoirs dans les structures pyramidales d’un parti et d’un gouvernement ont contribué à un isolement des dirigeants, à un manque d’anticipation des rapports de force, à une absence de réflexion collective.

Et c’est là un autre enseignement de cet épisode : la personnalisation de la politique et la concentration des pouvoirs dans les structures pyramidales d’un parti et d’un gouvernement ont contribué à un isolement des dirigeants, à un manque d’anticipation des rapports de force, à une absence de réflexion collective, de débat avec la société (et même avec la base et les instances de Syriza), d’information sur les conséquences des choix à prendre et donc de préparation des esprits. L’ancien ministre Yanis Varoufakis a donné une illustration de ce cloisonnement du pouvoir : au détour de son témoignage, on a appris que seules six personnes ont participé à la réunion où s’est décidée la stratégie du gouvernement grec pour les dernières négociations bruxelloises, et au cours de laquelle l’option qu’il défendait a été mise en minorité par quatre voix contre deux. Il a donc suffi de quatre personnes pour valider une décision aussi lourde de conséquences… En ce sens, l’échec à mener une autre politique résulte aussi de l’incapacité à faire de la politique autrement, c’est-à-dire collectivement ; à partir de la base populaire et militante plutôt qu’en imposant des décisions d’en haut ; en provoquant des débats dans la société sur les choix importants à prendre ; en impliquant les forces sociales qui ne manquent pas en Grèce (notamment celles qui s’organisent depuis des années pour contrer les effets de la crise en expérimentant d’autres formes de solidarité et d’économie) ; en mobilisant non seulement l’importante diaspora grecque qui ne cesse de grandir avec la crise, mais aussi les nombreux mouvements solidaires à l’étranger, qui pourraient soutenir concrètement (dans tous les domaines, y compris économique) la reconstruction de la Grèce sur des bases plus justes, égalitaires et écologiques que celles imposées par la Troïka.

Malgré les dégâts de l’austérité, et peut-être justement à cause de la détermination très forte de la population à y mettre fin, on peut penser qu’un pays comme la Grèce, avec ses ressources, a toutes les chances d’y arriver. À condition de dépasser cette « peur » que Tsipras conjure si souvent dans ses discours et qui a pourtant « permis l’accord », si l’on en croit Jean-Claude Juncker. Cette peur de « l’inconnu » qui n’a cependant pas atteint la population grecque, dont la « vertu » et « l’audace » ont largement dépassé celles du gouvernement.

Gwenaël Breës

Article paru le 24 juillet 2015 sur le site de la revue Ballast.




« L’Europe agit comme si elle était en guerre contre les Grecs »

Tandis que les porteurs d’eau de la Troïka et les petits domestiques de la finance — la camarilla des Quatremer, des Apathie, des Leparmentier, des Minc (qui jure que le « non » transformerait la Grèce en Libye) et autres Bernard-Henri Lévy (qui, s’il devrait se flatter de la comparaison de Minc, assimile Tsípras à un allié du néonazisme) — bavent et bavardent de leurs bureaux, nous nous sommes rendus en Grèce (Gwenaël Breës au stylo, Stéphane Burlot à la photographie) : ces notes, prises ces derniers jours, questionnent auprès de la population le référendum — dont nous connaîtrons le résultat dans quelques heures. Moment historique ou épisode qui ne débouchera sur aucun changement significatif ? Les avis recueillis sont partagés. Mais une chose est sûre, si certains craignent la guerre civile et d’autres la poursuite sans fin de l’austérité, beaucoup — à part Nikos Aliagas, ancien animateur de Star Academy, également sur place — s’accordent à penser qu’il est grand temps de stopper l’Union européenne.


Vendredi 26 juin. Arrivée au port de Patras. Première vision estomaquante d’un pays sinistré : très nombreux magasins en faillite, maisons vides, routes inachevées ou non entretenues, chantiers abandonnés… Pas besoin de discours pour comprendre l’ampleur du désastre des « plans de relance » imposés par l’Europe.

Samedi 27 juin. La rupture des négociations entre la Grèce et ses créanciers est officielle, le gouvernement Tsípras annonce un référendum sur les dernières propositions qui sont sur la table. Trois jeunes Athéniennes, de passage sur l’île d’Ikaria, s’enthousiasment de ce choix : « On ne peut pas laisser les politiciens décider de choses si importantes pour nos vies. Il faut dire stop à cette Europe qui promet un avenir pour nos enfants… dans 1 000 ans. C’est maintenant qu’on vit ! On ne demande pas grand-chose, on veut juste avoir nos vies entre nos mains ».

Lorsque je réponds à des habitants locaux que je viens de Bruxelles, les discussions s’animent. Bruxelles, n’est-ce pas cette tour d’ivoire où des eurocrates non élus prennent des décisions qui s’appliquent à toute l’Europe ? Certains Grecs se sentent alors obligés de préciser qu’ils ne sont ni voleurs, ni fainéants. « Ceux qui ont du travail ici cumulent souvent deux ou trois boulots. Et on n’a jamais vu la couleur de l’argent que l’Europe a « prêté » à la Grèce : il a alimenté les banques allemandes et françaises, et les poches de nos politiciens. Est-ce de notre faute ? Est-ce au peuple grec seul de payer ? »

Dimanche 28 juin. Dans une taverne du port d’Evdilos, au nord de l’île, une urne en carton avec la mention « Exit Poll » [« Sondage à la sortie des urnes »] trône sur le bar. À coté, une collection d’anciens billets de drachme. Le patron m’explique : « C’est un jeu. On remplit l’urne pendant la semaine avec des bulletins de vote qu’on dépouillera samedi soir et si le « non » l’emporte, on fera la fête à la veille du référendum ». Un client ajoute, en montrant un billet de 10 000 drachmes : « Avant, avec ça je pouvais acheter un sandwich, un café, une bouteille d’eau et un fruit. Aujourd’hui, avec l’euro, ça ne vaut plus que l’équivalent d’un café. »

« Rendez-vous dimanche pour le Grexit »

Lundi 29 juin. « Rendez-vous dimanche pour le Grexit » : ainsi se saluent deux couples âgés à la sortie d’une paniyiri [une fête] dans le village de Platanos. Sur Ikaria, même si l’avenir semble incertain quelle que soit l’issue du référendum, le « non » aux mesures d’austérité semble l’emporter très largement. Il faut dire qu’Ikaria fait partie des zones où la population a la plus grande espérance de vie au monde : un habitant sur trois atteint les 90 ans, « avec un taux de cancer 20 % plus bas et un taux de maladies cardiaques 50 % plus bas — et pratiquement aucune démence ». Pas fous, les Ikariens, donc : « On a des chèvres, des poules, des légumes, de l’eau, du poisson, on se débrouillera bien sans l’euro », me dit un ingénieur de 40 ans, expliquant qu’ici, on n’a pas perdu le sens de la débrouille et de la solidarité. Aucune panique perceptible, même quand les banques sont fermées pour une semaine et que les distributeurs automatiques rationnent le cash à 60 euros par jour : les habitants réagissent avec flegme, patience et philosophie, et ne paraissent pas prêts à se laisser intimider par l’Union européenne. « Revenir 100 ans en arrière, s’il le faut, ça ne nous fait pas peur », conclut un tenancier de taverne. Mais on est loin des grandes villes, où la survie s’avère bien plus difficile…

Mardi 30 juin. Un référendum, oui, mais sur quoi exactement ? Jean-Claude Juncker pose les termes du débat en déclarant qu’un « non » signifierait une sortie de la zone euro, tandis qu’Aléxis Tsípras demande aux Grecs de voter « non »… pour mieux pouvoir continuer a négocier avec l’UE. Ici, à Ikaria, où les communistes sont nombreux (depuis que l’île fut un haut lieu de la déportation d’opposants lors de la guerre civile), on regarde les agissements du gouvernement Tsípras avec de plus en plus de circonspection — il se dit même que le référendum n’aura pas lieu ou ne sera que poudre aux yeux. C’est d’ailleurs l’une des raisons (officielles, du moins) pour lesquelles le KKE, le Parti communiste grec, appelle à s’abstenir lors du référendum. « Quel que soit le résultat, la situation sera la même », estime un habitant du village de Christos, électeur habituel du KKE (il me précise qu’il a voté Syriza aux dernières élections).

Sur la plage de Gialiskari, deux trentenaires discutent du référendum. « Je ne vois pas d’issue à cette situation », dit l’un. « J’ai peur que dans les villes, cela se termine en guerre civile. »

Une partie de la base de Syriza s’inquiète ainsi de la probabilité que Tsípras capitule dans les prochaines heures ou jours. « Ce serait non seulement la mort annoncée de Syriza, mais aussi celle d’une alternative politique en Europe, comme avec Podemos en Espagne. Et ce serait une aubaine pour les néo-nazis d’Aube Dorée ». Sur la plage de Gialiskari, deux trentenaires discutent du référendum. « Je ne vois pas d’issue à cette situation », dit l’un. « J’ai peur que dans les villes, cela se termine en guerre civile. » Son ami poursuit : « Moi, je vis ma vie. J’ai une femme et deux enfants, je m’occupe de ma famille et je n’écoute plus les politiciens. J’ai voté pour Syriza, mais ils ne sont pas arrivés à changer la situation. Et moins je regarde la télé, mieux mon esprit se porte. On a déjà subi un premier plan d’austérité, or, au bout de six ans, il est est évident que ça n’a pas fonctionné. Et maintenant, ils veulent nous en coller un second ! Ils se comportent avec nous comme si on était des cobayes. Alors, bien sûr, je voterai « non » au référendum, mais je crois que ça ne changera rien ».

Mercredi 1er juillet. Rumeurs : à l’heure ou la Grèce est quasiment en défaut de paiement, il est de moins en moins en moins certain que le référendum ait bien lieu dimanche et, s’il est maintenu, sur quoi il portera. Beaucoup de Grecs sont heureux que, pour une fois, la décision leur revienne. S’il s’avère que ce n’est pas le cas, que le référendum n’était qu’un moyen de pression dans des négociations biaisées d’avance, et que les propositions dénoncées comme inacceptables il y a quelques jours par Syriza sont avalisées aujourd’hui par les mêmes, l’épisode laissera des traces. Une lettre de Tsípras montre qu’il est prêt à accepter la plupart des mesures d’austérité en échange d’une restructuration de la dette. S’il est vraisemblable que les créanciers vont soit refuser un accord pré-référendum, soit faire durer les négociations jusqu’à la dernière minute afin de piéger le Premier ministre grec, certains considèrent ici que Tsípras a déjà virtuellement capitulé — accentuant ainsi le sentiment d’impuissance des politiques nationaux face à l’Union européenne. Mais cette dernière ne va pas s’en contenter : ce qu’elle cherche, ce n’est pas un accord, c’est la peau du gouvernement Syriza et l’humiliation de la population grecque. Finalement, Tsípras maintient le référendum.

Arrivée à Athènes : le centre-ville est truffé de reporters en quête de la moindre file d’attente devant un distributeur automatique. « Vous avez peur ? », interrogent-ils. Et de s’en donner à cœur joie avec des plans serrés, histoire d’accentuer l’effet « pays de l’Est d’avant la chute du Mur ».

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« Ça fait 5 ans qu’il suce votre sang, maintenant dites non ! »

Jeudi 2 juillet. Les médias grecs relaient la sortie de Martin Schulz, qui rêve tout haut de l’éviction du gouvernement Tsípras dès lundi et de l’arrivée d’un « gouvernement de technocrates » à Athènes, « pour que nous puissions continuer à négocier ». Ce serait tellement plus simple, en effet, de gérer l’Europe sans devoir se soucier des peuples, en prenant les décisions avec des agents acquis au néo-libéralisme. Quelle belle déclaration de la part de celui qui préside ce « phare de la démocratie » qu’est le Parlement européen… Elle a le mérite d’éclairer la nature fondamentalement non démocratique du projet européen actuel, mais il n’est pas sûr qu’elle  provoque l’effet escompté sur les Grecs. Dans le centre d’Athènes, difficile de trouver une seule affiche en faveur du « oui ». Les murs sont couverts d’affiches prônant son contraire. La plupart sont éditées par des partis politiques. À l’exception de ce poster anonyme reprenant une photo de Wolfgang Schaüble, ministre fédéral des Finances allemand : « Ça fait 5 ans qu’il suce votre sang, maintenant dites non ! » Autre exception : des anarchistes ont commencé à appeler au boycott du référendum, bien qu’il ne s’agisse pas d’un vote électif, car ils pensent que, dans tous les cas, l’accord avec l’Europe sera le même. À l’inverse, des anarcho-communistes préconisent de voter « non ».

Ce soir, après les manifestations du « non » lundi et du « oui » mardi, c’est au tour du Parti communiste grec de manifester sur la place Syntagma, en nombre et dans la discipline, pour prôner son opposition au référendum (et surtout à Syriza) et appeler à l’abstention. Contraste, quelques rues plus loin, où l’ancien Premier ministre du Pasok, Georges Papandréou, tient un meeting à l’américaine en faveur du « oui » devant un public clairsemé, mais à grands renforts de caméras — et bénéficiant même d’une retransmission en direct à la télévision. Il y en a qui ont de la chance. Et c’est pas fini : demain, les partisans du « oui » manifesteront en même temps que ceux de Syriza… lesquels défileront au même endroit que l’Epam, petit parti souverainiste qui se targue de rassembler des citoyens de gauche et de droite et qui veut, lui, une sortie de la zone euro et de l’Union européenne. Un beau bordel en perspective. Devinette : à qui les médias privés donneront-ils de l’écho ?

Vendredi 3 juillet. Il ne faut pas croire les médias qui, se référant notamment à l’AFP, annoncent le chiffre de 25 000 participants vendredi soir, au dernier meeting pour le « non » au référendum. En réalité, la place Syntagma ne pouvait contenir toute la foule qui tentait de s’amasser dans une cohue indescriptible. Le podium où se succédaient concerts et discours et la sonorisation se sont avérés trop modestes et toutes les avenues aux alentours débordaient de monde. J’ai rarement vu autant de gens dans un rassemblement politique : ils étaient au bas mot 100 000. Un public bigarré, discutant politique, agitant des banderoles, distribuant des écrits de toutes sortes et réservant un accueil plus que chaleureux à Alexis Tsípras, qui offrit un discours optimiste, appelant à changer l’Europe, à ne pas céder à la peur, mais aussi à éviter la division du pays et à respecter le résultat du référendum, quel qu’il soit.

Beaucoup d’émotion dans le public, notamment lorsqu’est entonné un chant de résistance contre la dictature des colonels.

Il y a beaucoup d’émotion dans le public, notamment lorsqu’est entonné un chant de résistance contre la dictature des colonels. Un couple de Grecs et leur fils m’expliquent la signification de ce chant et le parallèle avec la situation actuelle : « Aujourd’hui, on subit la dictature des banques, de l’Allemagne et des technocrates européens. On veut retrouver notre liberté et notre indépendance. Un exemple : avant, il y avait cinq usines de sucre en Grèce. Elles ont toutes été fermées et, désormais, on importe le sucre. L’Europe nous interdit de cultiver des pommes de terre, alors qu’on a des terres propices à cette culture. On nous oblige à importer citrons et oranges, alors que ces fruits poussent sur ces arbres, là, juste devant nous. L’alcool ou le gaz, idem : on ne peut pas les acheter directement aux pays producteurs, on doit les acheter à un tarif supérieur à d’autres pays de l’Union européenne. Notre économie est asphyxiée. Et tout le monde sait que les mesures préconisées par les créanciers auront des effets encore plus catastrophiques. »

De l’autre coté du National Garden, les partisans du « oui » étaient probablement 20 000 : un public socialement plus homogène, bien habillé et parfumé, venu défendre ses privilèges dans une mise-en-scène parfaitement huilée, avec musique américaine, écrans géants, drapeaux européens et introduction par l’animateur de TF1 Nikos Aliagas, qui, malgré son salaire mensuel de 80 000 euros, n’a pas hésité à défendre des mesures d’austérité pour ses compatriotes. À la tribune, les discours ont invoqué la démocratie perdue de la Grèce (ce qui est tout de même curieux dans un moment où ce sont les banques et la Troïka qui imposent leur diktats) et ce gouvernement tant conspué qui organise un référendum pour donner la parole au peuple, y compris aux partisans du « oui ».

« Tsípras a agi avec trop de naïveté dans les négociations avec l’Europe, il a cru en leur bonne foi, mais c’est un homme sincère et honnête, il est le premier à s’attaquer réellement à la situation. »

Comme on pouvait s’y attendre, la couverture médiatique de ces deux rassemblements n’a pas été proportionnelle au nombre de participants : les télévisions privées ont retransmis en direct celui du « oui » alors qu’elles ont a peine parlé de l’autre. Seule la chaine publique, récemment réouverte par le gouvernement Tsípras, a fait preuve d’un traitement équilibré. Mais malgré la propagande anti-Tsípras, d’une violence inouïe, le Premier ministre grec garde une grande sympathie dans la population : « On a voté pour lui parce qu’il était nouveau, pas corrompu, idéaliste. Il a agi avec trop de naïveté dans les négociations avec l’Europe, il a cru en leur bonne foi, mais c’est un homme sincère et honnête, il est le premier à s’attaquer réellement à la situation catastrophique dans laquelle on se trouve. Il a tout le monde contre lui : les médias privés et l’Église qui veulent continuer à ne pas payer d’impôts, l’Union européenne qui veut empêcher une alternative politique… Mais il est encore en vie », s’étonne presque un Athénien de 60 ans.

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« On est fatigués de devoir se battre. »

Samedi 4 juillet. Après les derniers meetings, voici le moment de l’attente et du suspense. Un récent sondage donne le « oui » gagnant de justesse. Vu d’ici, une chose semble évidente : la participation sera forte, les Grecs sont largement mobilisés, conscients et écœurés du chantage qui s’exerce sur eux. « L’Europe agit comme si elle était en guerre contre les Grecs ; elle se fiche de la démocratie. Ce qui se trame est aussi grave que ce qu’on a vécu pendant le régime des colonels , s’emporte le concierge de nuit de l’auberge de jeunesse d’Athènes, proche de la retraite, dans laquelle je séjourne. Il ajoute : « On est fatigués des coupes dans les salaires et les retraites, du chômage, des privatisations, de la pauvreté, d’être traînés dans la boue… Ils nous punissent pour l’exemple, ils sont en train de nous tuer. On est fatigués de devoir se battre. » Le résultat de dimanche ne sera pas seulement l’expression d’une opinion sur une question politique (plus ou moins précise), il dira aussi quelque chose de l’état du peuple grec et de sa capacité de résistance après des années de privations, six mois de propagande et de matraquage médiatique, et une semaine de fermeture des banques.

« Syriza a fait une autre erreur, celle de s’éloigner de sa base populaire dès son accession au pouvoir. Le référendum est une manière de revenir vers le peuple. »

C’est aussi l’heure de penser à l’après-référendum, qui commence dès lundi matin. Et personne n’y voit très clair, m’explique un cinéaste grec. « Avant les élections de janvier, ces partis avaient tout fait pour préparer un échec de Syriza en faisant en sorte que Tsípras n’ait aucune marge de manœuvre et qu’il ne s’agisse, comme ils disent, que d’une « parenthèse de gauche ». Tsípraest tombé dans le piège en croyant à la volonté de négociation des créanciers. Ils lui ont fait miroiter la possibilité d’un accord en le poussant jusqu’au bout à faire des concessions, tout seul. Ceux qui prétendent que la volonté de négociation est nulle du coté grec sont de grands menteurs : il suffit de comparer l’accord discuté la semaine dernière avec le programme initial de Syriza pour s’en rendre compte. Les créanciers se fichent de la démocratie ; ils ne veulent que nous maintenir dans un état de colonie endettée et, par la même occasion, tuer dans l’œuf toute alternative progressiste en Europe. Syriza a fait une autre erreur, celle de s’éloigner de sa base populaire dès son accession au pouvoir. Le référendum est une manière de revenir vers le peuple, mais il intervient trop tard : le gouvernement a le couteau sous la gorge et n’a pas préparé de plan B ».

En effet, rien n’empêchera les créanciers, dès lundi, de refuser d’alimenter les banques grecques en monnaie. Quant à l’option d’une sortie de l’euro, elle paraît impossible à court terme : « Non seulement Syriza n’a pas préparé les esprits a cette éventualité », regrette mon interlocuteur, « mais, de plus, au moment d’entrer dans la zone euro, la Banque centrale grecque a dû se défaire de ses équipements permettant d’éditer de la monnaie ». Comme beaucoup d’autres Grecs que j’ai pu rencontrer, il votera « non » ce dimanche — mais en gardant à l’esprit que, quel que soit le résultat, la situation actuelle ressemble à une voie sans issue. « Le pire serait peut-être qu’une majorité pour le « non » aboutisse finalement au même accord que celui qui était sur la table la semaine dernière. » Quant au concierge de nuit de l’auberge de jeunesse, à défaut d’entrevoir la sortie du tunnel, il en vient à porter ses derniers espoirs en la nature humaine : « Platon a écrit que la vie est trop courte pour connaître pleinement l’amour et qu’on n’a donc pas le temps pour la haine. Regardez Wolfgang Schaüble, le ministre allemand : il a 73 ans. Il pourrait au moins faire quelque chose de bon, une fois dans sa vie. Il en a l’occasion, c’est le moment ! »

Gwenaël Breës

Article paru le 5 juillet 2015 sur le site de la revue Ballast.

Lire la suite de ce carnet de bord (du 5 au 15 juillet).




À la recherche du « projet de ville »…

Raconter l’histoire d’Inter-Environnement Bruxelles, c’est parcourir quatre décennies de transformations urbanistiques et institutionnelles, d’évolution sociologique et de luttes urbaines dans « la ville aux 100 comités de quartier ». Quarante années de rapport au pouvoir, de questions existentielles et parfois de schizophrénie institutionnelle, pour une association oscillant souvent entre service à la société et contre-pouvoir. Et le moins qu’on puisse dire de cette tranche de vie, c’est que ce n’est pas un long fleuve tranquille.

Dossier réalisé pour le numéro spécial de « Bruxelles en mouvements » consacré aux 41 ans d’IEB.


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Galerie de portraits des anciens secrétaires généraux

Jusqu’il y a peu, la structure d’Inter-Environnement Bruxelles a fonctionné autour d’une figure centrale : celle du secrétaire général, qui cumule la direction politique et financière de l’association, sa représentation externe et joue le rôle de pivot entre les différentes instances de l’association. Nous avons réuni cinq anciens secrétaires généraux, pour une discussion croisée sur l’histoire de la fédération des comités d’habitants et son évolution à travers les époques qu’ils ont respectivement vécues.

Paul Vermeylen entre à IEB en 1976 en tant qu’objecteur de conscience. Il y est engagé comme travailleur en 1977. En 1980, il prend la relève d’Annick Baumann au poste de secrétaire général. Il quitte l’association en 1989, au moment de la création de la Région bruxelloise, pour devenir chef de cabinet du Ministre-Président Charles Picqué (PS). Il est aujourd’hui consultant privé en urbanisme.

Jean-Michel Mary débute chez IEB en 1980 en tant qu’objecteur de conscience. Il y est engagé comme travailleur en 1983. En 1989, il prend la relève de Paul Vermeylen au poste de secrétaire général. Il quitte l’association en 1994, pour devenir chef de cabinet du Ministre de l’Environnement à la Région bruxelloise, Didier Gosuin (FDF). Il est aujourd’hui directeur des relations institutionnelles de la STIB.

Yaron Pesztat est engagé à IEB en 1989, au moment où Jean-Michel Mary devient secrétaire général. Il prend sa relève en 1994. Il quitte l’association en 1999 pour se lancer dans une carrière politique. Il est élu député régional sur les listes Ecolo, dont il devient chef de groupe en 2004. Il met fin à cette carrière en 2014. Il a rejoint récemment le conseil d’administration des Archives d’architecture moderne.

Anne-France Rihoux, auparavant conseillère communale Ecolo à Saint-Gilles, entre à IEB en 1999, directement comme secrétaire générale. Elle quitte IEB en 2007 pour des raisons personnelles et travaille ensuite comme conseillère de Joelle Milquet (CDh), puis au cabinet du Ministre fédéral du Climat, de l’Énergie, du Développement durable et de l’Environnement, Paul Magnette (PS). Depuis 2012, elle est chef du département Politique produits et substances chimiques au SPF Santé publique.

Mathieu Sonck entre à IEB en 2007, directement comme secrétaire général. Auparavant, il a travaillé dans le secteur privé, chez Médecins sans frontières et comme réalisateur de documentaires. Epuisé, il fait un burn out professionnel début 2014. C’est le moment de concrétiser une réforme qu’il avait lui-même souhaitée : IEB choisit alors de ne pas le remplacer et de supprimer la fonction de Secrétaire général au profit d’une coordination collégiale. Il est aujourd’hui encore travailleur à IEB.

LES ANNÉES 1970

1970-1971 : Création de l’Entente pour la qualité de l’environnement

Nous sommes en 1970. Une époque de grands chamboulements, où un peu partout dans le monde montent en puissance une sensibilité pour l’écologie et une « fibre environnementale », particulièrement au sein des classes moyennes et supérieures… Dans cette Belgique déjà fragmentée entre différentes langues et régions, un petit groupe se réunit autour du comte Michel Didisheim, administrateur délégué de Quartier des Arts (association œuvrant pour un meilleur aménagement du cœur de Bruxelles) et chef de cabinet du prince Albert, pour lancer un appel à une « Entente pour la qualité de l’environnement ». Fin 1971, son initiative réussit à former un « front commun » d’associations de tout le pays. « Sans doute la première initiative de ce genre en Europe », commente alors le quotidien Le Soir. L’Union pour la qualité de l’environnement/Bond Beter Leefmilieu est née, en abrégé : Inter-Environnement.

Michel Didisheim prend la présidence de l’entité nationale, René Schoonbrodt celle de la section bruxelloise. Schoonbrodt est l’un des fondateurs de l’Atelier de recherche et d’action urbaines (ARAU), une association créée en 1969 par des urbanistes et architectes liés à l’école de La Cambre, et par l’abbé Jacques Van der Biest du Comité général d’action des Marolles (CGAM), seul représentant d’une frange de la classe populaire ne défendant pas seulement une vision démocratique de l’urbanisme mais aussi un mode de vie, celui qui a court dans les Marolles. La « charte urbaine » de l’ARAU clame : « La ville est le symbole de la vie collective. C’est un lieu où doit vivre la démocratie, c’est-à-dire où doivent exister d’autres relations que celle de la subordination ». La stratégie de l’ARAU est alors de prendre le pouvoir sur la section bruxelloise d’Inter-Environnement, afin d’éviter le piège de « l’interclassisme », c’est-à-dire d’une alliance biaisée entre quartiers pauvres et quartiers bourgeois. L’ARAU cherche aussi, en prenant la tête de la nouvelle fédération, à légitimer ses propositions urbanistiques et à leur donner une caisse de résonance supplémentaire. Et ce, au moins jusqu’à l’approbation par la toute nouvelle Agglomération de Bruxelles (mise en place en 1971 pour pallier l’absence d’organes régionaux) d’un Plan de secteur, nécessaire pour « mettre fin à l’urbanisme clandestin et du fait accompli », et à l’abandon du programme autoroutier que l’Etat mijote pour sa capitale.

1974 : Naissance d’Inter-Environnement Bruxelles

Mais au niveau national, les différences de réalités territoriales entre les sections d’Inter-Environnement vont rapidement jouer, et la méfiance entre ses membres va avoir raison du « front commun ». « Il y avait beaucoup de tensions internes à cause de fortes différences culturelles », rappelle Paul Vermeylen. « Du côté flamand, les enjeux étaient fort liés à la protection de la nature. Ils ont beaucoup œuvré pour la protection du Zwin par exemple. Du côté wallon, par contre, c’était plus la mobilité avec les autoroutes qui inquiétaient ». A Bruxelles, le débat urbain tourne alors autour du statut de cette région sans existence institutionnelle propre, de la défense de cette ville malmenée par l’Etat et dont une partie de la population migre vers la périphérie : « A l’époque, Bruxelles perdait 10.000 habitants par an, créant une dilution de la ville dans l’Etat ».

Des projets comme le Plan Manhattan au quartier Nord [1] ou l’extension des bureaux du Palais de Justice dans les Marolles sont deux des symboles de l’urbanisme fonctionnaliste qui dévaste Bruxelles en prônant la séparation des différentes fonctions urbaines. Le phénomène de la « bruxellisation », entamé après-guerre dans un double mouvement de tertiarisation et d’internationalisation de ses fonctions, est à son apogée. En 1972, la section bruxelloise d’Inter-Environnement diffuse un appel au débat pour l’élaboration d’un Plan de secteur de l’agglomération de Bruxelles, qui se traduira par un texte intitulé Principes pour l’aménagement démocratique de l’Agglomération bruxelloise. La dynamique bruxelloise est amorcée.

Les luttes contres les projets autoroutiers, dit du périphérique sud ou du Maelbeek, permettent des connexions entre les Ucclois et les quartiers centraux, entre Ixellois et Schaerbeekois… Ces luttes donnent une matière commune à penser et à partir de laquelle d’autres choses peuvent naître. Elles ont un effet d’ouverture, obligeant un certain nombre de personnes à se rencontrer, à discuter, à se bagarrer ensemble, voire à se fédérer.

En 1974, Inter-Environnement se confédéralise en donnant plus d’autonomie à ses différentes sections régionales. D’une part, il y a Inter-Environnement Wallonie (IEW) et le Bond Beter Leefmilieu (BBL) en Flandre. De l’autre, la section bruxelloise va elle aussi se diviser en deux structures : Inter-Environnement Bruxelles (IEB), constitué en ASBL en 1974 par 29 comités de quartier et associations qui en sont les membres fondateurs, et son équivalent néerlandophone, le Brusselse Raad voor het Leefmilieu (BRAL) [2].

« Le mode d’action de la contre-proposition »

Bruxelles est alors appelée « la ville aux 100 comités de quartiers ». De nombreux habitants se mobilisent localement pour défendre leur ville face à l’invasion des bureaux et des parkings, à la construction des tours, aux travaux lourds des routes et des métros… « L’enjeu pour IEB a été de mettre en place une dynamique fédératrice entre les différents intervenants bruxellois », explique Paul Vermeylen. Cela a été possible au travers des grands dossiers qui à l’époque menaçaient la ville. C’est René Schoonbrodt qui parviendra à impulser cette dynamique et à fédérer les acteurs sur les gros dossiers.

Deux ans après sa création, IEB a multiplié par deux le nombre de ses adhérents, passant à 65 associations et comités de quartier. Dès 1976, IEB diffuse auprès de ses membres des fiches de renseignements relatives aux demandes de permis d’urbanisme, lesquelles expliquent les projets, demandes de permis ou de dérogations introduits par les promoteurs immobiliers ou les ministères nationaux.

En 1978, la diffusion de ces fiches est un temps suspendue à cause de l’annulation par le Conseil d’Etat de la procédure de publicité-concertation (contenue dans le projet de Plan de secteur). Mais, avant la fin de l’année, IEB lance un bulletin de liaison La Ville et l’Habitant, un quatre pages au ton polémique, visant à la vulgarisation des problèmes urbains et présentant les avis des enquêtes publiques en cours dans les 19 communes. L’association sœur néerlandophone d’IEB, le BRAL, se dote aussi en 1977 d’un petit journal, le Brallelei. [3]

En 1976, la Communauté française de Belgique adopte son décret sur l’Education permanente des adultes, finançant des associations pour développer, principalement dans les milieux populaires, « une prise de conscience et une connaissance critique des réalités de la société ; des capacités d’analyse, de choix, d’action et d’évaluation ; des attitudes de responsabilité et de participation active à la vie sociale, économique, culturelle et politique ». IEB voit son travail reconnu dans le cadre de ce décret et obtient ainsi des subsides récurrents.

Mais IEB ne se contente pas de mobiliser, d’informer et de critiquer. Pour forcer le débat avec les pouvoirs publics, la fédération s’entoure d’architectes et d’urbanistes afin de répondre aux technocrates dans leur langage. « Sur la forme, l’idée importante au début était de ne critiquer l’action publique que lorsqu’on était en mesure d’élaborer une proposition alternative valable », souligne Paul Vermeylen. « C’était tout à fait possible avec l’ARAU et certains autres partenaires. IEB était fort écouté alors et organisait des conférences de presse tous les 15 jours qui étaient bien relayées dans la presse, y compris nationale. »

Toujours en 1976, le projet de Plan de secteur est sur la table. Mieux : il est soumis à une procédure de publicité-concertation, une première du genre ! Il faudra attendre 1979 pour qu’il soit adopté, entérinant l’abandon du projet de périphérique sud. IEB peut se féliciter d’avoir obtenu trois de ses principales revendications. Il en reste trois, et pas des moindres, réaffirmées dans les documents de l’époque. Un : « la ville doit apprendre à se gérer » et il lui faut des institutions pour ce faire. Deux : « enrayer l’exode urbain, voire accroître la population de Bruxelles ». Trois : « Bruxelles ne relèvera les défis auxquels elle est confrontée que par un débat permanent sur les projets qui la transforment, en faisant de chaque Bruxellois un acteur de la reconstruction de sa ville ». Elle se donne quatre modes d’action pour y parvenir : « agir, informer, réfléchir et critiquer, proposer et innover ».

« Difficile de créer une vision commune au sein de la fédération »

Entre-temps, la coupole nationale d’Inter-Environnement a vécu. Ses quatre sections régionales n’avaient plus besoin d’elle pour être solidaires et se coordonner sur certains dossiers (ce qu’elles continuent à faire, quarante ans plus tard, au sein d’une structure plus légère : les « quatre fédés »). Michel Didisheim la quitte en 1976, pour devenir administrateur délégué de la toute nouvelle Fondation Roi Baudouin. La liquidation juridique d’Inter-Environnement se clôturera en 1983, dans l’indifférence générale.

Des tensions et des divergences, semblables à celles qui avaient eu raison de « l’entente nationale », la fédération régionale en connaît également depuis sa constitution : tensions entre comités d’habitants (ayant une approche locale) et associations thématiques (ayant une approche plus transversale), entre préoccupations des habitants des quartiers centraux et des quartiers périphériques, ou encore entre sensibilités « urbaine » et « environnementaliste »…

Ainsi, IEB fut confronté très rapidement à la tentation de certains de ses membres, estimant que la fédération se préoccupait trop du sort des quartiers centraux, de se regrouper au niveau communal. Ce fut le cas, par exemple, à Uccle avec la création de l’Association de Comités de Quartier Ucclois (ACQU) en 1974, ou encore à Woluwe avec la naissance de Wolu-Inter-Quartiers (WIQ) en 1976. Mais ces fédérations communales restèrent membres d’IEB.

Paul Vermeylen : « Un autre élément va chambouler le paysage, c’est la mise en place, sous l’impulsion entre autres de Guy Cudell (alors Secrétaire d’État aux affaires bruxelloises, NDR), des commissions de concertation. L’outil répond évidemment à une des demandes d’IEB pour plus de transparence dans les procédures urbanistiques, ce qui est très positif, mais il va engendrer l’émergence d’une multitude de petits contre-pouvoirs. Il deviendra dès lors à nouveau très difficile de créer une vision commune au sein de la fédération. »

LES ANNÉES 1980

« Mener une sorte de bataille culturelle »

IEB est confrontée à une complexité supplémentaire : celle de l’organisation interne, propre à toute association à caractère militant qui s’institue – et plus particulièrement au statut même de fédération, propice à des visions différentes entre les membres et ceux qui s’expriment en leur nom.

IEB est organisée autour de trois pôles principaux : l’assemblée générale (AG), qui réunit les membres, le conseil d’administration (CA) et le secrétariat (l’équipe). A la naissance, l’assemblée générale est toute puissante, le conseil d’administration et le secrétaire général largement en retrait, l’équipe se compose de quelques bénévoles objecteurs de conscience. Petit à petit, un déplacement du pouvoir va s’opérer, d’abord de l’Assemblée générale vers le Conseil d’administration (1977 à 1980), puis du CA vers le Secrétaire général. Ce dernier cumule une multitude de fonctions parfois schizophréniques : gestion du personnel et des finances, recherche des subsides, communication interne et externe, définition des lignes d’orientation, rôle de filtre entre l’équipe et le CA… Il lui revient de maintenir les équilibres au sein de la fédération. Une tâche qui sera plus ou moins aisée tant que les objectifs seront fédérateurs, mais qui deviendra plus compliquée une fois que le Plan de secteur sera adopté et les mesures de publicité-concertation mises en place… La victoire remportée autour du plan de secteur a fait disparaître la prise revendicative qui catalysait l’énergie. Paul Vermeylen : « Au fil du temps, de nouveaux débats vont naître, ce qui va élargir le champ d’action d’IEB. Les associations membres d’IEB vont être traversées par des questions qui dépassent les enjeux liés aux grands projets urbains. Elles vont aller vers des choses plus complexes et devront sortir du mode d’action de la contre-proposition.

De nouveaux thèmes, plus en lien avec les dynamiques urbaines, apparaissent, comme par exemple l’évolution de la démographie, l’attractivité de la ville, la rénovation du patrimoine… La disparition du contexte industriel bruxellois au profit du tertiaire (bureaux) faisait aussi partie des préoccupations. Et puis il y a la question sociale qui ne cesse de s’accentuer et à laquelle un nombre croissant d’associations essayent de répondre,…

Pour faire face à cette évolution, la stratégie a été, d’une part, de mener une sorte de bataille culturelle afin de retrouver de la crédibilité au niveau culturel bruxellois en allant chercher des grandes voix comme celle d’Edgar Morin (la ville doit avoir un fondement culturel partagé) et, d’autre part, de mener une bataille sociale par la création des Boutiques urbaines pour lancer des services afin que la population puisse se saisir de la question urbaine et ne la subisse pas simplement. »

Les Boutiques urbaines ont été lancées en 1979 pour conseiller gratuitement les habitants des quartiers populaires et répondre aux besoins d’amélioration des conditions d’habitat. Jean-Michel Mary, arrivé à IEB en tant qu’objecteur de conscience (tout comme Paul Vermeylen), se rappelle ainsi avoir travaillé à Cureghem où il était « très impliqué dans la contestation du plan de rénovation urbaine de la commune d’Anderlecht qui visait à raser certains quartiers avec l’objectif d’en changer la composition de sa population et d’en chasser l’industrie urbaine ». IEB va ainsi se préoccuper des immeubles abandonnés, en menant notamment un travail d’affichage et de recensement, afin que les habitants puissent interpeller les propriétaires. Ou encore, en 1984, dresser un inventaire des immeubles industriels vacants, accompagné par un conseil à la rénovation. Mais ce travail de terrain ne durera pas, l’offre de rénovation trouvant peu d’échos chez des habitants confrontés à des questions de précarité forte. IEB l’externalisera et confiera les missions des Boutiques urbaines au Centre urbain, dont il sera l’un des co-fondateurs en 1988.

Dans le même temps, IEB commence à devenir une institution. Elle compte 75 membres. Son AG se réunit encore mensuellement et son CA est actif. René Schoonbrodt a quitté la présidence en 1981, comme promis, mais la présence et l’influence de l’ARAU restent importantes. L’équipe d’IEB s’est étoffée et professionnalisée : tandis qu’au départ le travail quotidien s’organisait essentiellement autour des bénévoles et des objecteurs de conscience, qu’IEB ne comptait encore qu’un employé mi-temps et un objecteur de conscience en 1977, cinq travailleurs supplémentaires les rejoignent avec la création des Boutiques urbaines, et la progression continue grâce à différents dispositifs d’emplois subventionnés, pour atteindre une dizaine de travailleurs à la fin des années 1980. Le BRAL connaît la même évolution en passant de trois à douze travailleurs. [4]

« La Région était neuve, tout était permis » [5]

En 1989, la création de la Région de Bruxelles-Capitale change radicalement la donne. Lors de la première élection régionale, IEB et le BRAL constatent avec plaisir que l’ensemble des partis ont repris les thèmes que les fédérations portent depuis 15 ans. Mieux : la déclaration de politique générale du premier gouvernement bruxellois reprend la majorité des revendications contenues dans le mémorandum adressé par IEB au lendemain des élections. Paul Vermeylen, « estimant que c’est dans les institutions régionales fraîchement créées que les choses pouvaient se faire », s’en va rejoindre Charles Picqué, Ministre-Président de la Région dont il devient chef de cabinet. Il y trouve, se rappelle-t-il, « la possibilité de lancer des dynamiques d’une certaine ampleur, comme par exemple celle des contrats de quartier. Cela s’est fait sans grande résistance. La Région était neuve, tout était permis ».

Beaucoup d’anciens membres du BRAL et d’IEB, voire certains travailleurs, vont se retrouver dans les cabinets ou autres instances régionales. La capacité financière des deux associations va augmenter grâce à la réalisation d’un certain nombre de missions pour le compte des nouvelles administrations régionales. La question environnementale, pourvoyeuse de subsides importants, deviendra un thème majeur. IEB et le BRAL mèneront ensemble le projet des Jardins secrets (balades urbaines insolites financées par la Fondation Roi Baudouin), qui toucheront un large public. Ils partageront également des missions dans le domaine de la mobilité et notamment l’organisation du dimanche sans voiture. Ils se feront toujours plus experts dans certains domaines et obtiendront de ce fait une place dans les organes consultatifs officiels comme la Commission régionale de développement (CRD). Ce sera aussi le début des grandes consultations sur les nouveaux outils de planification urbaine tels que le Plan régional de développement (PRD) et le Plan régional d’affectation du sol (PRAS).

IEB va connaître à cette période une activité débordante. Chaque mois, elle organise en moyenne une à deux conférences de presse et publie au moins un communiqué. Elle publie chaque semaine la liste des enquêtes publiques dans son bulletin Avis d’enquêtes et certaines dans le Vlan et Deze week in Brussel. Elle décerne annuellement ses Palmes et Chardons et son Prix Paul Duvigneaud de l’Education permanente à l’environnement urbain. Elle organise nombre d’activités : l’opération « Jardins secrets », l’exposition « Jeter, c’est démodé », la campagne « Moi, je fais maigrir ma poubelle », le « Carrefour pédagogique de l’environnement urbain », etc. Elle édite le Guide des promenades écologiques. Elle multiplie les réunions avec les ministres du Gouvernement Picqué I, accepte avec une certaine boulimie des missions diverses pour la Région, réalise toutes sortes d’études pour les cabinets et les administrations (allant jusqu’à étudier le marché du papier recyclé), rédige des memorandums à destination des pouvoirs publics,… En interne, cela va renforcer la fragmentation des tâches par secteurs (environnement, urbanisme, mobilité, logement, patrimoine,…) et la spécialisation des travailleurs, d’autant que la technicisation des compétences est à l’œuvre, rendant plus complexe la transmission de l’information vers les habitants. La logique des revendications initiales et les principes généraux qui les sous-tendaient ne sont désormais plus suffisants pour influencer les politiques.

Le CA, lui aussi, se disperse dans de multiples mandats : Centre Urbain, Télé Bruxelles, Conseil Supérieur de l’Education Permanente, et d’autres fronts encore. Bref, IEB est omniprésente et file le parfait amour avec la nouvelle institution régionale qu’il a tant appelé de ses vœux. Et cela va renforcer en son sein un clivage existant sur la nature même de son rôle : doit-elle travailler comme un bureau d’études au service des pouvoirs publics, ou agir comme un contre-pouvoir ? Un dilemme contenu dans cette phrase extraite du rapport d’activités de l’année 1989 : « S’il est clair qu’IEB conserve et conservera son rôle essentiel d’aiguillon critique indépendant, il est aussi devenu indispensable qu’IEB développe son rôle de force de proposition et de moteur dans un certain nombre de thématiques, en s’appuyant sur le professionnalisme accru de son secrétariat. »

« Le rôle de la contestation devient plus difficile »

Non contente d’avoir accompagné l’émergence de l’Agglomération bruxelloise, soutenu l’avènement du Plan de secteur et des procédures de publicité-concertation, influencé l’abandon de nombreux projets d’autoroutes urbaines ou immobiliers, participé au sauvetage de plusieurs espaces verts et à la protection d’immeubles présentant un intérêt patrimonial, ou encore inspiré le lancement des primes à la rénovation, l’acquisition de nouveaux trams, le réaménagement de nombreux espaces publics au profit des piétons et des transports publics,… IEB va désormais tenter de marquer de son empreinte la mise en œuvre par la Région d’un « projet de ville » qui lui paraît très proche de ses objectifs. Jean-Michel Mary : « La régionalisation amène un changement de dynamique puisque les projets régionaux correspondent assez bien aux demandes qu’IEB formule depuis longtemps. Le rôle de la contestation devient plus difficile. A cette époque, IEB obtient alors très facilement des subsides de la Fondation Roi Baudouin et du ministre Didier Gosuin. En échange, les autorités attendent une attitude plus collaborative de notre part. Il suffisait en quelque sorte de demander pour recevoir. Le budget d’IEB va doubler pendant cette période. Il faut se rendre compte que l’administration était encore très embryonnaire à l’époque et donc très peu active et en demande de conseils. Dès lors, les dossiers suivis et développés par IEB faisaient vite office de référence et étaient largement suivis et repris par les pouvoirs publics. Ca a été le cas par exemple avec la mise en place de la politique de gestion des déchets qui est née d’une proposition d’IEB. IEB a organisé à cette époque une série de colloques internationaux dans le domaine de la mobilité d’où sont sortis une série d’idées. On procédait par échanges d’expériences avec une série d’exemples à l’étranger. On faisait en somme du benchmarking. A titre d’exemple, la Région a largement repris nos idées sur l’organisation du tri des déchets ménagers et le système qui avait été mis en place est aujourd’hui encore toujours d’actualité. Nous nous étions inspiré de la manière dont le tri des déchets était organisé à Lille. En parallèle, on avait lancé une campagne ’Les déchets, n’en faisons pas un four’ contre l’incinérateur. »

Mais les premières déconvenues et désillusions vont ternir doucement le grand enthousiasme d’IEB pour la toute jeune Région de Bruxelles-Capitale et son premier gouvernement. En 1990, IEB dresse un bilan en demi-teinte de la première année de législature, en constatant par exemple que les ministres ne concrétisent pas tous leurs engagements et que des rivalités entre eux ralentissent les décisions et mettent fin à la promesse d’une transversalité des politiques. Mais ce n’est pas tout, des retards considérables s’accumulent dans certains dossiers, le Parlement est réduit à une chambre d’interpellation de l’Exécutif, le social est à la traîne, le gouvernement se montre incapable de mettre en place une véritable politique du logement, le dialogue avec le monde associatif se produit à des degrés divers, la restructuration des administrations régionales a beaucoup de mal à s’organiser, certaines entorses sont faites aux réglementations et des concessions aux promoteurs,…

LES ANNÉES 1990

« Le tournant environnemental »

Jean-Michel Mary : « À mon époque, les questionnements liés à l’environnement vont prendre le dessus, alors que jusque-là, la dominante était urbaine. Ceci plaisait aux associations ’nature’ tandis que ça tiraillait chez les ’urbains’. Les relations avec les membres sont devenues plus difficiles à gérer. C’est l’époque où les questions existentielles sur la représentativité d’IEB vis-à-vis de ses membres émergent. »

En 1994, tout comme son prédécesseur 5 ans plus tôt, Jean-Michel Mary se sent « entre deux chaises » et fait « le choix de partir du côté de l’Environnement chez le ministre Gosuin, avec l’envie de mettre en œuvre concrètement les idées que j’avais pu élaborer ». Il laisse une fédération dont le nombre de membres culmine à 80, où les AG sont encore mensuelles, dont les travailleurs participent à de nombreuses réunions des comités membres, mais où « la démocratie interne, bien qu’encore vivante dans l’ensemble, est en déclin avec le vieillissement de certains comités. » Yaron Pesztat prend la relève, à la tête d’une équipe qui va bientôt « culminer à une vingtaine d’équivalents temps plein ».

Yaron Pesztat : « Durant mon mandat, je vais vivre le tournant environnemental. IEB devient plus une structure de services, mais de services expérimentaux. À l’époque, IEB teste des solutions diverses par exemple pour la sensibilisation des entreprises ou sur toute une série de questions environnementales. C’était par exemple l’époque où les garages brûlaient leurs pneus et les photographes balançaient à l’égout leurs produits. Cela a rendu IEB très dépendant des pouvoirs publics régionaux et cet aspect du travail prenait une grande part du temps de travail du secrétariat. La majorité des subsides venaient du cabinet Environnement. Au niveau interne, IEB vit alors une grosse tension entre les environnementalistes et les urbains, qui est calquée sur la tension entre périphérie et centre.

Le débat entre service et militance existe déjà. À mon époque, la légitimité historique d’IEB est portée par une contestation relativement large qui contestait la politique nationale, mais la crédibilité de l’association a été construite sur base du contre-projet. Beaucoup des contre-projets proposés ont réellement vu le jour. C’est cette crédibilité qui a permis à IEB de maintenir l’équilibre entre service et contestation. Des campagnes comme ’je fais maigrir ma poubelle’ ont porté. Les espaces publics ont été réaménagés avec de très bons résultats, comme le pourtour de l’église Royale Sainte-Marie ou le Vieux Marché-aux-Grains, ainsi que quantité de petits aménagements locaux un peu partout. »

 « Les nouveaux mouvements sociaux urbains »

Le milieu des années 1990, c’est l’époque où commencent à apparaître dans le paysage bruxellois de nouveaux acteurs du débat urbain, autres que les comités de quartier et les associations thématiques habituelles. Une des caractéristiques de ces « nouveaux militants » est sans doute d’émerger d’une génération pour qui le fait régional est un acquis et les mesures de concertation sont largement insuffisantes.

Dans un premier temps, le BRAL va se montrer plus réceptif qu’IEB à cette tendance. Yaron Pesztat, alors secrétaire général d’IEB, se rappelle : « À l’époque, j’éprouve une certaine admiration pour le BRAL qui dispose de plein de moyens financiers, puisqu’ils bénéficient d’autant de subsides qu’IEB mais avec une nettement plus petite équipe, ce qui lui donne plus de souplesse. Le BRAL est à ce moment très militant, centré sur l’émergence de nouveaux mouvements sociaux urbains. Il s’implique dans les dynamiques de squats et est très actif sur la question de l’Hôtel Central avec le Beursschouwburg… IEB s’intéressera de près à ce dossier et on s’est également penchés sur des exemples étrangers comme celui des squats berlinois ».

L’Hôtel central ? Un centre culturel flamand et une fédération de « Bruxellois actifs » qui s’unissent pour dénoncer la spéculation sur les chancres dans le Pentagone en occupant illégalement un îlot en voie d’abandon, voilà qui n’est pas habituel. En 1995, on comptait plus de 34 hectares d’immeubles vides et de terrains vagues dans le centre historique. Sous le nom de Fondation Pied-de-biche/Stichting Open deur (1995), puis de Bruxelles-ville libre/Vrijstad Brussel (1996), l’occupation de l’Hôtel central à la Bourse va se dérouler en deux temps et marquer des points. Les pouvoirs publics finissent par promettre le maintien des fonctions initiales de l’îlot (logement, commerce, etc.)… avant de ravaler leur parole, permettre la transformation de l’îlot en hôtel et commerces de luxe et restructurer le Pentagone dans un tout autre sens que celui souhaité par ces actions.

L’Hôtel central marquera malgré tout les esprits. Un des points fort de cette action est d’avoir rassemblé autour d’une question urbaine à priori réservée à des spécialistes, une partie du milieu culturel bruxellois néerlandophone et francophone, mais aussi des squatteurs, des urbanistes, des individus non organisés… C’est donc un moment où se sont expérimentés des pratiques encore peu répandues à Bruxelles et où se sont rencontrées des personnes qui allaient marquer le débat urbain pendant les deux décennies suivantes. Il serait fastidieux de dresser toutes ces ramifications, mais il est intéressant de noter qu’elles nous amènent tant dans le secteur associatif formel et informel, que dans l’institutionnel ou le privé. Parmi ceux qui contestaient alors les politiques urbaines, certains occupent désormais des fonctions décisionnelles ou sous-traitent leurs services pour les pouvoirs publics, d’autres encore sont restés dans un rôle d’opposition, ont rejoint ou créé des associations structurées.

Parmi les événements qui ont suivi l’occupation de l’Hôtel central, on citera la mise en place par Bruxelles-Ville de la Délégation au Développement du Pentagone pour « revitaliser » le centre-cille (1995), puis de Recyclart dans la gare de la Chapelle (2000). On citera le rôle du Beursschouwburg dans l’occupation d’un terrain vague sur le boulevard Jacqmain (actuel Théâtre national) par la Fondation Legumen, qui y installe un potager (1996) ; et aussi dans la création du Cinéma Nova, faisant revivre, grâce à une convention d’occupation précaire, une salle du centre-ville vidée de son activité par une banque qui l’avait abandonnée (1997). La création de City Mine(d) pour encourager des projets créatifs de nature socio-culturelle dans l’espace public (1997). Les actions de la Fondation Sens Unique au quartier « européen » (1997). Le festival PleinOPENair, organisé chaque été par le cinéma Nova pour mettre en lumière des enjeux urbains (depuis 1998). Les actions que mèneront les uns et les autres pour tenter de préserver des fonctions publiques sur le site de la Cité administrative de l’Etat (2003-2004). Ou encore, le travail qui sera mené pour répandre l’utilisation de conventions d’occupation précaire, permettant l’occupation de friches et l’ouverture de lieux publics ou d’habitats temporaires. On citera aussi le soutien d’institutions associatives comme IEB ou le BRAL aux occupants de bâtiments squattés (le Centre social à la Porte de Hal en 1998, l’îlot Soleil rue des Chevaliers en 2000, Socotan au quartier Midi en 2001, la Gare du Luxembourg occupée par le collectif BruXXel en 2001,…). Et même le soutien actif d’unions de locataires et d’associations pour le droit au logement à des squats de logement (Hôtel Tagawa à l’avenue Louise en 2003, le 123 rue Royale en 2007, l’ancien couvent du Gésù en 2010,…).

Il serait beaucoup trop réducteur de présenter l’occupation de l’Hôtel central comme le déclencheur de ces nouvelles formes d’activisme, qui ont été en partie tout simplement inspirées par des pratiques déjà expérimentées dans d’autres pays. Mais c’est incontestablement un marqueur dans l’affirmation de nouveaux acteurs de l’urbanisme et de sa contestation, échappant aux classifications auxquelles s’était habitué le monde politique et urbanistique local, et prenant de court l’associatif bruxellois établi depuis les années 1970. Un exemple en est le collectif diSturb (2001), qui émergera comme porte drapeau d’un nouveau regard sur le patrimoine fonctionnaliste (Tour Rogier, Tour du Lotto, Cité administrative…). Prenant le contre-pied de la pensée de l’ARAU, celle qui a également longtemps imprégné IEB comme la Région bruxelloise, diSturb a développé une critique du manque d’ambition architecturale à Bruxelles, dénonçant une médiocrité dont il tient en partie l’ARAU pour responsable. Ce collectif de jeunes architectes et urbanistes révoltés par le cadenassage du milieu urbanistique, va avoir un impact rapide à travers la popularisation des concours d’architecture (notamment via la Plateforme Flagey et son appel à idées en 2003), avant de se limiter à être un nom derrière lequel ses fondateurs — entre-temps devenus urbanistes, maîtres d’œuvres, fonctionnaires ou élus — pourront continuer à exprimer leurs idées. Ayant défendu de nouvelles pratiques architecturales et urbanistiques, diSturb disparaîtra des radars une fois que des institutions comme l’Agence de développement territorial (ADT, 2008) et le Maître architecte (2009), dont il revendiquait l’existence, seront créées par la Région.

À cette même période, plusieurs initiatives sont lancées à Bruxelles sur le modèle des « coalitions de développement » importé du monde anglo-saxon, à l’image des Etats généraux de Bruxelles ou de la Platform Kanal (tous deux créés en 2008 sous la houlette du professeur Eric Corijn). Pour débattre des « grands défis pour Bruxelles » dans le cas des Etats généraux, ou pour impulser une « nouvelle centralité du canal » et redessiner « les quartiers de la ville de demain » dans le cas de la Platform Kanal, ces initiatives partent du constat que les administrations locales sont relativement impuissantes face à la mondialisation de l’économie. Elles tentent de rassembler « la société civile » (milieux académiques, culturels, associatifs, syndicaux, patronaux, financiers…) afin de prendre en main la question du développement urbain, en faisant le pari que le résultat d’un tel arrangement sera meilleur que ce que les pouvoirs publics sont capables de faire. IEB sera critique sur ce type de coalition qui, « pour arriver à ses fins, se voit ’obligée’ de gommer les rapports de forces qui pourraient générer le moindre conflit lors des réunions. Le résultat est souvent un consensus mou qui ruine toute chance de changement radical de la société. Les différences n’étant pas assumées et prises en compte dans la coalition, on peut craindre que ce soit à nouveau ceux qui sont en position de force qui fassent passer leur point de vue, sous couvert de ’réalisme’, décidant des rêves qu’il s’agit bel et bien d’abandonner » (Mathieu Sonck dans Bruxelles en mouvements en 2010).

« Des retours en arrière inacceptables »

L’année 1995 marque la transition entre la fin de la première législature régionale, pendant laquelle IEB a vécu une sorte de symbiose avec la Région, et le début de la seconde législature qui semble remettre en cause certains acquis et le « projet de ville » auquel souscrivait la fédération. IEB considère comme « complètement chaotique » la mise en œuvre du PRD par le Gouvernement Picqué II, et dénonce « des retours en arrière inacceptables », que ce soit en matière d’urbanisme, de mobilité, comme de processus démocratique. C’est la désillusion. Le désamour est consommé. Dès 1996, la Région n’hésite pas à couper certains subsides à IEB et menace de ne pas en renouveler d’autres. Pour sortir de la précarité et tenter de maintenir une équipe qui a considérablement grossi, la fédération va chercher à diversifier ses sources de financement.

Yaron Pesztat : « Il y avait des tensions entre le CA l’équipe, qui vivait mal la tendance de plus en plus « service » que prenait IEB. Il en a résulté une grosse opposition. Le point d’orgue de cette tension sera le lancement du journal version plus grand public, voulu par le CA. L’équipe devait passer beaucoup de temps sur les aspects rédactionnels liés à ce journal. J’ai défendu ce projet car j’y croyais vraiment, mais aussi parce qu’il s’agissait de la position du CA qui est légitime pour impulser les décisions. Le rôle du secrétariat est de les exécuter. »

Mais le CA avait vu trop grand en voulant transformer son bulletin de liaison, La ville et l’habitant, en revue généraliste et grand public, Vivre à Bruxelles, qui attirera trop peu d’abonnés pour garantir la faisabilité financière. Il avait aussi sous-estimé la résistance de l’équipe, hostile à devoir se transformer en rédaction journalistique et mécontente de ne pas avoir été associée à cette décision. L’équipe ira jusqu’à se mettre en grève. « Le journal sera un échec et mettra à mal les finances d’IEB », admet Yaron Pesztat qui quitte parallèlement la fédération pour se lancer dans une carrière politique en se présentant sur les listes Ecolo aux élections régionales de 2000. « En partant, je laisse une association en difficultés à la fois au niveau financier et au niveau des tensions internes entre équipe et CA », regrette-t-il.

En 1999, IEB fonctionne au ralenti. « En plus des difficultés déjà évoquées, il y a aussi eu l’affaire du procès de la FGTB, qui réclamait 1 million de francs belges pour la mise en préavis conservatoire de 4 travailleurs, dans l’attente du renouvellement de certaines subventions régionales qui étaient en suspens à cause des élections », précise Anne-France Rihoux, engagée pour remplacer Yaron Pesztat. Elle est la première Secrétaire générale à venir de l’extérieur, « tous les autres avaient un passé de travailleurs dans la structure avant de remplir la fonction. Au vu des tensions au moment de mon arrivée, c’était peut-être une bonne chose ».

LES ANNÉES 2000

« L’action fédérative était en train d’éclater »

Anne-France Rihoux : « Et bien oui, j’arrive dans un contexte très difficile. Au début de mon mandat, l’hostilité de l’équipe à mon égard était grande, en tout cas pendant les six premiers mois. En plus des tensions entre l’équipe et le CA et des soucis financiers qu’on a évoqués, le CA est vieillissant, plus tout à fait au fait des nouveaux enjeux et peu familier des nouveaux mouvements sociaux. L’AG a clairement perdu de sa superbe et a manifestement peu d’intérêt pour les enjeux globaux qui sont suivis par le secrétariat. Il y a une difficulté à réunir les gens une fois par mois. Les relations entre le CA et l’équipe vont peu à peu s’améliorer et seront finalement bonnes, par contre l’AG restera avec un clivage entre d’une part urbain/environnement couplé d’autre part au clivage centre/périphérie.

Parallèlement, les comités avaient une réactivité très localiste qu’IEB n’avait pas anticipé. Il y a eu à cette époque beaucoup de conflits entre IEB et de nombreux groupes d’habitants, entre autres sur la question de l’implantation des antennes GSM et sur les nouvelles lignes de tram. Anciennement, les commissions de concertation rassemblaient beaucoup de gens et IEB était souvent applaudi pour les positions qu’elle y défendait. Mais au cours de mon mandat, un changement va s’opérer à ce niveau et IEB se fait régulièrement huer pour les positions que nous prenions. L’action fédérative était en train d’éclater. Il y avait une difficulté à faire émerger une réflexion et un discours réellement construits. »

Face à ces difficultés, Anne-France Rihoux avoue avoir « vraiment failli jeter l’éponge d’entrée de jeu ». Mais l’élaboration, par le gouvernement qui sort des urnes après les élections de 2000, d’un Plan régional d’affectation du sol (PRAS) pour remplacer le Plan de secteur de 1979 puis d’un nouveau Plan régional de développement (PRD), vont la motiver à rester. « IEB et BRAL ont envoyé tout deux un représentant à la Commission régionale de développement (CRD) qui analysait l’ensemble des 700 réclamations formulées durant l’enquête publique vis-à-vis du projet de PRD. Globalement, IEB était en manque de projet mais le travail sur le PRAS va donner un regain de motivation ».

La gestion d’IEB, ces années-là, sera caractérisée par la prudence et permettra l’apurement, en 2005, des dettes fiscales et sociales et des pertes cumulées. La fédération essayera d’obtenir une dotation suffisante et récurrente (comme c’est le cas pour IEW en Wallonie et BBL en Flandre), mais en vain. Elle se repliera sur la signature d’une série de conventions avec la Région, par exemple pour travailler sur « des enjeux purement locaux par la mise en place de projets spécifiques de type : Quartiers verts, compostage, etc. ». Mais aussi pour organiser la participation des habitants sur le sort des « zones frontières telles les zones d’intérêt régional (ZIR), et les friches urbaines qui se trouvent souvent un peu plus à l’écart du centre ville », pour lesquelles la Région a des projets dans ses cartons. « Ce n’est pas la même chose que les grands projets contre lesquels IEB se mobilisait avant et qui impliquaient la destruction de quartiers entiers », reconnaît Anne-France Rihoux. « Ici, ce sont des zones où il n’y avait rien et qui constituaient des possibilités de développement pour les projets de la Région. »

« Redonner à IEB sa liberté de parole »

Anne-France Rihoux quitte IEB en 2007. « A ce moment, j’éprouve une désillusion par rapport à l’existence de la Région, mais je pars avant tout pour des raisons personnelles et avec l’envie de ne pas rigidifier les choses. » Son successeur, Mathieu Sonck, postule à IEB suite à une petite annonce. Il se renseigne sur l’association et présente sa candidature avec un projet : « redonner à IEB sa liberté de parole vis-à-vis du pouvoir politique ».

Mathieu Sonck : « A mon arrivée, j’ai trouvé une association dont la situation financière a été redressée. Par contre, au sein de l’équipe il y avait un manque de sens politique. Certains travailleurs étaient militants, d’autres se positionnaient comme prestataires de services. Le CA de l’époque était ronronnant, composé de membres anciens. Et l’AG, vieillissante et assez localiste. Deux tensions traversaient toute l’association : d’une part le couple urbain/environnement et d’autre part le couple service/contre-pouvoir. »

Rien de très neuf dans ces constats, déjà dressés et pour certains répétés inlassablement au fil des années… La fédération veut défendre un projet de ville, mais les «  préoccupations variées » de la « mosaïque » de ses membres ne rendent pas aisées les prises de position (1990). Elle veut « garder toute son indépendance  » (1990), mais elle accepte de nombreuses missions subventionnées par la Région, qui est le pouvoir compétent dans les matières qui l’occupent. Elle se demande « comment remplir sa mission d’éducation permanente », craignant d’être « réduite à une prestation de service » (2003). Elle espère pouvoir travailler de manière « plus transversale » (1994), mais les profils d’embauche de ses travailleurs sont calqués sur la répartition des compétences ministérielles. Elle souhaite « rester crédible en terme de légitimité et de poids dans son rôle de groupe de pression » (2003), mais son AG ne se réunit plus qu’une fois par an, certaines catégories sociales en sont absentes et de nombreux comités sont vieillissants. Elle aimerait « se réinvestir dans les quartiers centraux » (2004), mais elle y a peu de relais et son équipe est tellement occupée à produire des analyses ou participer à des conseils d’avis qu’elle n’a pas de temps pour mener du travail de terrain. Elle constate que « la vie associative aussi a évolué » et veut « réfléchir à ses relations avec les nouveaux mouvements urbains et à la place que les membres individuels pourraient avoir (en son) sein » (2000), mais ce débat existe depuis… le Congrès sur les finalités d’IEB de 1977 et il se clôture chaque fois par un refus de toute forme d’adhésion individuelle. La fédération veut « adapter sa structure à la réalité de l’engagement des habitants vis-à-vis de l’amélioration de leur cadre de vie urbain » (2004), mais elle est encore organisée autour de critères et de modes d’admission qui rendent peu accessible l’adhésion de groupes comme les fameux « publics populaires » (1976) et autres « nouveaux mouvements urbains » (1995) qu’elle souhaite intéresser. Etc.

Parallèlement à cette crise de sens, la « vision » de la fédération s’est peu à peu effacée au profit de la « visibilité ». Dans les années 1990-2000, IEB réalise 40 à 50 « actions presse » par an. Une logique de communication avant tout tournée vers les médias et les institutions. Mais en dehors de ces cercles, nombreux sont ceux qui confondent Inter-Environnement Bruxelles avec Bruxelles Environnement (le nouveau nom de l’Institut bruxellois pour la gestion de l’environnement)…

En 2008, IEB décide d’ouvrir un chantier sur son fonctionnement interne et ses pratiques. Ce n’est pas la première fois dans son histoire que la fédération se questionne sur son rôle et son fonctionnement, mais IEB va cette fois commencer par revisiter son passé à travers un travail de recherche dans ses archives et d’entretiens avec ceux qui ont fait ou font l’association. S’appuyant sur ce travail d’archéologie mené avec l’aide de David Vercauteren [6] et faisant remonter les questionnements traversant la fédération depuis sa naissance, IEB décide en 2009 de lancer une « année expérimentale » : une année de réflexion, de débats et d’expérimentation de nouvelles pratiques. Non pas pour rompre avec l’héritage d’une aventure collective entamée en 1974, mais pour en tirer les enseignements qui donneront sens et force à la structure d’aujourd’hui et pour entamer une profonde mutation, tel un lézard se débarrassant de sa vieille peau. « Puisque le dissensus existe au sein d’IEB, il s’agit de l’exprimer et de le travailler, tout comme les rapports entre équipe, CA et AG, et le rôle du secrétaire général », explique Mathieu Sonck. La volonté de repositionner IEB va se centrer sur trois axes principaux : « – apprendre à construire une position collective sur la ville, ses enjeux et les stratégies d’action à mener ; – interroger la position d’IEB dans la société civile, son rapport au pouvoir politique et aux médias ; – apprendre de nouvelles manières de faire, s’organiser différemment en repensant la structure existante et le fonctionnement de la fédération. »

LES ANNÉES 2010

« Une approche plus sociale des thèmes environnementaux »

L’un des enjeux étant de mieux partager les prises de décisions, l’année expérimentale sera le déclencheur d’un rapprochement entre les différents pôles de l’association. « Ce processus de transformation va amener des tensions et cristalliser certaines choses. Ceci tant au niveau du pouvoir au sein de l’association et qu’entre les différentes instances d’IEB ». Mais peu à peu, non sans fracas, les différentes instances vont se décloisonner, bénévoles et salariés travailler ensemble, le rôle central du secrétaire général s’estomper, le CA se renforcer. La fédération va s’ouvrir à de nouveaux membres y compris individuels et à des personnes ressources extérieures, mais aussi à de nouvelles pratiques. Elle va dépoussiérer son règlement et ses statuts. Questionner son rapport aux médias pour rééquilibrer la balance vers des moyens de communication propres à IEB : notamment en diminuant la communication extérieure (plus que 24 « contacts presse » en 2012) et en mettant davantage d’énergie à construire des positions collectives avec les membres, ou encore en changeant la formule et en augmentant le tirage de Bruxelles en mouvements pour le diffuser hors du cercle des membres et des administrations…

Mathieu Sonck : « Actuellement, il y a déjà plus de dynamique. Cela se traduit par une plus grande implication des membres dans le travail quotidien de l’équipe. C’est surtout valable pour les administrateurs, mais pas seulement. Il y a eu aussi la création d’une nouvelle instance, l’assemblée associative, qui consiste en des débats entre les membres, chaque fois sur une thématique spécifique sur laquelle IEB souhaite se positionner. Il y a eu un rééquilibrage entre les thèmes environnementaux et urbains. IEB s’intéresse aujourd’hui davantage à la question du logement et de la gentrification, il y a une approche plus sociale des thèmes environnementaux. »

Pour regagner en indépendance, la fédération diminue les activités de service sous-traitées par la Région. « Il y a globalement un recentrage de l’action d’IEB sur les principes de l’éducation permanente », poursuit Mathieu Sonck. « La posture de contre-pouvoir est assumée et au niveau des pouvoirs publics, on a pu négocier la reconnaissance de nos métiers de base. » Un rééquilibrage qui ne se fait pas sans heurts, la mue d’IEB étant diversement appréciée au sein des administrations et ministères régionaux. Plusieurs subventions sont ainsi bloquées ou diminuées par la Région, qui reproche notamment à IEB d’introduire trop de recours en justice contre des permis d’urbanisme ou des actes administratifs. Des recours pourtant pas si nombreux, presque tous déclarés fondés, menés parfois pour faire respecter les règles que les pouvoirs publics ont eux-mêmes mis en place, et qui aboutissent régulièrement à des victoires faisant avancer le droit et la démocratie urbaine.

Au bout de six années comme secrétaire général, marquées d’entrée de jeu par des gros dossiers comme le Plan de développement international (PDI) et le réveil du dossier « quartier Midi », Mathieu Sonck va accuser une grosse fatigue et tomber en burn out. Une situation qui va permettre d’enlever les derniers blocages à la suppression du poste de secrétaire général, discutée au sein d’IEB depuis 2009. « Le rôle du secrétaire général concentrait trop de responsabilités pour qu’elles puissent être effectuées par une seule personne », dit-il. « Il concentrait aussi trop de pouvoir. Il suffisait de changer de secrétaire général pour changer le projet d’IEB. Depuis juin 2014, la fonction de secrétaire général est remplacée par une forme d’organisation plus collective. La coordination est assurée par un trio de travailleurs. Depuis 2013, la présidence est elle aussi partagée entre plusieurs administrateurs. »

Le retour de la question sociale

La mue entamée par IEB en 2009 n’a pas seulement amené en interne un décloisonnement structurel, mais aussi thématique. Pour travailler à partir des dissensus existant au sein de son assemblée générale, la fédération a décidé de se centrer dans un premier temps sur deux thématiques qui lui semblaient prégnantes et transversales dans la transformation que connaît le territoire bruxellois : la gentrification (aux vertus de mixité louées par certains et aux conséquences de dualisation sociale dénoncées par d’autres) et la densification (voulue par les chantres de la ville compacte et les promoteurs, crainte par les défenseurs des espaces verts). Il s’agissait de penser la complexité des positions et les contradictions comme moteur de l’implication de chacun, mais aussi d’acter certaines évolutions de la ville et des rapports sociaux survenues depuis la création d’IEB et depuis l’avènement de la Région.

Aujourd’hui, 30% des Bruxellois vivent avec un revenu inférieur au seuil de risque de pauvreté et le nombre de chômeurs a doublé entre 1990 et 2014. Dans le même temps, l’accès au logement est devenu une difficulté majeure pour un nombre de plus en plus important de Bruxellois. Plus de 40.000 ménages sont en attente d’un logement social. Une série de politiques publiques de rénovation urbaine ont contribué à la hausse des loyers. Les pouvoirs publics poussent à la réinstallation des classes moyennes dans les quartiers populaires, ce qui mène inévitablement à la concurrence avec les habitants plus pauvres en matière d’accès au logement. D’autant plus que la Région peine à augmenter son parc bruxellois de logements sociaux : 60% de l’offre actuelle est constituée de bâtiments construits entre 1951 et 1980 et la construction de nouveaux logements sociaux est retombée depuis 1999 à une moyenne de 19 logements par an (alors que le contrat de gestion qui lie la SLRB à la Région stipule la construction de 300 logements supplémentaires par an)…

En creusant ces thématiques, la question sociale va s’inviter avec force. IEB va développer une lecture critique des politiques de rénovation urbaine lorsqu’elles ont pour effet d’exclure les populations fragilisées, une analyse qui passe mal auprès des pouvoirs publics. D’autant que, comme le rappelle Yaron Pesztat, « les politiques de rénovation urbaine avaient dès leur origine pour objectif de ramener les classes moyennes à Bruxelles. Et IEB a joué un rôle important dans le cadre des contrats de quartier. »

Dans le même mouvement, IEB va aussi ramener la problématique du logement au cœur de ses préoccupations. Ce sera notamment le cas avec le Marathon du logement, initié par IEB en 2013 au moment où la Région élabore son nouveau PRAS « démographique » et son PRD « durable ». Préparée sous forme d’ateliers ouverts, l’organisation de cette manifestation rassemblera différents intervenants actifs pour le droit à l’habitat qui pour certains ne se côtoyaient pas ou plus, permettant la constitution d’une plate-forme d’associations toujours active aujourd’hui. Ensemble, ils revendiqueront une politique de construction massive de logements publics et sociaux et un encadrement des loyers sur le marché privé.

Dès 2010, un territoire va s’imposer aux membres d’IEB comme terrain d’action concentrant à la fois les enjeux de densification, de gentrification et d’accès au logement : le canal de Bruxelles, une zone industrielle traversant les quartiers centraux populaires et qui est désormais en proie à tous les appétits immobiliers. Un « groupe canal » va se constituer au sein d’IEB qui, en 2011, publie le « Plouf » : un journal gratuit et satirique à parution unique, distribué largement dans Bruxelles pour dénoncer la spéculation en cours sur les rives du canal. La même année, dans le cadre de la mobilisation pour sauver les platanes et les pavés de l’avenue du Port, IEB et l’ARAU obtiendront du Tribunal de première instance l’arrêt du chantier lancé par la Région. En 2012, IEB réalisera une étude sur le bassin de Biestebroeck afin d’alimenter la réflexion sur l’avenir des dernières zones industrielles de la Région destinée par les promoteurs à devenir une « marina ». L’année suivante, IEB avec le Centre de rénovation urbaine (CRU) et la société Abattoir lanceront « Forum Abattoir », une initiative basée sur le site de l’abattoir de Cureghem, l’un des derniers en Europe situé en milieu urbain, pour en valoriser l’intérêt et initier un débat sur sa transformation. Dans la foulée, une autre étude de terrain sera réalisée sur le quartier Heyvaert, véritable plate-forme internationale de commerce de recyclage de véhicules automobiles que les autorités souhaitent déplacer aux confins de la ville. Et juste de l’autre côté de la Porte de Ninove, c’est une recherche-action qu’IEB démarrera dans les quartiers du Vieux Molenbeek, dans l’idée de susciter chez les habitants un intérêt à s’investir dans l’avenir de leur quartier. Via ces différentes actions, IEB tente de développer une meilleure connaissance des quartiers populaires et d’installer une relation de confiance, supposant parfois une disponibilité et une productivité moins visible à court terme.

…et des quartiers populaires

Mener un travail de terrain dans les quartiers populaires, cela ne va pas de soi pour une association qui n’avait plus fait ça depuis les Boutiques urbaines à la fin des années 70. Si la fédération repose depuis ses débuts sur des équilibres fragiles – voire illusoires – entre habitants des quartiers centraux et périphériques, ses membres sont essentiellement issus de la classe moyenne, lettrée et de culture occidentale.

Dans ses premières années d’existence, IEB a été davantage focalisé sur l’abandon des projets d’autoroutes urbaines, par exemple, que sur l’arrêt des expropriations ou le relogement des habitants du quartier Nord. Pour l’ARAU, dont la philosophie dominait à IEB à l’époque, « il fallait attaquer les promoteurs et les pouvoirs publics moins sur les catastrophes sociales que le Plan Manhattan allait provoquer que sur la conception de la ville et le type d’urbanisme qu’il tentait d’imposer », écrit Albert Martens [« Dix ans d’expropriations et d’expulsions au Quartier Nord à Bruxelles (1965-1975) : quels héritages aujourd’hui ? », Albert Martens, Brussels Studies, n°29, 5 octobre 2009. Voir aussi dans ce dossier l’article « De Manhattan à Dubaï ».]]. Ce que confirme René Schoonbrodt dans son livre [7] : « Bien qu’étroitement solidaire, l’ARAU a donc gardé ses réserves aussi longtemps que les comités locaux n’ont pas voulu porter leur action contre le plan du Quartier Nord et ses conséquences urbaines. L’ARAU intervint à la fin des années 1970, trop tard pour tenter d’empêcher les destructions liées au plan… »

Dans les années 1990, IEB a certes critiqué vigoureusement les plans de démolition du quartier Midi. Mais l’absence d’un comité de quartier et le pourrissement de ce dossier très politisé ont fini par détourner l’attention de la fédération du sort subi par les habitants. Et lorsque qu’un comité d’habitants se constituera finalement en 2005, elle ne le soutiendra que du bout des lèvres [8]

IEB renouera en 2008 avec un travail de terrain dans un quartier populaire, dans le cadre des expropriations menées par Infrabel à la rue du Progrès. Cette fois, la fédération n’agira pas seulement sur le plan de la critique du projet, mais aussi concrètement sur ses conséquences sociales. Elle mènera une action de long cours dans ce quartier, alors même que les habitants ne s’y étaient pas constitués en comité et que d’un point de vue politique « tout semblait déjà joué ».

Si IEB est peu présent dans les quartiers populaires, c’est donc en partie parce que son mode d’adhésion implique d’être constitué en comité, ce qui en écarte nombre d’habitants. Pour répondre à ce constat, IEB tente depuis 2009 à la fois de travailler sur le renouvellement des formes et des outils de lutte et sur l’ouverture à d’autres types d’organisations que les comités de quartier. Une option qui a supposé une réflexion approfondie sur la notion d’éducation permanente, au-delà de sa définition décrétale mais davantage comme une pratique ancrée. De ce point de vue, il est apparu comme essentiel qu’IEB ne se pose pas en expert d’un quartier et de ses enjeux mais veille à se nourrir des savoirs et des pratiques accumulés par les habitants et usagers de la ville. Le souhait est de veiller à ne pas occulter les habitants en parlant à leur place (ce qui n’empêche pas IEB de développer un point de vue qui lui est propre) et à respecter leur autonomie d’action tout en pouvant venir en soutien si cela s’avère utile.

Pas d’accord, les Secrétaires généraux…

On l’a vu : de 1974 à nos jours, la fédération des comités d’habitants a eu une vie turbulente, traversant des phases et des crises très différentes. La ville, sa sociologie, ses institutions et son activisme urbain, ont aussi beaucoup changé. « Bruxelles a la chance d’avoir un mouvement urbain solide », selon Paul Vermeylen. « Celui-ci est bien sûr traversé par une série de crises, mais c’est normal. Il y a d’ailleurs un chaînage entre les crises que traverse IEB et celles que traverse la ville ». Yaron Pesztat, pour sa part, estime que la fédération « a réellement été traversée par une crise de représentation démocratique. Ceci n’est probablement que le reflet de la crise de représentation politique qui traverse toute la société. » Au-delà de ces constats, les anciens secrétaires généraux ne partagent pas la même conception du rôle d’IEB. Dans des contextes certes différents, chacun d’entre eux a eu à faire aux mêmes tensions et questionnements, tant concernant le « projet de ville » porté par la fédération que la posture de celle-ci vis-à-vis des habitants et du pouvoir politique. Chacun a tenté d’y apporter sa réponse. Ils partagent rétrospectivement leurs points de vue, à partir des positions qu’ils occupent aujourd’hui. La plupart d’entre eux ont eu, après leur passage à IEB, une carrière dans la politique ou dans l’administration et ont donc connu IEB de l’autre côté de la barrière.

Paul Vermeylen : « Historiquement, dès la naissance d’IEB, on a la présence de trois composantes : les activités de services, le travail autour de l’émergence de la démocratie locale, la contestation. IEB est une caisse de résonance de ce qui se passe ailleurs. In fine, les choses aboutissent tantôt sur des évaluations, tantôt sur des évolutions, mais en fin de compte ce qui en sort est la création de nouveaux services, comme les Quartiers verts.

Globalement, il y a à Bruxelles une trop grande rigidité dans notre conception du rapport au pouvoir politique. IEB est né de la contestation en opposition au pouvoir fédéral. Certains anciens d’IEB ont franchi la frontière de cette contestation et ont été vers le pouvoir lorsque la Région a été créée. Mais IEB semble incapable d’adopter d’autres postures que celle de la contestation et ceci est plus que probablement lié à son histoire et à son origine. IEB s’oppose toujours à tout. Le véritable enjeu pour une association est d’anticiper les nouvelles demandes. IEB doit être un détecteur des nouvelles attentes. Par exemple avec les ’biens communs’ on est dans la prospection vers de nouvelles dynamiques démocratiques. Le rôle d’IEB est de mettre ces dynamiques en évidence. »

Jean-Michel Mary : « Aujourd’hui, je trouve assez enthousiasmant le contenu de la déclaration gouvernementale. IEB donne l’impression de ne pas vouloir soutenir les politiques publiques simplement par principe, comme si tout ce que faisaient les pouvoirs publics était par nature pervers. J’ai ce sentiment au niveau de la mobilité. Lorsque j’étais secrétaire général, cela m’est arrivé d’aller contre l’avis de comités de quartier pour soutenir un projet des pouvoirs publics qui participait à l’esthétique de la ville. Est-ce qu’un comité de quartier est légitime par nature ? Il faut aussi pouvoir se prononcer contre les comités de quartier. IEB doit à la fois être proche du terrain, à l’écoute de l’émergence des nouvelles préoccupations citoyennes et doit parvenir à les faire remonter vers le politique. Se pose alors la question des outils à utiliser pour le faire. L’instrument de contre-pouvoir à son époque était la commission de concertation. Aujourd’hui, cet instrument est utilisé par les habitants pour bloquer des projets positifs pour la collectivité. Ceci pose la question de la pertinence de l’outil, puisqu’il sert l’inverse de ce pourquoi il a été demandé par des acteurs tels qu’IEB. »

Anne-France Rihoux : « L’évolution récente d’IEB n’a pas ravi tout le monde. Pour moi, le service nourrit l’action militante et vice-versa. Le but en soit d’une association n’est pas uniquement de réfléchir à son évolution interne. Il faut arrêter d’être nombriliste et dans sa tour d’ivoire. Il faut que l’association porte aussi un projet. Cela dit, la Région elle-même ne porte pas grand chose en termes de projet et l’opposition avec le Fédéral n’est pas franche. Par ailleurs, en tant qu’habitante faisant partie de la classe moyenne, j’attends qu’IEB porte aussi un projet positif pour la ville. IEB a longtemps porté un projet pour la RBC, elle ne le fait plus. Il y a plusieurs nouveaux enjeux de taille, liés aux nouvelles compétences de la Région qu’il vaudrait la peine d’explorer (santé,…). »

Yaron Pesztat : « La question de l’ajustement d’IEB face à la mise en place du pouvoir régional est restée en suspend. Il y a face à cette réalité deux postures possibles : IEB doit-elle être une structure de service ou doit-elle être une structure militante ? J’ai le sentiment que cette question n’est toujours pas tout à fait tranchée aujourd’hui. A mon époque, j’ai fait une proposition qui sera très vite écartée : l’idée était en gros de se calquer sur le modèle des associations cyclistes, Pro Velo et GRACQ (Groupe de recherche et d’action des cyclistes quotidiens, NDR), c’est-à-dire de scinder IEB en deux structures, l’une plus orientée service et l’autre plus militante. Mais le CA n’a pas voulu suivre cette voie. »

Mathieu Sonck : « La démocratie interne à l’association est importante. Il faut être cohérent entre les valeurs qu’on porte et la manière dont on les porte. IEB n’est pas fermée mais fait au contraire preuve d’ouverture. Elle tente depuis plusieurs années de s’adapter à l’évolution sociologique de la ville qui a beaucoup changé en 40 ans. Une grande partie de la population n’a pas les outils pour participer au débat. Il faut un retour au travail de terrain pour rééquilibrer les rapports de force entre groupes sociaux, d’abord au sein même de l’assemblée générale d’IEB, puis au sein de la société bruxelloise dans son entièreté. La question que devraient se poser les pouvoirs publics est : « pour qui fait-on les projets ? » Il faut se demander pour qui on fait la ville ! La Région ne répond pas à cette question. Comment se fait-il qu’après 25 ans de contrats de quartier, 50% des habitants aient des revenus leur permettant de prétendre au logement social et qu’ils restent sur le carreau ? Cet enjeu est devenu fondamental. »

Gwenaël Breës

Paru dans le numéro spécial de « Bruxelles en mouvements » consacré aux 41 ans d’IEB, janvier-février 2015.

Notes

[1] Voir l’article de ce dossier « De Manhattan à Dubaï ».

[2] Voir dans ce dossier l’interview croisée du BRAL et d’IEB.

[3] Voir dans ce dossier l’interview croisée du BRAL et d’IEB.

[4] Voir dans ce dossier l’interview croisée du BRAL et d’IEB.

[5] Voir dans ce dossier l’article « Le pouvoir démocratique sans la critique ? ».

[6] Auteur de l’ouvrage Micropolitique des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives, rééd. 2011, Les Prairies Ordinaires.

[7] Vouloir et dire la ville, René Schoonbrodt, Archives d’architecture moderne, 2007.

[8] Voir dans ce dossier l’article « Adieu démocratie locale, vive la démocratie globalisée ? ».




Quand la Ville dort (ou l’attribution des logements communaux expliquée aux Marolliens)

Recevoir un local gratuit pour le laisser fermé et un logement public pour le sous-louer, tout en générant du bénéfice ? Grâce au CPAS de Bruxelles, c’est possible ! Mais chut : pas pour tout le monde… Le cas de Manu Brocante, un locataire des Marolles menacé d’expulsion, révèle en effet un système aux relents de féodalité qui implique, d’une part, la Régie foncière et le CPAS de la Ville Bruxelles et, de l’autre, l’ancienne dirigeante de la FGTB Anne-Marie Appelmans et deux associations qu’elle pilote. Dans le climat de pressions et d’opacité qui entoure actuellement ce dossier, il nous a paru utile de mettre en lumière le rôle et la responsabilité des autorités bruxelloises, en racontant par le menu les agissements qu’elles ont rendus possibles et tolèrent. Un récit baroque ! 

Il s’en est passé des choses, depuis la publication sur ce blog, le 27 avril, d’un article contextualisant la tentative d’éviction de Manu Brocante, ce locataire du n°15 rue des Renards… Il y a eu de nombreuses marques de solidarité à son égard, telles cette marche de soutien rassemblant une centaine de personnes ((« Soutien à Manu Brocante, un habitant des Marolles menacé d’expulsion », RTBF, 7/5/2015.)) ou cette pétition récoltant plus de 1000 signatures en une semaine ((Lire la pétition. Voir aussi la page Facebook « En soutien à Manu Brocante ».)). Il y a eu aussi une série de plaintes et d’intimidations de la part des personnes et des institutions dont les procédés dans cette affaire ont été rendus publics et critiqués. Ainsi, le Comité Général d’Action des Marolles (CGAM) a bel et bien exécuté sa menace de couper les compteurs de gaz et d’électricité du locataire. Lequel, après avoir refusé de quitter son domicile, a reçu un courrier du CPAS le menaçant de perdre son revenu d’intégration sociale. De son côté, Anne-Marie Appelmans n’a pas voulu répondre aux journalistes, déclarant réserver ses arguments pour de futures procédures judiciaires — dont une plainte qu’elle annonce contre l’auteur de ces lignes pour avoir tenu « des propos diffamatoires qui tiennent du harcèlement » ((« Les Marolles derrière Manu Brocante », La Dernière Heure, 6/5/2015.)). Ambiance !

À la Ville de Bruxelles et au CPAS, on n’est guère plus loquaces. Les lieux où cette situation a été évoquée sont frappés du sceau du secret. Il en va ainsi du Conseil de l’Action Sociale, dont les discussions ne sont jamais publiques. Mais aussi du Conseil communal, où la question de Liesbet Temmerman (Ecolo) a été reléguée au Comité secret par Yvan Mayeur (PS) qui, dans un premier temps, avait carrément refusé de l’inscrire à l’ordre du jour ! Dommage que la presse n’ait pu entendre ce qui s’est dit et qu’il n’y ait pas de procès-verbal, car il s’agissait de demander à l’échevin des propriétés communales Mohamed Ouriaghli (PS) d’éclaircir « les conditions auxquelles la Régie Foncière met à disposition du CPAS des biens, les types d’occupations et de locations autorisés, et les obligations ainsi transférées » ((Liesbet Temmerman sur Facebook, 4/5/2015.)). Mais selon la conseillère communale, on n’a pas raté grand chose : « Je ne peux pas en dire plus, et ce même pas à cause du huis clos, mais tout simplement parce qu’il n’y a pas eu de réponse, la majorité n’estimant visiblement pas nécessaire de répondre » ((Liesbet Temmerman sur Facebook, 4/5/2015.)). Ce serait tellement plus simple s’il n’y avait pas de questions…

L’opacité est de mise, ce qui ne fait qu’attiser la curiosité et la suspicion… Y aurait-il quelque chose d’inavouable dans le mécanisme de « sous-sous-location » du rez-de-chaussée et du 1er étage du 15 rue des Renards ? À tout le moins, les détails fantasques de cette affaire dépeignent un CPAS aux différentes facettes : répressif avec certains, très permissif avec d’autres ! Rappel des faits et tour d’horizon des questions qui fâchent…

Rétroactes :

  • Le n°15 rue des Renards est une propriété de la Régie foncière de la Ville de Bruxelles.
  • 2007. La Régie foncière loue le rez-de-chaussée au CPAS de Bruxelles (alors présidé par Yvan Mayeur), qui le donne gratuitement à Anne-Marie Appelmans pour y mettre à disposition du public la collection de livres de feu son ex-mari, le leader syndical Albert Faust.
  • 2010. Mme Appelmans crée l’ASBL Chez Albert, deux mois après être devenue présidente du Comité Général d’Action des Marolles (CGAM).
  • 2011. Le bail de Mme Appelmans est repris par Chez Albert. Le CGAM commence à payer une « participation aux charges » à la nouvelle ASBL de sa présidente.
  • 2012. L’arrangement entre le CPAS et Chez Albert s’étend au logement du premier étage, cette fois contre un loyer modéré.
  • 2013. Après des travaux dans l’appartement, Mme Appelmans renonce à y habiter et Chez Albert se met à le sous-louer.
  • 2014. Manu Brocante devient le locataire de l’appartement.
  • Hiver 2014-2015. Manu participe activement à la bataille contre le projet de parking au Jeu de Balle. Comme beaucoup, il reproche au CGAM de s’être totalement désolidarisé de cette lutte citoyenne et d’avoir ensuite tenté de confisquer la victoire aux habitants. Fin février, il le fait savoir vertement à la présidente du CGAM, une certaine Anne-Marie Appelmans…
  • Mars 2015. Chez Albert ordonne à Manu de déguerpir dans le mois. Le courrier précise que s’il n’obtempère pas, « le CGAM fera fermer les compteurs d’électricité et de gaz à sa charge ».

 

 

1. La Régie foncière peut-elle déroger à ses propres règles d’attribution ?

C’est bien connu : il n’y a pas de règles sans exceptions… Lorsque le rez-de-chaussée du 15 rue des Renards s’est vidé de son activité (un brocanteur qui avait repris cet ancien magasin de chaussettes), plusieurs personnes dans le quartier disent avoir manifesté à la Ville leur intérêt de le reprendre pour y mener des activités commerçantes ou culturelles, sans jamais avoir eu l’occasion légale de se porter candidates : les procédures de publicité prévues par la Régie foncière n’ont pas été respectées. Le rez-de-chaussée a été attribué directement à Anne-Marie Appelmans, via le CPAS présidé par Yvan Mayeur. Cela se passait en 2007, au moment même où l’échevin des propriétés communales Mohamed Ouriaghli se faisait fort de mettre en place des procédures visant à « garantir la transparence de l’attribution des logements par la diffusion publique de règles claires et sur base de critères objectifs » ((« La Régie Foncière à visage découvert », Mohamed Ouriaghli, septembre 2007.)). Gageons que ceux-ci seront scrupuleusement respectés, lorsqu’en 2012 c’est un appartement qui sera cette fois octroyé à Mme Appelmans, via son ASBL Chez Albert (créée en 2010 pour « pérenniser et défendre la mémoire de l’action militante d’Albert Faust » ((Statuts de l’ASBL Chez Albert.))).

2. Qu’est-ce qui motive le transfert d’un bien de la Régie foncière au CPAS ?

Une question à laquelle la Ville et le CPAS ne manqueront pas de répondre, dans leur volonté de « garantir la transparence » En effet, pourquoi la Régie foncière n’assume-t-elle pas ici directement son rôle de bailleur ? Pourquoi le CPAS joue-t-il les intermédiaires avec Mme Appelmans ? Ce montage a-t-il permis de contourner les procédures d’attribution de la Régie foncière ? Ou faut-il comprendre que le soutien à Mme Appelmans et ses activités est le fait du CPAS et de son président de l’époque, Yvan Mayeur ? À propos : un loyer est-il versé à la Régie foncière par le CPAS pour le rez-de-chaussée qui est cédé gratuitement à Mme Appelmans ?

3. Le CPAS peut-il attribuer un logement à une ASBL ?

C’est douteux. Chacun sait qu’une ASBL n’habite pas un logement, et celui-ci n’a pas vocation à devenir un bureau. C’est pourtant ce qu’a fait ici le CPAS, en concluant le bail de l’appartement non avec Mme Appelmans, à qui il était pourtant destiné, mais avec Chez Albert. Selon les statuts de cette ASBL, Mme Appelmans n’y est qu’une simple membre du conseil d’administration : le président est Henri Piquet (du PS ixellois) et son trésorier Rudi Nerinckx ((« Comptes et règlements de comptes à la marollienne ? », sur ce blog, 27/4/2015.)) (un fidèle de Mme Appelmans depuis la FGTB). Peut-être s’agissait-il ainsi d’éviter de céder un logement public à loyer modéré à une dame dont le profil ne correspond pas exactement à celui des personnes que le CPAS est censé aider dans sa lutte contre la crise du logement. Cela aurait fait mauvais genre… Car, à l’époque, Mme Appelmans est déjà propriétaire d’une maison et d’un appartement dans les Marolles, sans oublier la résidence secondaire qu’elle loue à la côte belge.

4. La sous-location d’un logement de la Ville est-elle autorisée ?

En théorie, non. Il est pourtant probable que la sous-location ait été d’emblée autorisée dans la convention entre Yvan Mayeur et Chez Albert, en 2012, puisqu’il s’agissait alors de donner un toit à Mme Appelmans dans le cas où ses ennuis judiciaires l’obligeraient à se séparer de ses propriétés. L’appartement de la rue des Renards est d’ailleurs rénové de fond en comble pour le confort de sa future occupante, et probablement à charge de la Ville : aucun frais de travaux n’apparaît en effet dans les comptes de l’ASBL Chez Albert qui, au contraire, est manifestement dispensée d’en payer le loyer pendant les premiers mois d’occupation. Puis, l’ancienne secrétaire générale de la FGTB Bruxelles obtient son « droit à la prescription », comme elle le dit si joliment ((« Les Marolles derrière Manu Brocante », La Dernière Heure, 6/5/2015.)) : l’affaire FGTB n’est pas jugée ((« La chambre du conseil flingue le Parquet de Bruxelles« , M Belgique, 10/10/2014.)) et Mme Appelmans, qui ne craint plus pour ses biens, reste habiter dans sa maison familiale. Le CPAS, plutôt que récupérer l’appartement de la rue des Renards ou le restituer à la Régie foncière, laisse Chez Albert (dont ce n’est pas l’objet social) se transformer en bailleur d’un logement public. Un beau micmac !

5. Le CPAS cautionne-t-il des conditions de sous-location arbitraires et précaires ?

Apparemment, oui. Plusieurs documents indiquent que le CPAS n’ignore ni la « sous-sous location » de « son » appartement (celui qu’il loue à la Régie foncière), ni les conditions extrêmement précaires et quelque peu farfelues dans lesquelles l’ASBL Chez Albert sous-loue ce bien. Ainsi, le choix du sous-sous-locataire — celui qui habitera réellement dans les lieux — est-il confié au hasard des rencontres et des humeurs de Mme Appelmans, sans affichette ni annonce. Toute une série de personnes dans le quartier, y compris des travailleurs du CGAM, se sont vus proposer la location de l’appartement à des conditions contractuelles et financières variables, selon les témoignages.

C’est de la main à la main qu’un locataire précédant remettait son loyer… à des employés du CGAM. Il sera mis à la porte par Mme Appelmans après quelques mois. Quant à Manu Brocante, qui a refusé cet arrangement et paye son loyer sur le compte de Chez Albert, sa convention d’occupation serait un beau cas d’école pour les étudiants en droit. L’objet de la location et l’usage des lieux n’y est pas explicité. Le preneur s’y voit conférer un vague rôle de concierge de la « Bibliothèque d’Albert Faust » à laquelle, dans les faits, il n’a pourtant pas accès. Et à l’inverse d’un bail (terme soigneusement évité ici), cette convention n’est pas enregistrée. Le bailleur s’y réserve, à tout moment, le droit de mettre fin à l’occupation du preneur avec un préavis d’à peine un mois. Mais cette précarité n’est motivée par aucune raison… si ce n’est, sans doute, l’emprise qu’elle confère au bailleur sur son locataire.

6. La Ville peut-elle confier des locaux et un logement à une ASBL qui ne fait quasiment rien d’autre que les sous-louer ?

Si l’on se fie à ce qui se passe rue des Renards, oui ! Depuis 2007, le local de la « Bibliothèque d’Albert Faust » est un don totalement désintéressé du CPAS. Venant de la principale institution d’aide sociale, qui se prive ainsi d’un revenu locatif en ces temps difficiles, ce souci porté à l’éducation littéraire des Marolliens est remarquable. N’empêche, il s’agit bien d’une forme de subvention. Peut-on imaginer un instant que les bénéficiaires de ce soutien public ne soient soumis à aucun contrôle de leurs comptes et de leurs activités ?

Alors, bien sûr, il ne s’agit pas de n’importe quelle bibliothèque. Celle-ci est unique en son genre : elle fonctionne sans personnel, sans bureau, sans registre des emprunteurs, sans liste des ouvrages disponibles, sans carte de membre, ni tarifs. Rien de tout ça ici. Et au diable la technologie : téléphone, email, site web… à quoi bon ? Des horaires d’ouverture ? Passez quand vous voulez… c’est toujours fermé. Certes, les passants peuvent apercevoir par les vitres des objets aussi hétéroclites qu’une biographie de François Mitterrand, une BD de Gotlib ou une cassette de « Rambo ». Mais des mauvaises langues affirment que les plus belles pièces de la collection disparaissent avec le temps. Peu importe, elles ne sont de toutes façons ni consultables, ni empruntables ! Plutôt qu’une bibliothèque, c’est un décor. Une fiction. Après avoir passé de longs mois dans des caisses en carton, les livres, disques et VHS de l’ancien leader syndical y ont été disposés sur des étagères par une artiste du quartier. Celle-ci avait obtenu de Mme Appelmans de pouvoir occuper la bibliothèque, en échange du paiement des charges, pour y organiser des ateliers et tourner un film. Un accord « à l’amiable » qui se soldera par le départ de l’artiste et le changement de la serrure du local, avant qu’elle puisse récupérer ses affaires ! Depuis, la bibliothèque n’a été accessible qu’à l’occasion de rares « prêts » pour des expositions ou des activités privées, censées compenser son absence d’ouverture. Huit années, ça fait un bail ! Et comme la rue des Renards est une ruelle très fréquentée, les témoins de cette longue inertie se comptent par centaines et par milliers. Il n’y a manifestement que le CPAS qui ne s’en soit pas aperçu.

A-t-il au moins consulté les comptes de Chez Albert ? C’est une lecture instructive : elle montre que depuis la création de cette ASBL, pas le moindre centime n’a été dépensé en timbres, téléphone, photocopies, ni aucun autre frais de fonctionnement ou d’activités ((Hormis une notable exception de 120€ de « publicité et relations publiques » en 2013.)). Il est vrai que lorsque Chez Albert adresse une lettre recommandée à son locataire, c’est le CGAM qui envoie le courrier ((« Comptes et règlements de comptes à la marollienne ? », sur ce blog, 27/4/2015.)) ! Bref, Chez Albert est une ASBL qui n’existe que par la grâce des locaux reçus du CPAS…

7. Peut-on générer un bénéfice financier en sous-louant des locaux reçus du CPAS ?

C’est en tout cas le tour de passe passe mitonné par Chez Albert. Et le CPAS ne peut l’ignorer, du moins s’il contrôle un tant soit peu les « activités » et les comptes d’un projet qu’il soutient depuis 8 ans. Notez bien, il ne s’agit pas de sommes mirobolantes. Mais tout de même. Au cours des 12 derniers mois, Chez Albert a engrangé un bénéfice de 1850€ en ne faisant qu’une seule chose : percevoir un loyer pour l’appartement du 1er étage et une « participation aux charges » du CGAM ((Déclarations de créance de Chez Albert au CGAM.)). Bien joué. Le comble, c’est que l’argent qui alimente ce système est exclusivement public. Ce sont des subventions régionales, communautaires et communales qui financent le CGAM, notamment pour ses missions de lutte contre la pauvreté, contre l’exclusion sociale et pour le droit au logement. Tandis que le loyer de Manu Brocante provient de son revenu d’intégration sociale… payé par le CPAS de Bruxelles. Mais il faut voir le bon côté des choses : avec cet argent, l’association sans but lucratif Chez Albert pourra peut-être organiser quelques « agapes entre membres et amis » ((Statuts de l’ASBL Chez Albert.)) dans sa bibliothèque ?

8. Que vient faire le CGAM dans cette galère ?

Accrochez-vous, le montage est un peu tordu… Il faut d’abord rappeler que Chez Albert est créée en novembre 2010, deux mois après que Mme Appelmans soit élue présidente du CGAM. En février 2011, le bail du rez-de-chaussée de la rue des Renards (au nom de Mme Appelmans depuis 2007) est repris par Chez Albert, qui se met aussitôt à facturer au CGAM une « participation aux charges » pour l’usage de la pièce arrière de la « Bibliothèque d’Albert Faust ». Officiellement, il ne s’agit pas d’un loyer (difficile à justifier pour un local reçu gratuitement), mais le CGAM s’acquitte ainsi de la quasi-totalité des charges de la bibliothèque, théoriquement pour y organiser des cours d’alphabétisation et des « tables de discussion ». Tâche qui s’avérera compliquée, Mme Appelmans refusant d’installer des tables dans la bibliothèque, qui par ailleurs n’est pas chauffée.

Puis, l’appartement du 1er étage entre dans la danse : en mars 2013, c’est le CGAM qui curieusement ouvre les compteurs d’énergie à son nom et règle les consommations du logement destiné à être sous-loué par Chez Albert. Mais en parallèle, la « participation aux charges » forfaitaire facturée par Chez Albert au CGAM augmente d’année en année ((Le CGAM a ainsi payé une « participation aux charges » à Chez Albert de 630€ en 2011, 2200€ en 2013, et 3000€ en 2014.)). Raison officielle ? Le CGAM est censé occuper la pièce arrière du rez-de-chaussée, mais aussi la pièce arrière de l’appartement, afin d’y organiser « des cours d’initiation à l’informatique pour lutter contre l’exclusion sociale ». Le projet, dénommé « Clic Marolles », est soutenu par la Fondation Roi Baudouin qui finance 12 ordinateurs et du matériel informatique. Mais contrairement à ce qu’indiquent les affiches et les rapports d’activités du CGAM, les permanences annoncées deux fois par semaine dans la bibliothèque se tiennent portes closes et lumières éteintes. Le local réservé au CGAM dans l’appartement, lui, ne sera jamais aménagé (voir notre photo) : peut-être parce qu’il n’est pas très commode d’imaginer donner des formations informatiques à un public précarisé dans l’intimité d’un appartement habité ? Quant au locataire du 1er étage, il voit ainsi son logement amputé d’une pièce, à loyer inchangé, mais le gaz et l’électricité sont inclus en compensation dans son loyer. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Au bout du compte, le CGAM paye deux fois les « charges » de locaux qu’il n’utilise pas ! Et sa « participation » financière, dépassant de loin le montant des charges réelles, crée au passage un boni dans les caisses de Chez Albert ((Chez Albert perçoit sur un an 5400€ de loyer pour l’appartement du 1er étage et 3000€ de « participation aux charges » du CGAM, soit 8400€. Alors que le coût réel du loyer versé au CPAS, des charges communes et de la consommation d’électricité ne s’élève qu’à environ 6550€ par an. L’un dans l’autre, le bénéfice est d’environ 1850€.)). La lutte contre l’exclusion sociale a bon dos.

C’est peut-être à cause de ce genre de dépenses à l’utilité toute relative que les comptes du CGAM se sont creusés ces dernières années, jusqu’à atteindre un déficit de 48.000 euros sur l’exercice 2013 ((Entre 2010 et 2013, certains postes ont notamment explosé dans le budget du CGAM : les loyers, charges, entretien et réparation des bâtiments, mais aussi les frais de téléphonie et de restaurant,…)). La crédibilité de l’association dans le quartier a aussi souffert de telles pratiques. La responsabilité en incombe à son conseil d’administration, dont la moitié des membres a d’ailleurs démissionné depuis la dernière élection. Mais, heureusement, la présidente peut compter sur quelques soutiens inconditionnels au sein du CGAM… dont celui de Chez Albert, devenu membre de l’assemblée générale en tant que personne morale. Quant aux travailleurs, ils sont placés directement sous la coupe de la présidente, depuis que celle-ci a licencié la coordinatrice de l’équipe (sans prestation de préavis) et a supprimé cette fonction pour mieux la remplacer par sa présence quasi-quotidienne. Quel dévouement !

9. Peut-on couper les compteurs de gaz et d’électricité d’un locataire ?

C’est en principe illégal. C’est pourtant ce qu’a fait le CGAM, le 7 mai 2015, au moment même où se déroulait le rassemblement contre l’éviction de Manu Brocante. On l’a vu, les compteurs de l’appartement n’étaient au nom ni du bailleur ni du preneur, mais à celui du CGAM, qui payait les consommations du locataire en échange d’une pièce dans son logement ! Mais pas de chance pour Manu Brocante (qui a dû rouvrir les compteurs à son nom, après avoir vécu une semaine sans gaz ni électricité) : la convention d’occupation n’en pipe mot. Encore un arrangement « à l’amiable »…

10. Questions subsidiaires…

À l’heure d’écrire ces lignes, Manu Brocante conteste son délogement et considère que la loi sur le bail de résidence principale s’applique à son cas. Le CPAS lui a proposé un appartement à l’autre bout de la ville, mais il veut rester dans son quartier. Pour mettre à la porte cet encombrant locataire, Chez Albert devrait maintenant s’adresser à la justice, ce que Mme Appelmans promet de faire aux journalistes qui l’ont interrogée. Juridiquement, il devrait donc revenir au Juge de Paix de dire si les clauses de la convention de « sous-sous-location » sont conformes à la loi. Mais encore faudrait-il que Chez Albert saisisse réellement la justice, ce qu’elle ne fait pas pour l’instant, préférant continuer à envoyer des mises en demeure à son locataire.

Sur le plan politique et moral, il est évidemment inacceptable qu’un logement public soit soumis à de telles conditions d’arbitraire et de précarité, qui s’écartent fortement du cadre légal d’un bail d’habitation. À la lumière de cette gestion hasardeuse, on aurait pu supposer que le CPAS rappelle à l’ordre Chez Albert. Au contraire, c’est le sous-sous-locataire de l’appartement qui s’est attiré les foudres du CPAS : il se voit à présent reprocher son manque de « collaboration positive » dans la recherche d’un relogement et menacé de perdre son revenu d’intégration sociale !

Faut-il comprendre de ces pressions conjointes que Chez Albert et le CPAS veulent éviter que le litige soit porté devant la justice ? Mais si Manu Brocante finit par céder et déménager, qu’adviendra-t-il de l’appartement de la rue des Renards ? Le CGAM reprendra-t-il le loyer à son compte ? Ou Mme Appelmans trouvera-t-elle un nouveau sous-sous-locataire… qui pourra y habiter jusqu’à la prochaine incompatibilité d’humeur ?

Et tout cela avec la bénédiction de la Ville de Bruxelles ?

• Gwenaël Breës




Comptes et règlements de comptes « à la marollienne » ?

Une situation survenue récemment dans les Marolles pourrait passer pour une querelle de village sur fond de mobilisation contre le parking sous la place du Jeu de Balle. En réalité, elle révèle les pratiques douteuses d’associations où l’on retrouve Anne-Marie Appelmans, ancienne secrétaire générale de la FGTB Bruxelles, et leurs liens avec la Ville de Bruxelles.

Le 26 février 2015, le Bourgmestre de Bruxelles Yvan Mayeur organise une conférence de presse dans le commissariat de police des Marolles. Il annonce l’abandon du projet de parking souterrain sous la place du Jeu de Balle. Décidé quatre mois plus tôt, ce projet avait suscité une vaste levée de boucliers et une mobilisation citoyenne dont la locomotive fut la Plateforme Marolles, qui lança coup sur coup une pétition recueillant plus de 23.000 signatures en trois semaines, une demande de classement patrimoniale de la place, une semaine d’activités pour célébrer les 142 ans de présence du Vieux Marché, etc.

Aux côtés du bourgmestre, face aux journalistes, se trouve notamment Anne-Marie Appelmans, la présidente du Comité général d’action des Marolles (CGAM). Cette association a pour objet social de « lutter contre la déshumanisation croissante des structures urbaines actuelles », « développer la participation des habitants aux décisions relatives au développement urbain » ((Statuts de l’ASBL CGAM.)), et dispose pour ce faire de subventions publiques et d’une équipe de huit équivalents temps plein. Mais dans l’émoi qui a suivi l’annonce d’un parking sous le Jeu de Balle, le CGAM s’est surtout distingué par son absence auprès des habitants…

Plutôt que soutenir leur mobilisation et remplir sa mission première, il a diffusé un communiqué à la conférence de presse d’Yvan Mayeur le 26 février, dans lequel sa présidente reproche à la Plateforme Marolles ses « slogans simplificateurs » et ses « messages musclés » opposant un « Non » catégorique au parking ((Communiqué de presse du CGAM, 26/2/2015.)). Une critique étonnante de la part d’une association née suite à la Bataille des Marolles de 1969 : à l’époque, le mot d’ordre des Marolliens pour s’opposer aux projets d’extension du Palais de Justice, était déjà « Non ». Il s’était déjà trouvé des gens pour critiquer ce slogan « infantile » ((Comme le dénonçait à l’époque Jacques Van der Biest dans « La bataille des Marolles« , RTBF, 1969.)), qui avait toutefois porté ses fruits !

« Une solution entre Marolliens »

Selon Yvan Mayeur, le CGAM lui a « donné son concours » pour trouver une « solution alternative » ((Communiqué de presse d’Yvan Mayeur, 26/2/2015.)) au creusement d’un parking sous le Jeu de Balle. Une séquence médiatique lui permettant à la fois de se présenter comme un bourgmestre « à l’écoute des habitants », « qui défend les Marolles » ((Yvan Mayeur sur Twitter, 15/3/2015.)), mais également de parler d’une « concertation » ((Yvan Mayeur sur Twitter, 26/2 et 15/3/2015.)) et de faire dire à la presse que « les associations sont satisfaites de l’accord » ((Télé Bruxelles, 26/2/2015.)). Le bourgmestre est content. Le CGAM aussi. C’est un win-win !

Mais dans le quartier, cette autoproclamée « solution entre Marolliens » ((Yvan Mayeur sur Twitter, 27/2/2015 et sur Télé Bruxelles, 15/3/2015.)) est loin de faire l’unanimité. En réalité, elle n’abandonne pas le projet d’un parking souterrain dans les Marolles, qu’elle déplace à 500 mètres de là. Pour les habitants de l’immeuble de logement social des Brigittines, cette « solution » suppose le creusement d’un parking d’environ 400 places sous leurs pieds. Et pour les échoppiers du Vieux Marché, elle signifie le déplacement de leur site de stationnement actuel.

De plus, la décision de la Ville a été décrétée en l’absence de toute concertation avec les principaux concernés… Si ce n’est une enquête « sur le terrain » ((CGAM sur Twitter, 16/3/2015.)) dont le lecteur appréciera la rigueur scientifique : expédiée en un temps record, après l’annonce de la « solution », elle a été menée par le CGAM. Inutile de préciser qu’aux questions posées par l’association défendant les décisions de la Ville, « la plupart des gens interpellés » ont répondu en soutenant celles-ci. C’est parfois tellement simple, la concertation…

Représailles

Parmi les habitants, commerçants et amis du Vieux Marché qui se sont activement investis dans la Plateforme Marolles pour s’opposer au projet de parking initialement prévu sous la Place du Jeu de Balle, il y a Manu Brocante. Manu a toujours habité dans les Marolles. Il doit son surnom au café « La Brocante », au-dessus duquel il est né et où il a jadis travaillé. Le 27 novembre 2014, il a décoré son gilet orange de slogans contre le parking et l’a porté quotidiennement jusqu’au 26 février 2015…

Ce soir-là, autour de la place du Jeu de Balle, on fête l’abandon du projet de parking. Mais l’étonnant duo médiatique Mayeur-Appelmans a laissé un goût amer dans la bouche de nombreux habitants et commerçants. Certes, ils savent que la tentative de récupération du CGAM est grossière. Mais ils avalent mal ce qu’ils ressentent comme une partie qui s’est jouée dans leur dos, une confiscation de leur victoire et un pied de nez à leur revendication d’une véritable concertation sur les problèmes de mobilité dans les Marolles ((Lettre de la Plateforme Marolles à la Ville de Bruxelles, 18/12/2014.)).

Manu téléphone à la présidente du CGAM et laisse sur son répondeur un message exprimant en termes peu diplomatiques ce qu’il pense de ses manières. Manu connaît bien Mme Appelmans : c’est elle qui lui loue l’appartement où il habite depuis un an. Plus exactement : Manu paye son loyer à l’ASBL Chez Albert, créée par Mme Appelmans pour « pérenniser et défendre la mémoire de l’action militante d’Albert Faust » ((Statuts de l’ASBL Chez Albert.)), son ex-mari et leader syndical du SETCa, décédé en 2004.

Également native du quartier, Mme Appelmans se dit volontiers adepte des règlements de compte « à la marollienne », selon ses propres mots (comprendre : sans excès de diplomatie ou de politesse). Ce qui ne l’empêche pas d’être aussi coutumière du dépôt de plainte pour harcèlement à son égard. Et la voilà qui accuse Manu, trois semaines après son message vocal, de « harcèlement et injures ». Dans la foulée, celui-ci reçoit une lettre recommandée cachetée par le CGAM mais à en-tête de l’ASBL Chez Albert ((Courrier du 16 mars 2015 de l’ASBL Chez Albert.)), le sommant de quitter son appartement… avec un préavis d’un mois.

Ce renon particulièrement court est certes prévu dans la convention d’occupation rédigée par Chez Albert et signée par Manu. Mais selon les avis juridiques qu’il a récoltés, la convention n’échappe pas à la loi sur le bail de résidence principale qui octroie tout de même quelques droits élémentaires aux locataires. C’est ce que Manu a fait valoir à l’ASBL Chez Albert (même si c’est le CGAM qui a signé la réception du recommandé), recevant pour toute réponse une nouvelle sommation de quitter les lieux pour le 30 avril. Et la menace qu’à cette date « le CGAM fera fermer les compteurs d’électricité et de gaz à sa charge » ((Courrier de l’ASBL Chez Albert, 16/4/2015.)).

C’est à ce stade du récit qu’une précision s’impose : l’ASBL Chez Albert n’est pas propriétaire de l’appartement loué par Manu. Elle en dispose grâce aux faveurs du CPAS de Bruxelles. Ce qui rend la situation plus absurde encore : Manu émargeant actuellement au même CPAS, ce dernier devra se préoccuper de lui retrouver un logement s’il est mis à la rue !

À l’heure d’écrire ces lignes, voilà où en est cette affaire qui soulève nombre de questions. Quels sont les liens entre le CGAM, Chez Albert, Anne-Marie Appelmans, le CPAS… ? Qui procède, au juste, à la tentative de mettre Manu à la porte de son domicile ? De quel droit une ASBL peut-elle sous-louer à sa guise un appartement de la Ville, avec une convention qu’elle se réserve le droit de résilier à tout moment ? Pour trouver des réponses et identifier les imbrications en jeu dans cette situation, il faut remonter d’une grosse décennie en arrière…

« Le cadavre de ton ennemi »

En 2002, Mme Appelmans est évincée du poste de secrétaire générale de la FGTB Bruxelles qu’elle occupait depuis 1989. L’état-major de la FGTB l’accuse notamment d’« utilisation incontrôlable des fonds » ((« Une plainte pour harcèlement« , La Dernière Heure, 17/3/2003.)) : des flux financiers suspects ont eu lieu des caisses du syndicat, via des ASBL qu’elle gérait, vers une société qu’elle administrait. En 2003, elle est inculpée, placée sous mandat d’arrêt et passe trois semaines en détention préventive ((« La terreur Appelmans« , La Dernière Heure, 17/3/2003.)).  L’ancienne « pasionaria de la FGTB » ((Le Soir, 18/10/2002.)) clame son innocence et dénonce un « complot politique » ((« Anne-Marie Appelmans se défend en justice« , La Libre Belgique, 4/12/2002)). Mais le dossier d’instruction est jugé « accablant » par la presse ((« Appelmans nie la magouille mais reste sous les verrous« , SudPresse, 18/3/2003 + « Corruption, travail en noir: séisme à la FGTB !« , La Dernière Heure, 14/3/2003.)) et certains de ses co-inculpés, dont son acolyte Rudy Nerinckx ((Lire l’encadré « Un certain mélange de genres ».)), sont en aveux pour le volet « corruption » du dossier ((« Appelmans nie la magouille mais reste sous les verrous« , SudPresse, 18/3/2003.)).

Mme Appelmans est lâchée de toutes parts. Elle entame une traversée du désert au cours de laquelle, confessera-t-elle plus tard, elle adopte ce dicton : « Attends au bord de l’oued et tu verras passer le cadavre de ton ennemi » ((« Je sors d’un tunnel de plus de 5 ans« , La Libre Belgique, 13/6/2006.)). Tout un programme… Dans certains cénacles, on s’inquiète du sort de cette « forte tête et grande gueule », réputée « excessive » et « imprévisible » ((Le Soir, 18/10/2002.)).

Une faveur du CPAS

En 2007, le CPAS de Bruxelles, alors présidé par Yvan Mayeur (PS), passe un accord avec l’Échevin des Propriétés communales, Mohamed Ouriaghli (PS) : le CPAS prend en charge le rez-de-chaussée commercial d’une maison des Marolles appartenant à la Régie foncière, afin de le mettre gratuitement à disposition d’Anne-Marie Appelmans.

Officiellement, il s’agit de rendre accessibles les archives du défunt Albert Faust, dans un ancien magasin de chaussettes doté d’une belle devanture. Une partie des livres, disques et films de l’ancien leader syndical y sont ainsi stockés… dans des caisses. Il faudra attendre environ deux ans avant que la « Bibliothèque d’Albert Faust » soit aménagée. Derrière l’inscription « Chez Albert » peinte en vitrine, le passant peut certes apercevoir des affiches, des étagères et des piles de livres. Mais, hormis de rares expositions organisées par d’autres et quelques activités le plus souvent privées, le local est resté fermé au public depuis 2007.

Pourquoi le CPAS a-t-il voulu jouer les intermédiaires entre la Régie foncière et Anne-Marie Appelmans ? Habituellement, la Régie foncière loue elle-même ses locaux, comme c’est le cas des appartements de la maison en question. D’autre part, le CPAS semble loin ici de ses missions sociales. A-t-il estimé que cette activité était ce dont le quartier avait le plus besoin ? A-t-il voulu éviter à cette initiative culturelle si dynamique la pénible tâche de se constituer en ASBL et de devoir demander les subventions qui lui permettraient de payer un loyer ?

Après le rez-de-chaussée, le premier étage

En 2009, l’instruction judiciaire de « l’affaire Appelmans » est clôturée : son inculpation est confirmée pour « faux et usage de faux, fraude fiscale, association de malfaiteurs, escroquerie, faux dans les comptes annuels et corruption active » ((« Fin de l’enquête sur la FGTB, neuf inculpations« , 7sur7, 9/1/2009.)).

En septembre 2010, Mme Appelmans devient présidente du CGAM ((Lire l’encadré « Un certain mélange de genres ».)). Deux mois plus tard, l’ASBL Chez Albert est créée. Parmi ses fondateurs, Anne-Marie Appelmans, Rudy Nerinckx (désigné au poste de trésorier) et une ASBL qu’ils gèrent ensemble : Formation Travail et Santé (FTS) ((Lire l’encadré « Un certain mélange de genres ».)). L’objet social de Chez Albert ne se limite pas à la mise « à disposition du public » des livres d’Albert Faust. Ses statuts affichent des ambitions bien plus grandes, notamment « soutenir toutes les formes de cultures artistiques, philosophiques, politiques », « favoriser les liens sociaux locaux entre les habitants du quartier », etc. ((Statuts de l’ASBL Chez Albert.)) Aussitôt créée, l’ASBL signe avec le président du CPAS Yvan Mayeur un avenant au contrat conclu en 2007 avec Anne-Marie Appelmans : Chez Albert reprend à son nom les droits et obligations dudit contrat de mise à disposition gratuite du local ((Contrat de mise à disposition entre le CPAS de Bruxelles et l’ASBL Chez Albert.)).

Craignant peut-être de perdre son appartement et sa maison familiale des Marolles si le vent judiciaire tournait mal, Mme Appelmans convainc la Ville de Bruxelles de lui louer l’appartement situé au-dessus du local où les archives d’Albert Faust prennent la poussière. En 2012, le logement se libère et le CPAS (toujours présidé par Yvan Mayeur) l’intègre dans sa convention avec l’ASBL Chez Albert. Pour ce logement de trois pièces, le CPAS demande un loyer mensuel d’environ 400€.

De conséquents travaux de rénovation sont alors entrepris dans l’appartement. Mais peu de temps après, un nouveau chantier est entamé… pour enlever une partie des installations venant d’être posées. Finalement, Mme Appelmans n’habitera jamais dans ce logement. Est-ce parce qu’entretemps la menace judiciaire s’est éloignée des inculpés de « l’affaire Appelmans » ?

En effet, en juillet 2012, le Parquet financier de Bruxelles déclare la prescription atteinte dans le dossier des malversations financières à la FGTB. Mais à tort. Le Parquet attend alors, à nouveau sans rien faire, jusqu’en mai 2014 où il déclare l’action publique éteinte ! Au grand dam du juge d’instruction, des parties civiles (la FGTB et la Communauté française) et du Président de la Chambre du Conseil… lequel déplorera que l’affaire ait manifestement « été remisée pendant plusieurs années afin d’aboutir à la prescription » et dénoncera les « retards inexplicables et inexpliqués » du Parquet ((« La chambre du conseil flingue le Parquet de Bruxelles« , M Belgique, 10/10/2014.)).

Un appartement, deux loyers ?

Résultat des courses : l’appartement de la Régie foncière, celui qui est loué au CPAS pour être mis à disposition de l’ASBL Chez Albert, a finalement été… sous-loué. Manu Brocante en est l’actuel locataire, en vertu d’une convention pour le moins originale tant elle est courte (4 articles), vague et précaire. Outre le payement de son loyer mensuel de 450€, il est aussi censé « veiller sur la sécurité de la bibliothèque d’Albert Faust et rendre des services de conciergerie » ((Convention d’occupation entre l’ASBL Chez Albert et ‘Manu Brocante’.)).

Ce loyer exclut l’arrière pièce de l’appartement, censée être un bureau du CGAM. Un nouvel échange de bons procédés avec l’ASBL Chez Albert, qui, pour pallier à l’absence d’activités dans la « Bibliothèque d’Albert Faust », accueille ainsi les permanences de « Clic Marolles » : « un espace public numérique » ((Promotion internet du CGAM.)) organisé par le CGAM afin de proposer « des cours d’initiation à l’informatique pour lutter contre l’exclusion sociale » ((Rapport annuel 2013 de la Fondation Roi Baudouin.)).

La lecture des comptes de Chez Albert montre le caractère dormant de cette ASBL : hormis payer et refacturer un loyer et des charges, ses dépenses et ses recettes sont nulles. Officiellement, Chez Albert ne perçoit pas de loyer de la part du CGAM, mais il lui fait payer une « participation aux charges » depuis plusieurs années. Cette « participation » a coûté au moins 2700€ au CGAM en 2013, et son conseil d’administration l’a chiffrée à 3800€ dans son budget 2014. Pour comparaison, Chez Albert a dépensé à peine 600€ de charges en 2013 (à la fois pour le rez-de-chaussée et l’appartement du premier étage). L’ASBL créée par Anne-Marie Appelmans fait donc payer au CGAM, dont elle est présidente, des « charges » quatre à six fois supérieurs à ce qu’elles coûtent en réalité. Ce qui fait cher pour une pièce inoccupée ! Car, derrière la porte fermée de la « Bibliothèque d’Albert Faust », les ordinateurs de « Clic Marolles » (douze  PC financés par la Fondation Roi Baudouin en 2013) sont restés éteints…

Il faudra attendre fin avril 2015, pour apercevoir un début de mouvement derrière les vitrines de Chez Albert. Deux mois après la « solution entre Marolliens », le CGAM cherche peut-être à redorer son blason. Plus prosaïquement, l’association se réorganise, après avoir dû quitter un autre rez-de-chaussée commercial qu’elle louait depuis 2013. Avec son siège social et le local de Chez Albert, c’était sa troisième « antenne » ((Rapport d’activités 2013 du CGAM.)) dans le quartier. Le conseil d’administration du CGAM voulait ainsi se doter d’une « meilleure visibilité » ((Rapport d’activités 2013 du CGAM.)). Encore fallait-il avoir les moyens d’assumer les frais d’occupation de trois locaux… et toutes ces charges !

Malaise

Faut-il le préciser, l’intention de cet article n’est pas de supposer qu’une association doit être complètement assimilée à sa présidente ou à son conseil d’administration. Pas question non plus de faire indéfiniment porter à une personne la réputation d’une accusation passée. En l’occurrence, Mme Appelmans n’a d’ailleurs pas été condamnée pour les faits qui lui étaient reprochés dans « l’affaire FGTB » : le Parquet de Bruxelles a déclaré la prescription.

Les questions posées ici sont de nature publique. Il s’agit de l’utilisation de subventions et de locaux publics. Mais aussi d’un quartier, de la vie de ses habitants, de l’associatif qui existe en leur nom. Et qui se permet parfois de parler un peu vite à leur place !

Gwenaël Breës

Un certain mélange de genres

On l’a compris en tirant les fils de l’histoire de « Chez Albert » : la confusion règne quelque peu entre Mme Appelmans et ses différentes casquettes associatives…

En 2002, la hiérarchie de la FGTB a renvoyé la patronne de sa section bruxelloise pour deux motifs :

  • « Utilisation incontrôlable des fonds » ((« Une plainte pour harcèlement« , La Dernière Heure, 17/3/2003.)). Le responsable syndical qui est à l’origine de l’enquête interne de la FGTB, explique ainsi ce qui a motivé son geste : « Quand on recule les limites, il n’y a plus de limites » ((« FGTB : les raisons d’une exclusion« , Le Soir, 22/10/2002.)). L’expert comptable désigné par le juge d’instruction confortera les accusations de la FGTB, en concluant « à l’absence d’explications » pour des sommes chiffrées à « plusieurs dizaines de millions d’anciens francs belges et qui avaient été utilisées à d’autres fins que les fins auxquelles elles étaient légalement destinées » ((« La chambre du conseil flingue le Parquet de Bruxelles« , M Belgique, 10/10/2014.)).
  • « Gestion désastreuse du personnel » ((« Une plainte pour harcèlement« , La Dernière Heure, 17/3/2003.)). Des plaintes pour harcèlement moral sont déposées à l’encontre de celle que d’anciens subordonnés décrivent comme « une comédienne » ((« Le vrai visage d’Appelmans« , La Dernière Heure, 16/3/2003.)), qui « crie, tempête, pleure souvent » ((Le Soir, 18/10/2002.)). Certains ont témoigné de méthodes qui n’avaient rien de social : « chantage à l’emploi » ((« FGTB: Appelmans virée !« , La Dernière Heure, 17/10/2002.)), « menaces verbales, licenciement sec et abusif, elle ne reculait devant rien. Des gens ont fait et font encore des dépressions à cause d’elle » ((« Une plainte pour harcèlement« , La Dernière Heure, 17/3/2003.)).

Mme Appelmans a toujours réfuté ces accusations, concédant toutefois que sa comptabilité était « chaotique » et « désastreuse » ((« La FGTB voulait ma tête« , La Libre Belgique, 18/10/2002.)). Ses contradicteurs lui reconnaissent par ailleurs certains talents. On la dit experte en subsides et fine connaisseuse des rouages administratifs des ASBL. Et en matière de bien-être des travailleurs, elle n’a de leçon à recevoir de personne… Psychologue de formation, elle a été la présidente de Travail et Santé (une ASBL de la FGTB).

Après son licenciement du syndicat, elle fonde Formation Travail et Santé (FTS), une association active « dans le domaine de la santé des travailleurs » qui avait notamment pour objet de former « des délégués d’entreprises dans un but de prévention » ((Statuts de l’ASBL Formation Travail et Santé.)). En 2008, FTS ajoute une corde à son arc : les titres-services. Et en 2009, une petite sœur au nom très proche voit le jour : FTS Titres-Services, créée pour « promouvoir l’emploi en milieu ordinaire accessible prioritairement aux personnes handicapées physiques ou mentales » ((Statuts de l’ASBL FTS Titres-Services.)). Une activité florissante, si l’on en croit les comptes de FTS : ceux-ci annoncent un chiffre d’affaire de 716.000€ en 2011, un bénéfice de 350.678€ en 2012, 651.249€ de « produits exceptionnels » la même année, ou encore un montant de 537.954€ de rémunérations et avantages sociaux directs correspondant à… un seul équivalent temps plein ! Malgré ces résultats fructueux, FTS décide de se saborder en 2013. Non sans laisser un gros défaut de paiement à l’ONSS (32.000€) et léguer un petit actif net au CGAM (700€). La même année, sa cadette FTS Titres-Services transfère quant à elle son siège social à l’adresse du CGAM. Avant de se dissoudre également en 2014…

C’est en 2010 que Mme Appelmans devient présidente du CA du CGAM. Un rôle qu’elle va incarner à sa manière, devenant peu à peu omniprésente dans le quotidien de l’équipe. Laquelle n’est plus dotée d’un coordinateur depuis 2013, le conseil d’administration ayant décidé de ne pas remplacer la dernière personne ayant occupé le poste et qui l’a quitté pour incompatibilité d’humeur avec la présidente. Dans l’associatif des Marolles, il se dit diplomatiquement que le CGAM est « en crise »…

Une poignée de personnes suit Mme Appelmans dans les différents CA de ces ASBL. Ainsi, le trésorier de Chez Albert fut l’administrateur délégué de FTS Titres-Services, association qui avait pour présidente l’épouse du trésorier du CGAM, dont elle est également membre, à l’instar du président de Chez Marcel. Ce petit monde est en partie issu des milieux du PS et d’anciens de la FGTB. Tel Rudi Nerinckx, fidèle de la première heure : « Ce qu’Anne-Marie imaginait, Rudi le concevait. Pourtant, il n’a aucun diplôme de comptable, mais c’est ce qu’on appelle un financier. Un type qui peut tout manipuler dans les comptes pour obtenir ce dont il a besoin » ((« La terreur Appelmans« , La Dernière Heure, 17/3/2003.))… La FGTB n’a toutefois pas gardé un souvenir impérissable de Rudi Nerinckx : elle l’avait licencié en 2001 pour « incompétence » et « gestion chaotique » ((« FGTB : les raisons d’une exclusion« , Le Soir, 22/10/202.)). Mme Appelmans l’avait ensuite réengagé dans l’une de ses sociétés, à laquelle elle comptait sous-traiter la comptabilité de la FGTB !

Si la confusion existe dans les organes dirigeants, elle se manifeste aussi à d’autres niveaux. Ainsi, ces travailleurs du CGAM mis à contribution sur le chantier de rénovation du local et de l’appartement de Chez Albert. Ou encore, les nettoyages du domicile de la présidente du CGAM par l’« équipe d’hommes à tout faire » ((Promotion internet du CGAM.)) du « BricoDépannage », un service créé par le CGAM pour effectuer « tous ces petits travaux que vous ne pouvez pas réaliser vous-même » et à qui il est arrivé de travailler pour d’autres administrateurs de l’ASBL sur des chantiers situés à plusieurs kilomètres des Marolles, bien loin du « territoire d’action » ((Rapports d’activités du CGAM.)) exclusif de ce service. Mais on ne va tout de même pas pinailler pour des prestations qui coûtent seulement 5€ de l’heure…




Adieu démocratie locale ?

L’économie globale est-elle en train d’absorber nos démocraties locales ? Du Quartier Midi au Quartier Léopold, la légitimité des habitants, des militants, des comités de quartier, se confronte aux enjeux internationaux.

Comme c’est souvent le cas autour des gares, depuis leur urbanisation à la fin du XIXème siècle, le Midi est un quartier international d’immigration populaire. Dans l’interminable saga urbanistique des abords de la gare du Midi, les autorités publiques n’ont pas montré beaucoup de considération pour les habitants, d’autant moins quand ceux-ci ne se montraient pas assez malléables au moment de les déloger en les expropriant d’un quartier où ils avaient souvent construit leur vie, inventé leur travail et tissé leurs liens sociaux.

D’une « internationale » à l’autre : au Midi, les investisseurs mondialisés chassent l’immigration populaire

Par la mise en compétition des grandes villes sur base des critères économiques du développement urbain contemporain, une internationale chasse l’autre, les grands investisseurs remplacent les gagne-petit. D’un côté, la débrouille et les petits boulots d’une immigration économique ou politique qui s’ancre localement contribuent à la dynamique de la ville et enrichissent sa culture, sans que les pouvoirs publics le reconnaissent à sa juste mesure. De l’autre, une internationale du pouvoir et de la finance, qui s’installe pour un temps de-ci, de-là, selon les meilleures opportunités fiscales du moment, en imposant à des pouvoirs publics sous tension un urbanisme tape-à-l’œil, dispendieux et dévastateur du tissu urbain. Il suffit même que les autorités locales fantasment l’arrivée de l’économie mondialisée, des businessmen aux aguets et des touristes ébahis pour autoriser la construction de rutilants quartiers d’affaires ou des centres commerciaux clinquants en déréglementant leur propre planification, en dérégulant leur fiscalité, en allant jusqu’à se retourner contre leurs propres concitoyens.

«  Les comités de défense doivent toujours s’opposer d’une manière ou d’une autre aux pouvoirs publics  !  », déclarait en 1993 le grand ordonnateur de la démolition du quartier à la fois Bourgmestre de Saint-Gilles et Ministre-Président de la Région bruxelloise, contrarié par les arguments opposés à son projet de transformation de plusieurs îlots d’habitat en bureaux « internationaux ». Un des leitmotiv de l’opération était pourtant clair : «  Nous n’avons pas envie de répéter les erreurs du quartier Nord  », erreurs commises à une époque où Bruxelles était gérée par l’Etat national qui avait une vision fonctionnaliste et lucrative pour une capitale au service de la Belgique toute entière [1]. Avec l’avènement de la Région, jamais de tels dégâts urbains et sociaux ne devaient se reproduire. Et si les associations et comités d’habitants critiquent, c’est parce qu’elles « doivent toujours s’opposer ». Avec le recul, les critiques et les prédictions (dont celles d’IEB, qui organisa trois conférences de presse sur le sujet) ont été confirmées, les désastres urbains et les dégâts humains se sont produits. Il aura fallu 20 années de menaces, de spéculation, de procédures, de promesses non tenues sur le plan social, pour que les autorités publiques viennent à bout des expropriations nécessaires à leur projet. Au moment d’écrire ces lignes, la reconstruction du quartier n’est pas encore totalement achevée et aucun des 300.000 m2 de bureaux construits n’a été occupé par une seule société internationale venue s’installer à Bruxelles…

Dans les années 1990, la multiplication des annonces et la prolifération des rumeurs avaient semé le trouble parmi les habitants tandis que la complexité du montage financier, juridique et urbanistique les avaient désarçonnés, et les incertitudes et la longueur des procédures avaient achevé d’en décourager plus d’un. Plus d’une décennie après son lancement, la « revitalisation » du quartier Midi était un tel échec que les autorités responsables ne pouvaient qu’être sur la défensive lorsque la contestation des habitants commença à se structurer et à devenir de ce fait plus audible. Afin que la donne change vraiment, il faudra attendre 2005 pour qu’un comité d’habitants se forme enfin.

Rapidement soutenu par plusieurs associations, ce nouveau comité n’est pas parvenu à faire entendre raison aux responsables politiques, mais trouva d’autres moyens pour donner de la voix, rendre visible l’aberration de la situation et revendiquer les droits d’habitants dont on ne voulait plus. Cette parole en train de se révéler, les autorités cherchèrent à la délégitimer en accusant les mécontents d’être, au choix, des « petits spéculateurs » ou des « agitateurs ». Le Ministre-Bourgmestre-Président dénonça à plusieurs reprises « l’instrumentalisation » et « l’exploitation politique de ce dossier  », laissant entendre que derrière la contestation des habitants se cachait la manœuvre de l’un ou l’autre parti politique concurrent. La ficelle est grosse et va d’ailleurs être réutilisée dans la plupart des dossiers où des habitants combattent une logique économique alliée à une volonté politique dont ils considèrent qu’elle s’affirme à leurs dépens. Le cynisme de ce discours est sans doute une manière d’étouffer le débat public. Il donne en tous les cas la triste impression que le jeu démocratique ne dépasse pas le cadre des partis ou des corporations. Quand ceux-là mêmes qui chantent les louanges de la démocratie participative se replient dans les apparats de la démocratie représentative dès que leurs décisions sont contestées ; quand des responsables politiques ne considèrent une parole citoyenne que si elle con-valide leurs projets ; quand ils balayent d’un revers de la main l’expertise des habitants qui ne se projettent pas nécessairement que dans les enjeux économiques à court terme ; quand certains prétendent être les seuls garants de l’intérêt général et s’évertuent à contester la légitimité de leurs contradicteurs plutôt que répondre aux arguments exposés, voire à la détresse exprimée ; n’est-ce pas à chaque fois l’écart entre les citoyens qui habitent encore la ville et leurs « représentants » élus qu’ils contribuent à creuser chaque fois un peu plus ?

Au Quartier Léopold, l’Europe chasse jusqu’aux classes moyennes supérieures

Dans le Quartier Léopold en train de devenir européen, il y a d’autres grands projets qui agitent l’environnement urbain de manière permanente depuis plus de 40 ans. Les grands investisseurs anglais d’abord, internationaux ensuite, s’y sont toujours intéressés. Tout ce quartier a été démoli et reconstruit une première fois dans les années 1960 et 1970 avec le désastre urbain que nous connaissons. Tout récemment, une deuxième vague de spéculation à vu le jour sur base du raisonnement financier suivant : le retour sur l’investissement foncier est fait à partir d’une vingtaine d’année. Au-delà, il est temps d’envisager une nouvelle opération. Mais pour en assurer la rentabilité au niveau d’une économie financiarisée aux taux de profits toujours plus élevés, il faut voir plus grand et surtout plus haut. Nous voilà donc repartis sans transition vers une nouvelle révolution immobilière avec son cortège de chantiers envahissants, de voiries défoncées, de besoins en déplacements croissants et d’habitants chassés d’un quartier rendu invivable pour au moins 20 ans. Dans le Quartier Léopold, à côté des grandes déclarations sur le dynamisme urbain, la requalification de l’espace public, la diversification des activités et l’efficacité écologique, il y a aussi les petites histoires qui se racontent, les anecdotes révélatrices et les mots qui échappent à ceux qui déclament et pontifient pour mieux camoufler des réalités pas toujours recommandables.

À la fin d’une commission de concertation liée au projet de démolition/reconstruction de la rue de la Loi à Bruxelles, le promoteur d’une tour de bureaux à réaliser au croisement de la chaussée d’Etterbeek abordait un militant associatif. Sans doute agacé par des procédures régionales alambiquées et par l’opiniâtreté du tissu associatif local, il suggérait à mezza-voce qu’ «  en Chine cette tour serait déjà construite  ». Lors d’une conversation en tête-à-tête, le représentant d’une agence de la Région laissait entendre à demi-mot que les habitants situés à proximité immédiate de la même tour de bureaux verraient la valeur foncière de leur propriété augmenter et qu’ils auraient donc l’occasion de la vendre à un bon prix pour déménager. Un avocat spécialisé en droit de la construction indiqua subrepticement à son mandant régional que : « Lorsque le voisin habite non loin du site concerné, mais à un endroit où il n’a pas de vue directe sur ce site, lorsque l’incidence que le réaménagement du quartier est de nature à avoir sur ses conditions de vie n’est pas établie et ne lui procure pas un intérêt suffisamment individualisé, la demande de suspension du permis de bâtir doit être déclaré irrecevable ». La contestation d’une décision administrative qui porte atteinte très lourdement à la qualité de l’environnement de ceux qui habitent encore à quelques dizaines de mètres d’un projet de tour de plus de 100 m ne serait donc plus recevable.

Il se fait que le Quartier européen, s’il est encore habité, l’est par des notaires, des professeurs d’université, de grands avocats et plus généralement par ceux qui font partie des classes moyennes supérieures. Même ceux-là qui payent les fameuses taxes locales dont le budget régional a tant besoin sont priés de déguerpir d’un quartier dont on prétend par ailleurs qu’il faut l’habiter à nouveau. De quels habitants fantasmés parle-t-on alors ?

Diable, le « zieverage » immobilier n’est tout de même pas redevenu raison d’Etat, les scénarios délirants des bureaux d’étude ne font pas encore la loi et les lubies insensées de spéculateurs aux aguets se sont pas d’un coup de baguette magique transmutés en discours émancipateurs de l’humanité. Dans un quartier de Bruxelles où se construit aussi le projet européen, la question de la légitimité d’Inter-Environnement Bruxelles, des Comités de quartier, du militant engagé, de l’habitant ou du citoyen est d’autant plus brûlante que la dimension locale du territoire urbain s’affronte plus directement encore avec les grands enjeux internationaux d’une économie financière mondialisée et d’une Europe en construction. Dans un quartier en reconstruction permanente et à la qualité urbaine toujours plus dégradée, nous nous interrogeons, là aussi, sur la légitimité et les revendications de ceux qui habitent encore la ville et qui sont encore habités par elle.

Au Midi, IEB se prend les pieds dans les rails

Le cas du Quartier Midi a été symptomatique d’une crise du secteur associatif que la professionnalisation a parfois déconnecté de certaines populations tout en créant des liens de subordination, voire de connivence avec les décideurs politiques.

Si l’on cherche à comprendre la faible critique et le peu de résistance collective au projet de démolition/reconstruction du quartier Midi, il faut s’intéresser à la sociologie des habitants, majoritairement de condition pauvre et d’origine immigrée. Souvent, ils ne disposaient pas du droit de vote et n’avaient que peu de relais dans les réseaux associatifs, politiques ou journalistiques. En 1996, IEB, le Comité de défense de Saint-Gilles, l’Union des locataires de Saint-Gilles et l’ARAU s’exprimaient encore sur le sujet en intitulant leur conférence de presse : «  Quartier Midi : Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? ». En réalité, dès la fin des années 1990, les associations cesseront de s’opposer au projet régional, en partie parce que les habitants n’étaient pas organisés mais aussi parce que la situation politique leur paraissait pliée. «  C’est un dossier pourri, un combat perdu d’avance  », il fallait accepter un « principe de réalité » pouvait-on entendre de la part d’un responsable associatif. Positionnement d’autant plus réaliste que l’opération en question était « une chasse gardée » de celui à qui revenait le pouvoir politique d’octroyer des subventions aux associations et dont il était alors malvenu « de mordre la main qui nourrit ».

La contradiction atteint son comble en 2004, quand IEB et le Brusselse Raad voor het Leefmilieu (BRAL) acceptent d’organiser la participation des habitants dans les « zones d’intérêt régional » (ZIR) et les « zones-levier » décrétées par le gouvernement régional. Un rôle particulièrement inconfortable et ambigu pour les deux fédérations bruxelloises de comités d’habitants, qui se retrouvent prestataires de service pour le compte de l’autorité légiférant dans les matières où elles sont amenées à prendre des positions critiques. L’insoutenable grand écart amènera IEB à mettre au chômage technique un travailleur dont le poste était financé par la Région pour organiser la participation des habitants du quartier Midi ! On peut ainsi lire dans le rapport d’activités 2006 d’IEB ce commentaire au sujet du travail de participation mené par la fédération ces années-là : « L’association a suivi l’évolution des différents projets en cours ou à venir sur le versant anderlechtois de la zone levier. Côté avenue Fonsny, comme en 2005, le travail n’a pas été aisé à réaliser compte tenu de l’actualité du quartier (PPAS Fonsny I) et du peu d’information obtenu auprès des porteurs de projet  ». C’était une manière détournée pour reconnaître que la Région, finançant pour travailler sur cette zone, ne communiquant aucune information sur l’état de ses projets et demandant de ne pas faire de remous sur ce sujet sensible, il n’était sans doute pas opportun de poursuivre le travail. Alors que la fédération des comités de quartier ne pouvait que soutenir les revendications des habitants nouvellement mobilisés au Midi, par peur des représailles du Gouvernement elle n’osait pas afficher publiquement ce soutien, ni le concrétiser en actes. Cet épisode peu glorieux a heureusement contribué à soulever au sein d’IEB des questions qui ont amené la fédération à se tourner, quelques années plus tard, vers des subventions pour des missions moins instrumentalisantes.

Au Quartier Léopold, la Région réglemente plus pour réguler moins

Dans le cadre du système représentatif de notre démocratie régionale, si la professionnalisation des débats relatifs à l’aménagement du territoire met sans cesse plus de distance entre la population et le politique, c’est aussi parce que la matière législative se complexifie sans cesse. La surenchère administrative a longtemps été accompagnée, voire parfois portée, par les associations appelant à plus de cadres légaux. Mais la technologisation des matières environnementales pèse sur la capacité de réfléchir l’urbain et d’éventuellement contester la prise de décision. Au Quartier Léopold, les récentes évolutions du corpus réglementaire avec la mise en œuvre pour la première fois à Bruxelles du Règlement d’Urbanisme Zoné (RRUZ) a fait prendre conscience qu’une réglementation surabondante pouvait aussi servir à déréguler. Ce phénomène perçu au niveau local du territoire bruxellois correspond probablement à un mouvement bien plus généralisé. Encadrer plus c’est peut être aussi complexifier plus, professionnaliser davantage et pour finir remettre dans les mains de moins en moins nombreuses des experts (avocats, bureaux d’études, groupes de pression dans le domaine de l’économie ou de l’environnement…) la capacité de se mouvoir en toute opportunité dans le dédale réglementaire. A l’instar de ce qui se passe déjà dans la jungle législative d’une Union européenne en perte d’adhérence avec les citoyens, dans les affaires immobilières du Quartier Léopold, certains spécialistes ont acquis une position à ce point dominante qu’ils sont en mesure d’influencer les administrations en même temps qu’ils conseillent leurs très riches clients. Que nous sachions, le lobby n’est pas non plus la forme la plus enviée de la démocratie urbaine. Réglementer plus pour réguler moins, voilà dorénavant un danger à observer avec beaucoup d’attention [2] !

Un écart de plus en plus remarqué

« Lors de la création de la Région bruxelloise, il y avait des convergences entre les thèses défendues par les associations et les objectifs du monde politique local : se positionner fermement face aux grands projets destructeurs de l’État fédéral, satisfaire les besoins des habitants de la ville, préserver le patrimoine et l’environnement, etc… À l’époque, des associations comme IEB ont participé de manière constructive à l’élaboration d’une réglementation, insuffisante certes, mais qui a permis d’encadrer le développement urbain et d’associer les habitants aux petits et grands enjeux urbanistiques, notamment par le biais de la procédure d’enquêtes publiques. Aujourd’hui, on constate une dégradation générale de ce cadre réglementaire pour lequel IEB s’est battue pendant près de 40 ans. Les autorités ont désormais fait le pari du développement international de Bruxelles, les grands projets et interventions déstructurantes de l’environnement urbain voient à nouveau le jour… Un contexte différent est en train de produire des effets analogues à ce que les Bruxellois contestaient alors. (…) De régulateur et d’arbitre qu’il était, l’État semble à présent se mettre au service de l’économie. Et de ce point de vue, le débat démocratique cesse d’être un atout politique pour devenir un problème. ». Voilà ce qu’écrivait le conseil d’administration d’IEB en 2013, dans un éditorial en réponse aux reproches répétés d’une partie de la sphère politique bruxelloise estimant que la fédération des comités d’habitants se montrait trop critique et manquait de légitimité. De fait, ces dernières années, que ce soit aux côtés des habitants du quartier Léopold, du quartier Midi, de Haren, de la rue du Progrès et de bien d’autres quartiers, IEB a retrouvé une liberté de parole qui lui a parfois fait défaut auparavant.

Il est bien entendu qu’aucun habitant ou comité, qu’aucune association ni fédération ne prétend représenter la population d’une rue, d’un quartier ou d’une ville dans son ensemble. La représentation n’est pas dans leur nature constituante. Cela n’entrave en rien leur faculté de réflexion et d’analyse, leur capacité d’habiter, de faire du lien social, de développer des expertises qui feraient parfois rougir urbanistes et décideurs ; cela n’enlève rien à leur légitimité d’habitants ou de citoyens à se défendre, exprimer, revendiquer, faire débat, critiquer, proposer, agir… Dans un contexte territorial qui accorde toujours plus de poids aux grands financiers-décideurs déterritorialisés, nous devons sans doute nous résoudre à ne plus nous satisfaire d’un système politique à ce point débordé par le marché. Face à la réactivité du secteur économique mondialisé et pour renforcer la démocratie locale, nous devrons élaborer de nouvelles stratégies, surtout dans une ville qui se rêve en phare d’une Europe à la recherche d’elle-même.

• Gwenaël Breës & Marco Schmitt

Article paru dans le numéro spécial de « Bruxelles en mouvements » consacré aux 41 ans d’Inter-Environnement Bruxelles, mars 2015.

Notes :

[1] Voir l’article de le même dossier « De Manhattan à Dubaï ».

[2] Voir dans le même dossier, l’article « Les cadres mouvants qui nous épuisent ».




Une nouvelle étape sur la « route des parkings » ?

Pour la Plateforme Marolles, l’abandon du parking sous la place du Jeu de Balle est évidemment un soulagement. Mais en prenant cette décision, la Ville entérine en même temps de mauvaises « solutions alternatives », prises à la hussarde et sans concertation avec les principaux concernés…

Jeudi 26 février en matinée, le Collège de la Ville de Bruxelles abandonnait, sous la pression populaire, son projet de parking sous la place du Jeu de Balle. À 13h30, le Bourgmestre Yvan Mayeur annonçait la nouvelle à la presse. Le Collège venait d’entériner une « solution alternative » : le déplacement du parking des échoppiers du Vieux Marché sur le boulevard de Waterloo, l’interdiction du stationnement des véhicules de plus de 2 tonnes dans le quartier, et l’étude d’une option de parking « du côté de l’église de la Chapelle ». Lors de sa conférence de presse, le Bourgmestre ne donnait pas plus de précision sur cette dernière option, laissant toutefois entendre qu’elle ne nécessiterait pas de creuser un parking souterrain. C’était sans compter sur son Échevine de la Mobilité, Els Ampe, qui, à peine quelques heures plus tard, le contredisait publiquement en déclarant que le Plan de Mobilité du Pentagone comprendrait bien 4 nouveaux parkings souterrains : place Rouppe, Nouveau Marché-aux-Grains, Yser, et un nouvel emplacement pour remplacer le projet avorté sous le Jeu de Balle.

Une semaine plus tard, le Collège donnait gain de cause à Els Ampe en annonçant l’agrandissement souterrain d’un parking existant sous la dalle de la cité de logement social des Brigittines, près de l’église de la Chapelle. Une décision prise à la va-vite, à nouveau sans aucune étude préalable et bénéficiant à peine d’un accord de principe arraché en quatrième vitesse au Foyer Bruxellois, propriétaire des lieux. Procédant entre précipitation et contradiction, le Collège affichait ainsi les divisions qui existent en son sein sur les questions de mobilité et témoignait de sa grande capacité à improviser des décisions qui auront pourtant un impact concret sur la vie des habitants. Et une fois de plus, sans demander leur avis.

L’absurdité d’un nouveau parking sous les Brigittines

Le nouveau scénario imaginé par la Ville consiste donc à agrandir en sous-sol un parking existant situé entre les rues des Brigittines et des Visitandines, sous une cité de logement social. Un choix surprenant à plus d’un titre :

  • Ce parking de 60 places, réservé aux riverains, est situé sous un immeuble appartenant au Foyer bruxellois. La Ville a l’intention de le faire agrandir par une société privée qui disposera d’une concession de 35 ans pour le gérer. Un Partenariat Public-Privé qui s’annonce pour le moins singulier…
  • Les habitants de ces 151 appartements sociaux ont appris la nouvelle par la presse. Ils n’ont jamais été consultés sur ce projet.
  • L’immeuble est inclus dans le périmètre du Contrat de Quartier Durable « Jonction », en cours depuis un an. Ce Contrat a notamment pour ambition « d’améliorer le cadre de vie en réaménageant la dalle et le rez-de-chaussée »… dalle qu’il s’agirait à présent d’agrandir pour en faire un parking commercial. Bien que l’Échevine Els Ampe n’hésite pas à parler de « parking durable » (sic), comment imaginer que le trafic et la pollution que les habitants risquent de subir, sans parler des incidences d’un chantier lourd, puissent contribuer à améliorer leur cadre de vie ?!
  • En ne s’étant pas davantage concertée avec les équipes du Contrat de Quartier Durable « Jonction », la Ville vient de discréditer « le processus participatif » sur lequel ces contrats reposent. Elle vient aussi d’en hypothéquer plusieurs projets qui deviendront plus difficiles voire impossibles à réaliser, dont « le projet phare » à l’étude depuis des mois et qui consiste à réaménager l’espace public sur la dalle.
  • Ce Contrat de Quartier Durable est financé à 50% par la Région de Bruxelles-Capitale, dont le plan de mobilité « Iris II » vise à réduire l’utilisation de la voiture individuelle de 20% à l’horizon 2018. La Région va-t-elle avaler cette couleuvre ?
  • Enfin, ce nouveau parking serait localisé à 300 mètres à peine de la place Rouppe, où la Ville projette de creuser un nouveau parking d’environ 400 places. Et à 600 mètres du parking Sablon-Poelaert, dont elle a récemment décidé de doubler la capacité (passant ainsi de 500 à 1000 places). Une bien curieuse manière de mener une politique qui entend réduire la pression automobile !

Une « solution » lourde qui ne répond à aucun besoin avéré

Tout comme de nombreux autres comités d’habitants et associations, la Plateforme Marolles insiste sur ce point depuis décembre : le besoin de créer de nouveaux parkings souterrains dans le Pentagone n’est pas avéré, a fortiori pour un Collège qui souhaite diminuer le trafic automobile et piétonniser le centre-ville… La Ville de Bruxelles n’a jamais produit aucune étude démontrant la nécessité de créer de nouvelles places de parking. Au contraire, tous les chiffres officiels et éléments factuels publics indiquent qu’elles sont en surnombre dans le Pentagone et qu’il convient plutôt de mieux les gérer. C’est donc avec une vive satisfaction que nous avons pris connaissance de l’avis de la très officielle Commission Régionale de Mobilité à propos du Plan de Mobilité du Pentagone, laquelle conforte ce point de vue :

« (…) La Commission demande plus d’informations pour étayer la nécessité de construire de nouveaux parkings. Par exemple, quel est le taux d’occupation des parkings existants, ou comment a été évalué le besoin en parkings dans les quartiers retenus (inventaire) ? Une telle option est-elle compatible avec les objectifs de réduction du trafic automobile ?
La Commission demande d’étudier l’impact des nouveaux parkings sur la circulation dans le Centre, notamment pour s’assurer qu’ils participent à la diminution de la pression du trafic automobile prévue par Iris II. La Commission rappelle que pour diminuer le nombre de voitures dans l’espace public, il faut que le stationnement en espace public soit plus cher que celui en parking hors-voirie, étant entendu qu’un nombre suffisant de places doit être offert au public et à un prix raisonnable.
La Commission plaide pour une meilleure utilisation des parkings existants, notamment de bureaux qui pourraient bénéficier aux visiteurs et aux habitants en dehors des heures de travail. (…)  »

La question du stationnement des échoppiers du Vieux Marché

La question du stationnement des camions et camionnettes des échoppiers du Vieux Marché, dont le déplacement vient d’être annoncé par Yvan Mayeur, est une autre illustration du manque de concertation entre la Ville et les différents acteurs du quartier. Ces véhicules disposent déjà d’un emplacement de stationnement sur la Petite Ceinture, à proximité immédiate du Vieux Marché. Ce site convient très bien aux échoppiers et leur stationnement y cause peu de nuisances. Avec un aménagement minimal permettant qu’une partie de ce site ne soit pas accessible à d’autres véhicules, la situation serait encore meilleure. Le nouvel emplacement sur le boulevard de Waterloo est situé quelques centaines de mètres plus loin et n’est pas aménagé pour le stationnement de ce type de véhicules. Il ne causera pas moins de nuisances et nécessitera au contraire de plus longs trajets. Alors pourquoi planifier ce déménagement ? Les marchands se le demandent, d’autant plus qu’ils n’ont été consultés ni sur la situation actuelle ni sur la situation envisagée par la Ville. Une chose est sûre : contrairement à ce que la Ville prétend, ce déménagement n’est en rien une « alternative » au parking Jeu de Balle : celui-ci n’était pas conçu pour les échoppiers à qui il ne convenait pas plus financièrement (stationnement trop cher) que techniquement (la hauteur des trémies d’accès était de 2 mètres, celle des camions fait plus de 3 mètres).

Le besoin d’une concertation publique !

Face à l’ampleur de la mobilisation contre le projet d’un parking sous le Jeu de Balle, la Ville a tenté de le dissocier des autres projets de parkings prévus dans le cadre de son Plan de Mobilité. Contre toute évidence, Yvan Mayeur déclare que feu-le parking du Jeu de Balle, et à présent celui des Brigittines, ne fait pas partie du Plan de Mobilité du Pentagone mais vise à résoudre les problèmes de stationnement dans les Marolles. Cette version est contredite par les déclarations faites par Els Ampe depuis novembre, mais aussi par tous les documents officiels, en ce compris le cahier des charges du nouveau parking adopté par le Conseil communal le 9 mars, qui présentent clairement ce projet comme faisant partie du nouveau Plan de Mobilité du Pentagone. Le cahier des charges précise d’ailleurs que « Le parking enterré se trouve sur la future “route des parkings” qui jalonnera l’ensemble des parkings en ouvrage du centre  », confirmant s’il en était besoin qu’il s’adressera à la clientèle des automobilistes empruntant le mini-ring censé débouler à quelques mètres de là, et non aux habitants et commerçants des Marolles.
Mais soit, prenons M. Mayeur au mot… S’il s’agit réellement de répondre aux « besoins du quartier » et de « rencontrer les intérêts des habitants », il convient alors d’organiser une véritable concertation publique avant d’entériner des « solutions » et même des « solutions alternatives ».

Il ne suffit pas, comme l’a fait le Bourgmestre au Conseil communal du 9 mars, de brandir une lettre de doléances émanant de… deux commerces proches de la Chapelle et favorables à un parking souterrain. Ni de prétendre avoir consulté les habitants des Brigittines, en une demi journée, après que la décision ait été prise, et qui plus est par l’intermédiaire d’une association présidée par une proche de M. Mayeur… Personne ne peut avoir confiance en ce type de « concertation ».

La Plateforme Marolles répète la proposition qu’elle a déjà faite à la Ville de Bruxelles, notamment dans la lettre accompagnant la pétition contre un parking sous la place du Jeu de Balle remise le 18 décembre 2014 à M. Mayeur et ses Échevines Els Ampe et Marion Lemesre : « Certes, les Marolles connaissent des problèmes de mobilité et de stationnement, comme la plupart des quartiers de Bruxelles. Si la volonté de la Ville de Bruxelles est de les résoudre, une multitude d’autres solutions sont à envisager. L’abandon du projet de parking pourrait être le préalable à une véritable concertation avec tous les acteurs du quartier, afin de se mettre d’accord sur la nature de ces problèmes et d’explorer les différentes possibilités de les résoudre. »

Aux Brigittines comme au Jeu de Balle, la Plateforme Marolles estime que les enjeux sont suffisamment importants pour que la Ville réunisse et fasse débattre ensemble habitants, commerçants, marchands, associations du quartier et pouvoirs publics. C’est selon nous la meilleure manière d’objectiver ces « besoins », ces « problèmes » et de trouver les solutions les plus adéquates.

Plateforme Marolles

Article paru dans le n°275 de « Bruxelles en Mouvements », mars 2015

La Plateforme Marolles, c’est quoi ?

L’abandon du projet de parking est la victoire d’une mobilisation citoyenne qui a été rapide, forte, déterminée, multiple et hétérogène. De l’annonce du projet de parking jusqu’à son abandon par la Ville de Bruxelles, la Plateforme Marolles a réuni de nombreux acteurs du quartier, avec le soutien d’habitants de tout Bruxelles et d’ailleurs.
Constituée dans l’urgence le 24 novembre 2014, une semaine avant le Conseil communal qui allait entériner le projet de construire un parking sous la place du Jeu de Balle, la Plateforme Marolles fédère des habitants, marchands, commerçants et associations des Marolles, amoureux et clients du Vieux Marché, résolus à défendre le caractère populaire et la diversité sociale du quartier, son marché aux puces et l’économie qui y est liée, contre tout projet qui leur porterait atteinte.
www.plateforme-marolles.be




Le « nouveau cœur » de Bruxelles va-t-il lui faire perdre son âme ?

C’est désormais officiel. Le grand projet de piétonisation des boulevards du centre, cher à la majorité socialiste-libérale de Bruxelles-Ville, a donc un revers : il va provoquer la création d’un mini-ring et de quatre parkings dans le Pentagone. Des années de chantier en perspective pour un résultat qui est de nature à chambouler la vie sociale et commerçante de plusieurs quartiers centraux, dont les Marolles. Comme aux pires heures de l’urbanisme bruxellois…

Les socialistes bruxellois, menés par le bourgmestre Yvan Mayeur, avaient fait de la piétonisation des boulevards du centre le dossier emblématique de la législature en cours. Dans le projet dévoilé en janvier 2014, la Ville dévoilait son intention de transformer les « boulevards en une succession de places » pour créer « un nouveau cœur pour Bruxelles » et permettre « aux citoyens de se réapproprier l’espace public » ((« Un nouveau cœur pour Bruxelles », Ville de Bruxelles, dossier de presse du 31/01/2014.)). « Une approche innovante » censée « profiter en premier lieu aux habitants de ces quartiers » ((« Un nouveau cœur pour Bruxelles », Ville de Bruxelles, dossier de presse du 31/01/2014.)).

En termes d’accessibilité, la Ville annonçait l’instauration d’un « véritable maillage de mobilité multimodal » et plus précisément d’un « système de boucles » dont l’objectif était « de décourager la circulation de transit en la déviant vers la Petite Ceinture, d’acheminer de façon plus fluide la circulation de destination et de libérer l’espace pour les piétons et les cyclistes » ((« Un nouveau cœur pour Bruxelles », Ville de Bruxelles, dossier de presse du 31/01/2014.)).

En somme, il s’agissait d’un gros projet, dans l’air du temps, moderne, écologique et tout et tout… bref, digne de faire entrer un bourgmestre dans l’Histoire. Peut-être qu’un jour, Bruxellois et touristes allaient flâner sur la place Yvan Mayeur, à côté de la place De Brouckère que ce jeune et grand visionnaire avait appelé à devenir rien moins que « le Times Square de Bruxelles » ((« Yvan Mayeur: « Un Times Square au centre de Bruxelles », La Libre Belgique, 13/12/2013.)).

À la Ville, ça marchande comme à la brocante

Mais c’était sans compter sur les partenaires libéraux de la majorité bruxelloise. Ceux-ci, dont leurs électeurs aimaient paraît-il se déplacer en voiture, avaient besoin d’une compensation pour avaler la couleuvre socialiste. Ils avaient ainsi obtenu une jolie sucette : à l’initiative d’Els Ampe, échevine OpenVLD de la Mobilité, des Travaux Publics et du Parc automobile, le Collège de Bruxelles-Ville décida de construire 1600 nouveaux emplacements répartis en 4 nouveaux parkings souterrains au plus proche du « nouveau cœur » de Bruxelles (Yser, Nouveau Marché aux Grains, place Rouppe, place du Jeu de Balle et en bonus, une extension du parking Poelaert baptisée Sablon-Marolles). Et en guise de « boucles de desserte », c’est finalement une grande boucle qui sortit des cartons de la Ville afin de relier les nouveaux parkings : un véritable mini-ring prompt à saturer des artères habitées et pour certaines déjà complètement embouteillées aux heures de pointe (rues du Lombard, des Alexiens, des Bogards, Van Artevelde, de la Vierge Noire, de l’Ecuyer, d’Arenberg, Fossé-aux-Loups,…).

Pour « décourager la circulation de transit en la déviant vers la Petite Ceinture », le Collège échevinal a voté l’augmentation de l’offre de parkings en plein centre-ville !

Résultat de ce marchandage : pour « décourager la circulation de transit en la déviant vers la Petite Ceinture », le Collège échevinal a voté l’augmentation de l’offre de parkings en plein centre-ville (qui compte déjà parmi les plus hauts ratios d’Europe) ! Une décision absurde, tant le lien entre la possibilité de se garer et le choix de la voiture comme mode de déplacement est devenu évident de nos jours ((Les « Cahiers de l’Observatoire de la mobilité », édités par la Région bruxelloise, l’ont rappelé récemment : « La disponibilité d’une place de parking à proximité du domicile, et davantage encore à destination du déplacement, est un incitant majeur à l’usage de la voiture » ‑ De Witte, 2011.)). Qui plus est, les 1600 places de parking supplémentaires que projette de construire la Ville iraient s’ajouter aux 18.978 déjà existantes dans les 34 parkings que compte le centre de Bruxelles… et dont le taux d’occupation est d’à peine 60% ((Selon les chiffres officiels établis tant par Bruxelles Mobilité que par le Plan communal de mobilité.)) !

Il existe donc 6000 à 7500 places de parking inoccupées dans le Pentagone. Soit amplement de quoi compenser les 600 qui seraient supprimées en surface par la piétonisation des boulevards du centre ((« Parkings publics souterrains : les projets de la Ville de Bruxelles doivent être enterrés ! », communiqué de presse de l’ARAU, 08/05/2014.)). Pourquoi en créer de nouvelles ? C’est pourtant ce que la majorité socialiste-libérale appelle, contre toute évidence, un projet cohérent : « Ce grand réaménagement aura le mérite d’être cohérent. Bordeaux a dû passer par là il y a quelques années, mais tout le monde s’en félicite aujourd’hui et la considère comme une ville modèle » ((« Le centre en chantier jusqu’en 2018 », Le Soir, 08/11/2014.)).

Circulez, y a rien à voir…

Ironie de l’histoire : alors que le Parking 58, situé en plein dans le périmètre du futur piétonnier, devrait bientôt disparaître pour faire place au nouvel immeuble administratif de Bruxelles-Ville ((Nouvel immeuble administratif où sont d’ailleurs prévus 847 emplacements de parking.)), la démolition de ce symbole de la bruxellisation marque paradoxalement le retour d’une politique qu’on croyait révolue. Même si le discours a changé et s’est fait plus moderne, même si ce n’est plus à la fonction « bureau » qu’on vend la ville mais désormais « aux citoyens » et aux touristes qu’on la « rend », le résultat est une politique similaire à celle qui a défiguré Bruxelles entre la moitié des années 1950 et les années 1970, faisant la part belle aux voitures et aux parkings… et accessoirement fuir les habitants.

Ceux-là, ils peuvent bien fuir, d’ailleurs. Ce sont des emmerdeurs, jamais contents. Les commerçants ? Ils ne pensent qu’à leur commerce. Les associations ? Des emmerdeuses aussi, mais des professionnelles. À quoi bon s’embarrasser à consulter tout ce petit monde ? Leurs préoccupations et revendications multiples viendraient gâcher la concrétisation de cette grande vision pour la ville. « Times Square » vaut bien ça… Le Collège échevinal a donc préféré sortir prudemment les nouveaux parkings de son chapeau, sans la moindre concertation préalable (pas même de son administration) et le plus tard possible, histoire de prendre tout le monde de court. Une technique censée lui permettre de passer en force et d’éviter d’avoir à répondre à des questions inutiles.

Il n’y a pas d’études : elles seront faites plus tard, une fois la concession délivrée à une société de parking pour 35 ans.

Des mesquins pourraient demander, par exemple, en quoi un parking est « indispensable » ((Selon les propos d’Els Ampe à Télé Bruxelles, 21/11/2014.)) sous la place du Jeu de Balle, alors que celle-ci est située à 400 mètres du parking de la Porte de Hal (500 places) et à 600 mètres du parking Poelaert (500 places). Des naïfs pourraient demander à voir les études d’impact et leurs résultats, par exemple en termes de flux de circulation sur le quartier des Marolles où les ambulances de l’hôpital Saint-Pierre ont déjà du mal à se faufiler dans les voiries étroites et encombrées… Mais non. D’abord, il n’y a pas d’études : elles seront faites plus tard, une fois la concession délivrée à une société de parking pour 35 ans. Et puis, comment voulez-vous que tous ces curieux donnent leur avis sur un Masterplan et un Plan de Mobilité qui ne sont même pas rendus publics ? De toutes façons, les commerçants et les habitants sont « demandeurs », assure Yvan Mayeur ((« Un parking sous la Place du Jeu de Balle », sur le site de Marie Nagy, 17/11/2014.)) !

Et d’ailleurs, il est faux de dire qu’il n’y a pas de participation : la Ville organise actuellement un processus participatif consistant en plusieurs « groupes de travail composés de dix personnes maximum par groupe », dont les participants, désignés par « tirage au sort » ((« Participer au réaménagement des places et boulevards du centre », sur le site de la Ville de Bruxelles.)), travaillent à partir de l’information que veut bien leur donner le Collège et peuvent ainsi donner leur avis sur le nom et le logo du projet, la couleur des pots de fleurs et autres éléments de première importance.

Des p’tits trous, des p’tits trous…

Devant les réactions atterrées des marchands et commerçants de la place du Jeu de Balle à l’annonce de la construction d’un parking, les élus ont tenté de se faire rassurants…

« On fera des petits trous et puis on avance » (Els Ampe).

  • Combien de temps va durer le chantier ? 24 mois selon certains, 30 mois selon d’autres. Mais trop de chantiers à Bruxelles se sont éternisés pour que quiconque puisse les croire de bonne foi.
  • Que va devenir le marché pendant les travaux ? Là encore, les réponses se contredisent, laissant entrevoir une certaine improvisation sur le sujet. Els Ampe se veut très optimiste, assurant que les entrepreneurs procéderont par phases : « On fera des petits trous et puis on avance » ((Selon les propos d’Els Ampe à Télé Bruxelles, 21/11/2014.)). Selon elle, une partie des marchands pourrait rester sur la place, tandis que d’autres intégreraient la cour de la caserne du jeu de Balle, pourtant pas très grande. Mais Marion Lemesre, l’échevine des Affaires économiques, voit plutôt elle une délocalisation à la place de la Chapelle… à 500 mètres de là…
  • Que vont devenir les commerçants de la place du jeu de Balle et ses abords ? Là, personne n’a de réponse. Pourtant, nul ne peut ignorer qu’un tel chantier fera d’importants « dégâts collatéraux » dans le commerce local, qui est sensiblement lié à l’activité du marché.

Le parking, cheval de Troie de la sablonisation des Marolles

Si nos édiles communaux ont du mal à convaincre de la cohérence de leur politique de mobilité, leur vision de l’avenir du centre-ville semble beaucoup plus homogène. Pour eux, il doit s’aseptiser, devenir propre, chic. Beau. Une sorte de vaste parc à thèmes permanent dédié à l’événementiel et au tourisme, avec juste ce qu’il faut de typique tout en attirant des enseignes de renommée. La « succession de places » ((« Un nouveau cœur pour Bruxelles », Ville de Bruxelles, dossier de presse du 31/01/2014.)) qui seront aménagées sur les boulevards centraux s’inscrivent dans cette droite ligne.

« Ça permettra aussi d’attirer des riverains avec une meilleure capacité contributive » (Marion Lemesre).

Et cette fois, on dirait bien que le marché aux puces est dans la ligne de mire de cette disneylandification de la ville.  « Cette place est en mauvais état. Ce sera aussi l’occasion de la restaurer », déclare Els Ampe ((« Le centre en chantier jusqu’en 2018 », Le Soir, 08/11/2014.)). « Ça permettra aussi d’attirer des riverains avec une meilleure capacité contributive », renchérit sa collègue Marion Lemesre ((Marion Lemesre au Conseil communal de Bruxelles, 17/11/2014.)).

En effet, la Ville semble voir d’un bon œil le scénario du déplacement des puces à la place de la Chapelle. Marion Lemesre, justement occupée à « revitaliser » les marchés bruxellois ((« Bruxelles met en oeuvre un projet de revitalisation de ses marchés », L’Avenir, 05/11/2014.)), y voit l’opportunité de renforcer les liens entre le quartier huppé du Sablon et les Marolles. Autrement dit, de concrétiser une étape supplémentaire de la sablonisation des Marolles. On voit bien le coup venir…

  • Acte 1 : le chantier démarre, le marché est transféré sur un espace trop petit pour accueillir tous les marchands, il faut opérer une sélection parmi eux.
  • Acte 2 : certains marchands sont mis au carreau et se tournent vers d’autres horizons, tandis que les commerçants du Jeu de Balle sont exsangues.
  • Acte 3 : le chantier s’éternise, pendant que les brocanteurs ayant été sélectionnés s’adaptent peu à peu à la clientèle du Sablon.
  • Acte 4 : le parking est enfin fini et la place « restaurée » est inaugurée en grandes pompes.
  • Acte 5 : seuls les brocanteurs ayant été sélectionnés et tenu bon reviennent dans un quartier transfiguré : des habitants ont fui le chantier, des magasins sont à remettre, les pouvoirs publics soutiennent l’installation de nouveaux commerces, le standing du quartier grimpe, les loyers aussi.

Mais l’acte 1 n’a pas encore démarré et il faut maintenant démentir ce triste scénario. Les chances sont bonnes. La Ville de Bruxelles ne se rend manifestement pas compte à quoi elle a touché. Depuis l’annonce de la construction d’un parking, on ne parle plus que de ça au Jeu de Balle, les conversations s’animent et il faudrait se lever très tôt pour trouver quelqu’un qui soutienne ce projet. Les opposants ne sont pas seulement les marchands, commerçants et habitants des Marolles, ce sont aussi des amoureux du quartier et des clients du marché aux puces qui viennent de tout Bruxelles et de plus loin encore.

Contrairement à Els Ampe, ils aiment la place telle qu’elle est. Ils ne veulent pas la voir défigurée par des trémies. Ils rêvent que les traces historiques qui existent dans le sous-sol de la place et dont ils entendent parler depuis longtemps (notamment un ancien abri aérien) deviennent autre chose qu’un parking ‑ c’est le genre de choses qu’on classe dans d’autres villes, non ? Ils savent que le marché aux puces qui se tient là quotidiennement depuis 1873 est unique et mériterait lui aussi d’être classé. Ce qu’ils y trouvent, ce ne sont pas seulement des objets qu’on ne trouve pas ailleurs, c’est aussi une ambiance, un mélange social inédit, une activité foisonnante, la vie d’une place et d’un quartier particuliers. En d’autres mots : un patrimoine immatériel, économique, social, culturel, quelque chose d’une valeur inestimable… À leurs yeux, cela fait partie de l’âme de Bruxelles. Et pas question de le laisser disparaître pour un bête parking. « Times Square » ou pas.

• Gwenaël Breës (habitant des Marolles)

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La légende de « l’urgentiste des quartiers oubliés »

« Si dans 50 ans, un historien du divertissement bruxellois devait se pencher sur les décennies 1990, 2000 et plus que probablement 2010, il ne pourrait faire l’économie de la contribution de celui qui a relancé la bière Vedett » 1. Liège a son Calatrava et sa gare-monument, Bruxelles a son Nicolay et ses cafés branchés…

Depuis plusieurs années, les dernières trouvailles de Frédéric Nicolay nous sont contées par les médias bruxellois. Le ton est quasi toujours élogieux, admiratif, reconnaissant. La fascination qu’entretient cet entrepreneur sur la presse locale en mène plus d’un à puiser dans le dictionnaire des images fortes : homme « de défis », « gourou » 2, « le roi des cafés et restos branchés de la capitale » 3,… la liste est longue. C’est que notre héros fait bien plus qu’ouvrir des bars et des restaurants à la mode (une trentaine à son actif), ce dont il n’a bien sûr pas le monopole. Si les faits et gestes de cet « Edouard aux Mains d’Argent » 4 sont scrutés avec tant d’attention bienveillante, c’est qu’ils ont un supplément d’âme : « chaque fois qu’il lance un café, Frédéric Nicolay redynamise tout un quartier » 5. La place Saint-Géry et la rue Antoine Dansaert, par exemple : « des quasi-chancres à l’époque qui n’avaient les faveurs de personne », et puis hop ! « il y multiplie les cafés et les restaurants – Bonsoir Clara, Kasbah, Mappa Mundo, PP Café… –, autant d’adresses qui vont ramener le quartier à la vie ». De quoi se forger une aura indéfectible de « lanceur d’espaces ».

Les quartiers « où tout est à faire »

Où ira-t-il ouvrir son prochain bar ? Quel sera le prochain quartier mort de Bruxelles qu’il va ressusciter ? Voilà bien ce qui passionne les journalistes dans les épisodes de cette épopée qu’ils relatent depuis une quinzaine d’années comme une sorte de rêve américain. Son héros, capable de transformer le plus banal des troquets en bar branché, de reconvertir le plus ordinaire des rez-de-chaussée en nouvelle adresse à la mode ne s’intéresse qu’à des quartiers « oubliés » ou « difficiles » auxquels il « donne un souffle nouveau » 6. « L’impact que l’ouverture d’un nouveau lieu peut avoir sur tout un quartier, voilà qui le passionne. La convivialité, la mixité sociale, la cohabitation des diverses activités humaines, ce sont ses sources d’inspiration » 7. Ce qui l’anime par-dessus tout ? « Parvenir à dévoiler le potentiel des quartiers populaires les moins courus de la capitale » 8. « J’aime les quartiers où tout est à faire, il y en a beaucoup pour l’instant » 9, déclare-t-il. La Porte de Hal, où il a ouvert un café et est en passe d’en ouvrir un second ? « C’est Sarajevo ! Tout est moche et personne ne fait rien pour l’embellir ! » 10. La place Saint-Géry et la rue Antoine Dansaert, où il a démarré sa carrière au début des années 90 ? « Des quasi-chancres à l’époque qui n’avaient les faveurs de personne » 11. Le quartier de l’Alhambra, où il a récemment ouvert le Flamingo ? « Pourri » 12, « sombre et délaissé » 13, « glauque ». Le dernier tronçon de la rue Dansaert, côté canal ? À l’exception du Walvis et du Bistro du Canal, ouverts par lui-même, une succession de « commerces pourris » 14… Etc. Ramener la vie, le souffle, la lumière… voilà une bien noble cause qui pare d’un vernis philanthropique ce qui ne serait autrement qu’une opération commerciale parmi bien d’autres.

Mais qu’on n’évoque pas la politique à Nicolay, il se garde bien d’en parler et affirme s’en tenir à bonne distance. Se présentant comme un « self-made-man qui ne doit rien à personne », « c’est en toute indépendance et liberté qu’il met en musique ses plans ambitieux qui embellissent la ville et la rendent plus accueillante » 15. Sa seule envie est de créer « des chouettes endroits ». Son credo : avoir « flair, audace et énergie chevillés au corps » 16. Voilà ce qui guide ses choix. Ainsi en va-t-il du Flamingo, comme de la plupart des autres cafés qu’il a ouverts : « je suis passé devant le bâtiment, je l’ai trouvé beau, je me suis lancé » 17. Il suffisait d’y penser…

Voilà pour la légende, et ceux qui ont envie d’y croire. Restent tout de même quelques questions…

Derrière la légende, les ingrédients d’un système

Il arrive, il est vrai, que le concert d’éloges journalistiques soit interrompu de quelques commentaires un tout petit peu dissonants : « Nicolay ne se lance jamais les yeux fermés dans un projet, il faut que soient présents les deux ingrédients qui lui permettent d’appliquer une recette maintes fois éprouvée. Ce qu’il cherche avant tout, c’est un quartier populaire délaissé, hors du circuit, dans lequel les prix de l’immobilier sont moins élevés qu’ailleurs et où tout est à faire » 18. Les contours flous d’un système apparaissent même parfois : « le système Nicolay consiste à investir un coin de Bruxelles oublié, à y générer du mouvement et, in fine, à se faire emboîter le pas par une cohorte de créatifs et autres hipsters ». Mais qu’on ne lui adresse pas la critique d’être celui « par qui la gentrification arrive », sous peine de se faire traiter en retour d’« esprits chagrins » 19. « Il faut lui laisser qu’il s’agit plus d’un engrenage non maîtrisé que d’une stratégie claire » 20, conclut un journaliste.

Les ingrédients de ce système méritent pourtant d’être précisés, ne fut-ce que pour quitter cette posture d’émerveillement béat devant un entrepreneur à qui l’on prête des pouvoirs quasi magiques de résurrection de quartiers oubliés.

Bienveillance médiatique

Le premier élément du système, c’est la couverture médiatique du « phénomène » elle-même. L’anonymat ou le mépris médiatique n’est pas la meilleure garantie qui soit pour qui cherche à créer des lieux branchés. Des commentaires fréquents, élogieux et un tant soit peu décalés, voilà un bien précieux allié. D’autant plus si ceux-ci mettent bien en avant le « concept » : une patte reconnaissable faite de bois exotique, de plafonds sombres, de comptoir sur roulettes, de zinc fabriqué à Paris, de coffrages en béton, de racks à casiers trouvés aux Pays-Bas… À l’intérieur, musiques actuelles, journaux internationaux, boissons à des tarifs légèrement supérieurs à la moyenne, service au bar pour réduire les coûts de personnel,… Et sur la devanture, un nom original, qui fonctionne dans plusieurs langues (Belga, Zebra, Walvis, Potemkine, Mappa Mundo,…). Une fois le lieu aménagé, le « concept » imprimé et les contrats passés avec des fournisseurs, Fred Nicolay confie ses bars, clef sur porte, à des gérants qui les exploiteront tout en en respectant le cahier des charges.

Mais à force de répétition du « concept » (et de son imitation par d’autres entrepreneurs, avec plus ou moins de succès), tous ces bars finissent par se ressembler, comme n’importe quel autre type de commerces qui connaît une telle multiplication. Au point même d’inquiéter Nicolay lui-même, qui voit Bruxelles devenir « une ville chiante où il n’y aura plus rien à faire » : « aujourd’hui, on part de rien pour faire des choses dans les différents quartiers. Le jour où tout sera fait, tout sera rénové, on n’y fera plus rien. Ça va ronronner » 21.

En attendant, il reste bien de la marge pour le « concept ». Celui-ci est entièrement partagé par Jean-Sébastien van Keymeulen, architecte et designer associé au lancement de plusieurs « cafés Nicolay », dont le Barbeton, ouvert à l’angle de la rue Dansaert et du Rempart des Moines dans un rez-de-chaussée occupé jusque-là par une agence de voyage. « Autour, il n’y avait qu’un no man’s land dont peu se souciaient. Maintenant, le café tourne bien et donne un coup de boost à la seconde partie de la rue Dansaert, en direction du canal » 22. On notera tout de même que tous les no man’s land de la ville n’ont pas la chance de se trouver localisés dans l’un des quartiers les plus densément habités de Bruxelles… mais sans doute pas par la clientèle recherchée. D’ailleurs, le même architecte-designer dit « bien comprendre les préoccupations des habitants quant à l’impact sur ​​leur quartier. Mais c’est précisément un impact positif : grâce à la nouvelle dynamique, les valeurs immobilières dans le quartier vont augmenter » 23. Bye-bye le no man’s land, welcome le rich man’s land !

Appuis commerciaux

Faire parler de soi dans les médias, bien sûr, ne suffit pas. Pouvoir compter sur des brasseurs pour l’investissement dans l’achat, la rénovation, la décoration et la promotion des lieux, ça aide aussi beaucoup. La brasserie Moortgat est l’allié principal des « cafés Nicolay ». La multiplication de ceux-ci est donc aussi liée avec la stratégie entrepreneuriale de la brasserie. Côté pile, elle mise sur l’expansion internationale de son produit-phare, la Duvel, pour laquelle elle compte notamment sur la fréquentation internationale des cafés qu’elle contrôle désormais sur la place Saint-Géry, grâce aux « trouvailles » de notre « concepteur d’atmosphère » 24. Côté face, elle a entrepris en 2003, à l’initiative du même Nicolay, une stratégie marketing visant à re-positionner l’une de ses bières, tombée en désuétude, comme un produit « jeune et branché ». Pour la remettre en avant, pas besoin de coûteuses campagnes de publicité massive pour le grand public, des techniques de marketing locales font bien mieux l’affaire. D’abord, ne la vendre que dans un nombre limité de cafés et restaurants, dans des lieux choisis et entièrement contrôlés où le public sera le premier à être familiarisé avec le nom et le logo desdits produits, où le barman qui en vendra le plus de bouteilles se verra offrir un voyage. Ensuite, donner à la marque une image tendance, en proposant par exemple aux clients d’imprimer leur photo sur l’étiquette de la boisson ou sur les sous-bocks. Après une période de test durant laquelle le goût ou l’étiquette peuvent être modifiés en fonction des résultats de ventes, ces nouvelles boissons seront lancées sur un marché plus vaste. Résultat, la Vedett est aujourd’hui disponible en grande surfaces et est même vendue jusqu’en Chine…

Et pour ceux qui auraient encore soif, la « tactique Vedett » a aujourd’hui été clonée en « tactique Volga ». Cette fois, on trouve la brasserie Saint-Feuillen aux cuves et toujours notre héros à la mise en marché.

Politiques de revitalisation cherchent entrepreneurs revitalisants

Le troisième ingrédient du système n’est pas le moindre : l’alliance objective entre les « cafés Nicolay » et la volonté politique de revitaliser les quartiers centraux bruxellois.

Ceci donne parfois lieu à quelques débats marqués d’un questionnement sur un possible favoritisme car, c’est bien connu, la réussite provoque la jalousie. D’où l’accusation répandue selon laquelle Frédéric Nicolay est fréquemment chouchouté par les pouvoirs publics, ceux-ci ayant des attentions toutes particulières à son égard. Certains élus et certaines administrations se félicitent ouvertement de lui faciliter la tâche. Par exemple, lorsqu’il s’agit de lui procurer l’espace pour installer une terrasse, élément-clef de la réussite commerciale de ses établissements. Porte de Hal, l’un de ses bars a ainsi pu bénéficier d’une vaste terrasse, non pas sur le trottoir mais dans un parc public. Les autorités fermèrent les yeux sur la présence non autorisée d’une camionnette qui y vendait et y faisait la publicité pour l’une de ses nouvelles bières. Il faudra qu’un conseiller communal de l’opposition, par ailleurs voisin des lieux, dénonce la situation pour que la buvette mobile disparaisse subitement. Le même élu portera encore plainte contre un chantier entamé par Nicolay pour transformer un magasin de photocopies en café, toujours sans permis. Autre exemple, rue de Laeken : « le concepteur de bars le plus en vue de Bruxelles a frappé fort avec une terrasse éclairée par un héliostat placé au sommet d’un immeuble voisin » 25. Pour placer les 20 imposants miroirs qui suivent le soleil toute la journée afin d’en réfléchir la lumière vers la terrasse du Flamingo, pas besoin non plus d’attendre de permis…

L’homme, apparemment, a du mal à s’accommoder de règles qu’il considère trop contraignantes, alors que son intention consiste juste à « faire bouger les choses » 26. Il n’hésite d’ailleurs pas à annoncer dans la presse qu’il en est ainsi et pas autrement : « je vais le faire, sans demander les autorisations, sinon cela prendra des mois, ou ne mènera à rien… » 27. Et cela n’a pas l’air de déranger les autorités publiques, ce qui a de quoi faire grincer les dents notamment de cafetiers rencontrant bien plus de difficultés lorsqu’ils veulent installer trois tables sur un bout de trottoir…

Ouvrir un café, changer un quartier

Le soutien public à la petite entreprise Nicolay peut s’avérer encore plus déterminant quand il s’agit de trouver des locaux pour ouvrir ses établissements. Son aura « d’urgentiste des quartiers oubliés de Bruxelles » 28 a amené plus d’un élu ou urbaniste à lui souffler de potentielles implantations et à attirer son attention sur de nouvelles opportunités… en espérant qu’il vienne donner un précieux coup de pouce à la revitalisation du quartier visé. Outre qu’ils favorisent le tourisme, les bars de Nicolay attirent un public correspondant culturellement et sociologiquement à la nouvelle image que les pouvoirs locaux veulent donner à ces quartiers et à la population qu’ils souhaitent y voir s’installer. Pourquoi donc se passer de ce levier qui a fait ses preuves ? D’autant qu’il est fréquent que l’ouverture d’un bar de Nicolay fasse des émules et suscite l’arrivée d’autres commerces, des répliques d’esthétique similaire et s’adressant à un public semblable, facilitant ainsi le travail d’Atrium (l’agence régionale qui vise « la rénovation et la relance » 29 des quartiers commerçants) et d’autres agences favorisant le city marketing. « Cela va sans dire », Nicolay reconnaît (en contradiction avec sa propre légende) être « encouragé dans ses diverses initiatives puisqu’en règle générale, celles-ci aboutissent à une dynamisation du tissu urbain là où c’est le plus nécessaire et cela sans argent public » 30.

L’apparition de tels bars n’est donc pas étrangère à la transformation sociale d’un quartier. Elle fait même parfois partie d’une opération plus large, aux accents immobiliers plus explicites. Il arrive même à Nicolay d’investir personnellement dans l’espace public aux abords des cafés qu’il lance : il a ainsi fait planter des platanes place Saint-Géry, aménagé une petite « agora » et créé une « aubette design » près du canal, dans un quartier où il a par ailleurs « massivement investi dans l’immobilier » 31. L’achat d’un rez-de-chaussée commercial peut ainsi s’accompagner du rachat des étages supérieurs ou d’immeubles voisins, lesquels seront rénovés et remis sur le marché à destination d’un public fréquentant ces établissements. L’annonce d’appartements à louer au-dessus d’un bar situé le long du canal avait par exemple été diffusée dans les cafés de la place Saint-Géry…

Parfois, cependant, la sauce ne prend pas. Ainsi, il y a une dizaine d’années, Nicolay avait dû renoncer à occuper un rez-de-chaussée commercial vide, appartenant au CPAS de Bruxelles, place du Jardin aux Fleurs. Les habitants des étages et quelques voisins s’étant mobilisés par crainte de voir la place se transformer en un nouvel « haut lieu de la branchitude bruxelloise » 32, à l’instar de la place Saint-Géry bordée de terrasses ne désemplissant jamais, avec toutes les nuisances que cela comporte pour les voisins. Devant les habitants, Nicolay avait promis un café sans terrasse et sans bruit, mais avec concerts. Les habitants ne le crurent pas. Aujourd’hui, une boutique de mode pointue occupe le rez-de-chaussée, et une partie de l’immeuble appartient à Nicolay qui le loue en prétendus « lofts ».

Un Flamingo en terrain (presque) conquis

Une de ses réalisations les plus récentes est le Flamingo, dans le quartier Alhambra, à deux pas du KVS (théâtre flamand). Là, le même CPAS n’a pas hésité à lui confier le rez-de-chaussée d’un bâtiment acheté et rénové avec l’argent de l’assistance sociale et des subsides régionaux, aux fins d’y ouvrir l’un des plus grands bars de Bruxelles (200 places en salle et 150 en terrasse) – branché cela va sans dire.

La presse pense d’ailleurs que le Flamingo sera susceptible de « donner une impulsion suffisamment forte pour faire de la rue de Laeken un quartier plutôt branché » 33. Objectif confirmé par le président du CPAS, Yvan Mayeur, qui précise : « Nous voulons voir se dérouler ici la même chose qu’à la place Saint-Géry. Là où il y a des terrasses, il y a moins de violence » 34. « Il fallait faire quelque chose » 35 pour attirer de nouveaux habitants dans le quartier, ajoute-t-il. Et de passer de la parole aux actes : au-dessus du bar, 20 logements rénovés par le CPAS sont loués à des tarifs qui correspondent plus aux loyers du marché privé qu’aux politiques de logement social que le CPAS est censé mener 36. Qu’on en juge : un appartement 1 chambre entre 645€ et 740€, un appartement 2 chambres entre 775€ et 810€ 37

Pas étonnant dès lors que le bar ouvre au moment-même où la Ville de Bruxelles lance une opération pour interdire la prostitution dans le quartier. Au Flamingo, « Les prostituées ne seront pas les bienvenues » 38, précisait-on dès avant l’ouverture. Le CPAS a d’ailleurs tout récemment acquis un autre bar, le Tropicana, tout proche, lieu de repli des prostituées et lieu de contrôle du « business ». Il a même dû mettre le prix fort lors de la vente publique (1,25 millions d’euros) pour rafler la mise. Mais que les personnes soucieuses de la bonne gestion publique se rassurent, le CPAS annonce dès à présent que le prix d’achat sera récupéré dans le montant des futurs loyers. Et, au rez-de-chaussée, exit le Tropicana, et bienvenue à « quelque chose du genre du Flamingo », dixit Yvan Mayeur 39.

La légende du « découvreur » de lieux « abandonnés de tous » a ici particulièrement de mal à passer tant l’empilement de programmes publics tendant tous dans le sens de la « revitalisation du quartier » est important : activisme immobilier du CPAS, répression de la prostitution de rue, rénovation complète du KVS, Contrat de quartier, rénovation des espaces publics, etc… Et si la légende de Frédéric Nicolay et consorts résidait précisément dans cette capacité à prendre des risques là où il n’y en a presque pas, à investir là où l’argent public est concentré et aux mêmes fins que celui-ci ?

• Gwenaël Breës & Mathieu Van Criekingen

Extrait du dossier « Service au bar » paru dans le n°266 de « Bruxelles en mouvements », septembre-octobre 2013.




Le container, au rayon des « utopies réalisables » ?

Les containers, ces briques de Lego géantes qui voyagent de port en port, ces caissons métalliques qui s’empilent sur bateaux et trains, s’entassent dans les usines ou les chantiers, font-ils partie d’une réflexion sur l’accès équitable au logement ?

Chaque année, de par le monde, de nombreux containers sont mis en vente par les compagnies maritimes ou les sociétés de transport qui les détiennent. Soit parce qu’au bout d’une quinzaine d’années d’usage ils ne sont plus suffisamment résistants pour le transport maritime, soit parce qu’ils proviennent de régions fortement exportatrices de marchandises vers des régions qui exportent peu et qu’il coûterait trop cher de les faire voyager à vide vers leur pays d’origine. Ce phénomène ne cesse de s’amplifier, et le nombre de containers « dernier voyage » d’augmenter. Retirés du circuit, ils sont revendus à des tarifs très bon marché (un container « dernier voyage » se vend entre 500 et 1000 euros), même s’ils sont encore en parfait état. Ils connaissent ainsi une seconde vie, que ce soit dans le transport terrestre, comme entrepôt provisoire ou comme bureau de chantier, mais aussi pour des usages aussi divers qu’inédits : on recense de par le monde de nombreux projets ayant transformé des containers en commerce de détail, restaurant temporaire, crèche, musée, galerie d’art, café, chalet, case créole, sauna, chapelle, installation sanitaire, maison de plage, terminal portuaire de passagers, etc. À Bruxelles, un « Publik Container » avait par exemple pris place en 2008 au beau milieu de la place Liedts à Schaerbeek. Il s’agissait d’un projet culturel participatif et temporaire (deux mois) voulant favoriser l’expression des habitants sur l’espace public : le container servait à la fois d’espace de rencontre, d’enregistrement sonore et de studio photo. Une expérience du même type fut entreprise trois ans plus tard sur la place Houwaert à Saint-Josse : le container servait alors tour à tour d’espace d’exposition, de performance ou de studio radio.

Gadget design ou architecture de survie ?

Apparu pour le transport de marchandises lors de la Révolution industrielle, le container a été aussi pensé à ses origines pour être utilisé comme laboratoire ou logement lors d’expéditions scientifiques dans des régions aux conditions climatiques très rudes. Il est donc très robuste. Cela a peu à peu donné l’idée à des architectes de l’utiliser comme élément principal de maisons prévues pour être habitées à long terme. Jusqu’à présent, l’architecture de containers semble avoir principalement séduit des personnes proches du monde des arts en général, du design ou de l’architecture en particulier. Des maisons containers, souvent situées à la campagne, s’étalent régulièrement dans les magazines d’architecture et de plus en plus souvent sur des sites d’agences immobilières qui vantent leurs mérites en termes de design et de « fait sur mesure ». En ce sens, l’habitat de containers peut apparaître comme un phénomène plutôt rural, individualiste et n’intéressant qu’une certaine élite. La reconversion de ces grandes boîtes métalliques en logements présente une esthétique extérieure pas communément appréciée et implique des modes d’habiter qui ne conviennent pas à n’importe quel ménage.

Il n’empêche, ce type d’habitat recèle un potentiel dépassant largement les classes sociales aisées et « créatives ». Son intérêt est multiple et parfaitement compatible avec l’environnement urbain. Constructible très rapidement, il demande une intervention architecturale minimale. Sa transformation est accessible aux bricoleurs amateurs d’auto-construction, qui peuvent ainsi adapter leur habitat à leurs besoins tout en se passant du coût de nombreux intermédiaires et corps de métiers. Une maison familiale en containers a par exemple été construite au Canada à l’aide d’un manuel trouvé sur internet. Modulable et transformable à souhait, le container existe en différentes tailles pouvant très facilement composer des pièces de 14 m2 ou 28 m2, faciles à emboîter et à superposer entre elles. En Bretagne, un couple a récemment auto-construit sa maison de 110 m2 en 18 mois et pour un coût total de 85.000 euros…

Le container pourrait bien constituer le moyen de concrétiser quelques-uns des projets d’architecture mobile et légère dont regorgent certaines publications spécialisées des années 1950 à 1970, et qui préféraient imaginer que nos villes deviendraient flexibles, modulables et organiques plutôt qu’en perpétuelle démolition-reconstruction. Certaines de ces idées s’affichaient comme utopistes, d’autres se revendiquaient des « utopies réalisables ». On songe aux « unités d’habitation mobile » censées répondre au boom démographique par l’installation de maisons containers, par exemple, sur des terrains jugés non constructibles ; à « l’architecture industrialisée poétisée » luttant contre la monotonie et promouvant l’implication des habitants dans les choix architecturaux ; ou encore à la pensée de Yona Friedman préconisant une « architecture de survie », mobile, qui donne une place centrale à l’habitant et reconsidère le rôle de l’architecte comme un simple conseiller tendant à s’effacer le plus possible. Certains de ces projets, jamais réalisés ou restés à l’état de prototypes, étaient prévus pour être montables en un temps record. A l’image de la « Maison de week-end » (sorte de grande tente de bois et de métal) conçue en 1935 par Charlotte Perriand, à celle du « Refuge bivouac » (pouvant être assemblé et monté en quatre jours) pensé un an plus tard par la même architecte, ou encore à celle de la « Maison des jours meilleurs » (grande de 57 m2, installable en sept heures et fabriquée selon des procédés industriels, elle se heurta au refus des homologations officielles pour une production en série) imaginée par Jean Prouvé en 1956 en réponse à l’appel de l’abbé Pierre pour venir en aide aux sans-abri.

S’il ne constitue pas un type d’habitat aussi nomade que le camion ou le mobilhome, le container est en effet déplaçable, un peu à l’image d’une grosse caravane… sauf qu’il n’est pas transportable avec une voiture mais bien par bateau, train, camion et même à cheval. Plus modulable qu’une maison en bois, plus solide et étanche qu’une yourte, plus écologique et surtout moins cher qu’une construction traditionnelle (car il s’agit d’une structure toute faite et recyclée), il présente des avantages qui ne sauraient être négligés dans une réflexion sur la production de logements bon marché, temporaires ou à long terme. En effet, lorsqu’on additionne le prix d’achat d’un container aux frais de transformation et d’adaptation nécessaires pour répondre aux besoins de l’habitat (isolation, aération,…), le coût de ce type de logement avoisine 50 % du prix d’une construction traditionnelle. Face à la crise du logement et à l’incapacité des autorités de construire massivement des logements publics pour y remédier, peut-on négliger une telle piste ?

Viens chez moi, j’habite un modulaire

S’il existe de rares expériences d’habitat modulaire par chez nous, aucune à notre connaissance n’a été réalisée avec des containers. Il y a quelques années, la Commune de Molenbeek étudia bien la possibilité de construire de la sorte un lieu d’hébergement temporaire et d’urgence, mais le projet prit une autre forme. Il vit le jour fin 2009, sous le nom d’Hôtel social communal : situé le long du canal dans le quartier Heyvaert, il est composé de 500 m2 rendus modulables de façon à pouvoir accueillir à la fois des personnes seules et des ménages de différentes tailles. Il permet le relogement d’urgence de personnes victimes de la perte soudaine et imprévue de leur habitation (incendie, inondation, effondrement, violences familiales,…), le temps de trouver une solution durable. Les hôtes peuvent y bénéficier d’un appartement et d’un accompagnement social pendant une période allant d’une nuit à trois mois (contre un loyer de 11 euros par jour + 4 euros par personne). En ce sens, cette initiative encore inédite à Bruxelles se distingue des logements de transit (plus courants bien qu’en nombre encore largement insuffisant), destinés pour leur part à faire face à des situations humaines d’insalubrité, de « sans-abrisme » ou de surendettement et qui accueillent leurs hôtes pour des périodes plus longues. Quoi qu’il en soit, on perçoit aisément l’intérêt que représente la construction en containers pour ce type de logements. Ce n’est pas le seul…

Récemment, une unité de la faculté d’architecture La Cambre-Horta a mis en avant le potentiel de la construction modulable comme solution au relogement d’habitants de logements sociaux, lorsque ceux-ci subissent des travaux de rénovation. De son côté, l’Université libre de Bruxelles examine en ce moment des projets de logements containers pour pallier à la pénurie de logements étudiants, à l’image de certaines cités étudiantes bâties de la sorte aux Pays-Bas et en France et où les espaces proposés sont deux fois plus spacieux et plus abordables que les kots habituels.

L’idée de lancer des expériences d’habitat bon marché fait donc tout doucement son chemin à Bruxelles. Mais de l’idée à la concrétisation, il y a un pas qui ne semble pas toujours évident à franchir. En témoigne l’expérience de ces locataires qui, confrontés à la hausse des loyers, cherchèrent à y remédier en se regroupant autour du projet de construire un ensemble de logements-containers. En 2008, ils avaient étudié les possibilités pratiques et financières d’un tel habitat groupé : ils pouvaient intégralement financer la construction de leurs logements et, selon l’architecte qui les soutenait, en toute conformité et dans le respect des procédures légales. Mais il leur fallait trouver un terrain, impayable avec leurs revenus au prix du marché privé bruxellois. Ils constituèrent donc un dossier pour porter leur projet auprès de différentes communes, dans l’espoir que l’une d’entre elle se montre intéressée par son caractère prototypique et accepte de mettre un terrain public à leur disposition, voire simplement de les aiguiller et les soutenir pour obtenir un terrain privé. Cela pouvait être une parcelle ou une partie de terrain, d’une surface au sol de minimum 50 m2, en attente de projet, qui aurait été mise à disposition de manière précaire ou contre un loyer modéré. L’idée, qui paraissait simple et bonne, ne trouva ni soutien ni écho auprès des communes contactées.

Ce projet abandonné révèle que l’apparente accessibilité et simplicité d’une telle « utopie réalisable » butte à la fois sur une frilosité toujours bien ancrée à Bruxelles à l’égard d’expériences atypiques, et sur une difficulté majeure : trouver un terrain. Même si les adeptes du logement modulaire souligneront que les maisons containers peuvent tout aussi bien s’installer sur des toitures plates !

• Gwenaël Breës

Article paru dans le n°262 de « Bruxelles en mouvements », mars 2013.




« Passe muraille », un parloir radiophonique

1980. En pleine lutte pour la libération des ondes hertziennes, se crée Radio Air Libre (RAL), une radio bruxelloise qui se veut « une voix différente dans la jungle des ondes ».

Autonome et non commerciale, RAL se destine « à tous ceux et celles qui sont intéressés par une approche du monde qui soit critique, démystificatrice et, en même temps, créatrice » et ambitionne « de faire surgir la réalité quotidienne des individus, leur parole, leur questionnement ».

À l’époque, les radios libres ont rarement la possibilité de couvrir un large rayon géographique. Basée près de l’Altitude Cent, RAL émet jusqu’aux prisons de Saint-Gilles et Forest. Dès sa première année d’existence, elle décide de lancer « Passe muraille », une émission qui veut rompre l’isolement carcéral : on y lit à l’antenne les lettres des détenu-e-s et de leurs familles, on y diffuse les disques demandés, les appels téléphoniques en direct, on y accueille en studio les proches désirant s’exprimer au micro… L’émission se déroule chaque dimanche (un jour sans visites en prison) de 18h à 24h et reçoit jusqu’à 120 lettres par semaine. Les animateurs n’opèrent aucune censure sauf en cas de règlements de compte personnels, et diffusent également de l’information sur les droits des détenus.

Il s’agit donc d’une émission service, d’autant plus utile que les visites en prison peuvent s’avérer difficiles humainement et que l’administration pénitentiaire semble tout faire pour les rendre humiliantes. Mais « Passe muraille » ne se contente pas d’être un parloir radiophonique : la liberté de parole qu’elle procure dépasse la diffusion de messages personnels et met en lumière un système carcéral particulièrement inhumain.

Le succès de l’émission lui vaudra d’être méticuleusement surveillée par les services de police, qui enregistrent et retranscrivent son contenu chaque semaine. Première à faire état publiquement d’émeutes survenues pour dénoncer les conditions de détention dans les prisons de Forest et Saint-Gilles, elle sera accusée à plusieurs reprises d’être à l’origine de ces émeutes, des détenus s’étant accordés pour démarrer leur révolte au moment du passage à l’antenne de tel morceau de musique. Il arrivera même que les animateurs soient perquisitionnés et poursuivis en justice, le studio fouillé et l’émetteur de la radio saisi comme « preuve judiciaire ».

Grâce à la persistance de ses animateurs bénévoles (parfois eux-mêmes d’anciens détenus), « Passe muraille » se remettra toujours de ces déboires avec la justice. C’est l’arrivée de la télévision dans les cellules qui aura raison de l’émission : le nombre de courriers diminuera à tel point qu’elle se transformera progressivement en émission d’information sur la prison, sa fréquence devenant mensuelle dans les années 1990, jusqu’à sa disparition en 2010.

Mais RAL existe toujours et de nouveaux animateurs pourraient avoir envie de reprendre le flambeau. Dans d’autres villes, d’autres pays, des stations continuent à proposer des initiatives similaires. Des émissions qui permettent de créer des liens entre le dedans et le dehors… à condition que les prisons soient situées à l’intérieur des villes et que les fréquences des radios libres arrivent jusqu’à elles.

• Gwenaël Breës
Article paru dans le n°264 de « Bruxelles en mouvements », mai-juin 2013.




Une Croisette à Anderlecht ?

Comment les ambitions d’un architecte-promoteur, suivi par les pouvoirs publics, ont transformé un bassin industriel en zone « tendance » prisée par les investisseurs immobiliers.

À l’heure où la Région bruxelloise doit fixer le sort d’une partie du bassin de Biestebroeck dans son nouveau Plan régional d’affectation du sol (PRAS « démographique ») et où la Commune d’Anderlecht devrait conséquemment réanimer le processus d’élaboration d’un Plan particulier d’affectation du sol (PPAS) pour cette zone, il est intéressant de se demander comment et pour quelles raisons les autorités ont ouvert le débat sur la planification de ce périmètre… Dans le cadre d’une réflexion de fond sur la crise du logement et l’avenir du canal, ou pour s’adapter sur mesure aux projets d’investisseurs privés, comme c’est trop souvent le cas à Bruxelles ?

Celui qui a donné le coup d’envoi et fait mousser l’intérêt des promoteurs pour le bassin de Biestebroeck est l’architecte Philippe De Bloos. En 2010, maquette et vidéo à l’appui, il présente au salon immobilier Realty le projet « Rives » : une transformation radicale du bassin industriel en marina bordée de logements de luxe. Pour convaincre les plus sceptiques, il promet la création de pas moins de 5000 emplois. Par sa démesure, son projet est irréaliste, mais qu’importe : il crée une image et est susceptible de lancer une dynamique. Le Bourgmestre d’Anderlecht y voit une opportunité de se débarrasser d’un « ghetto industriel crapoteux ». Lui qui avait demandé à l’architecte d’inclure dans son étude la rive habitée du côté de la rue Wayez, s’empresse donc d’afficher son soutien à cette initiative ambitieuse et innovante comme il les aime. Tant sa Commune que la Région annoncent ensuite assez rapidement leur intention de revoir les affectations de la zone. En prenant soin d’afficher publiquement leur réticence conjointe et appuyée pour la fonction industrielle et leur nette préférence pour le développement d’une zone à la fois récréative et de logements de standing. Un dessein semblable à celui qui est caressé par De Bloos et quelques investisseurs…

Planification à la dérive

Dans les mois qui suivent la présentation de « Rives », le signal est bien compris. Quelques promoteurs confiants acquièrent dans le périmètre d’importantes parcelles, pourtant inscrites dans le PRAS comme industrielles, sans attendre le lancement d’une quelconque procédure de révision des affectations. Face à l’appétit apparent des investisseurs et à leur confiance affichée, les valeurs foncières (au départ peu élevées en raison de cette affectation industrielle) s’envolent. Un phénomène qui va s’accroître avec le début des discussions autour du PRAS et du PPAS, qui confirment la volonté de modifier les affectations. En 2011, la Société de développement régional de Bruxelles (SDRB) s’inquiète des effets de cette spéculation, estimant qu’il sera trop tard lorsque les nouveaux plans auront abouti : la majorité du foncier sera passée aux mains des promoteurs, les pouvoirs publics n’auront plus beaucoup de marge de manœuvre pour tenter d’imposer leurs vues. La SDRB préconise donc l’adoption d’un plan de préemption, qui pourrait lui permettre d’être informée de toutes les transactions et peut-être même d’encadrer la situation. Le droit de préemption rend en effet les pouvoirs publics prioritaires dans toute transaction immobilière dans un périmètre déterminé, mais comme la fixation du prix de vente y est basée sur le prix du marché, ce dispositif n’est efficient que lorsque les valeurs immobilières sont basses. Il n’y a donc pas de temps à perdre. Le Gouvernement bruxellois, saisi de la demande de la SDRB au début 2012, ne l’entend pourtant pas de cette oreille : un an plus tard, le plan de préemption est toujours en train de mariner au frigo. Un coup d’épée dans l’eau pour la SDRB. De son côté, la Commune d’Anderlecht ne se montre pas plus pressée de contenir la hausse des valeurs foncières : plutôt que d’entamer la phase d’élaboration de son PPAS, elle commande une étude préalable qui nécessite de longs mois d’élaboration.

Pendant ce temps, d’autres acquisitions s’opèrent tranquillement dans le périmètre. Il faut dire que le travail des promoteurs a été prémâché par un certain… Philippe De Bloos. Patron d’un bureau d’architecture qui porte son nom, l’homme entretient une certaine confusion des genres : à la fois architecte, il se profile aussi tel un urbaniste « visionnaire » qui n’hésite pas à concevoir des projets bouleversant des zones qui ne lui appartiennent pas et pour lesquelles il n’a pas de client, et joue aussi le rôle de conseiller ou d’entremetteur avec des hommes d’affaires et des grosses sociétés de promotion immobilière. Par excès de modestie probablement, il semble penser que cette façon de jouer sur plusieurs registres passe inaperçu. Lorsqu’en 2011 il se retrouve confronté à la fronde des habitants de la place Brugmann (Ixelles) mobilisés contre le projet de parking géant qu’il a mis à l’étude, il affirme agir uniquement en tant qu’architecte pour le compte d’une société privée. Il suffit à un journaliste [1] de vérifier les statuts de cette société, pour se rendre compte que 99% des actions en sont détenues par un certain De Bloos Philippe. Mauvais pour la crédibilité de l’architecte-promoteur…

L’homme sait pourtant s’entourer. Ayant des intérêts dans une série de sociétés immobilières (dont au moins trois ont des visées directes sur les quais de Biestebroeck, d’autres s’occupant par exemple de projets de grande ampleur le long des voies de chemin de fer à Uccle), il s’adjoint comme bon nombre de promoteurs des conseils juridiques de STIBBE, un cabinet d’avocats spécialisé en aménagement du territoire — et travaillant à ce titre pour la Région, notamment dans l’élaboration du futur PRAS. La CEO de la société qui pilote « Rives », Edith Lieckens, est une administratrice de société liée à la Fondation Boghossian et qui siège aux côtés de De Bloos dans plusieurs sociétés. Lui-même a travaillé pour cette fondation libanaise, qu’il conseilla notamment pour la rénovation de la Villa Empain (Ixelles) en 2006. Il n’est donc pas étonnant de retrouver des membres de la famille Boghossian derrière la société qui a acquis un vaste terrain le long des quais de Biestebroeck, en 2007… trois ans avant la médiatisation de « Rives ». Au passage, il semble que cette société demande aujourd’hui 18.000.000 d’euros pour ce terrain qu’elle a acheté au tiers de ce prix il y a six ans.

« Vivre au bord de l’eau »

L’intérêt de De Bloos pour Biestebroeck commence en 2006, lorsqu’il apprend l’intention de l’usine Univar (Petite-île) et des AMP (boulevard Industriel) de déménager. S’inspirant d’un projet réalisé à Bordeaux, il perçoit le potentiel du bassin pour y développer un méga-projet sur 45 hectares et 300 mètres de quais. Avant de présenter publiquement « Rives », il tente désespérément de rassembler dans une association foncière les 18 propriétaires de la zone, ce qui aurait dû lui permettre de prendre les commandes d’une grande et unique opération. Ce rêve étant tombé à l’eau, il s’assure tout de même de signer lui-même des options d’achat pour plusieurs parcelles stratégiques, se rendant ainsi incontournable auprès des différents promoteurs et pouvant dès lors imposer une vision d’ensemble pour la zone, du moins le pense-il.

Atenor est l’un des premiers à prendre la balle au bond. De Bloos cède au promoteur une option d’achat pour les 5 hectares d’Univar et reçoit en échange la promesse de pouvoir dessiner l’un des bâtiments du futur projet, lequel s’inscrirait dans le cadre de « Rives ». D’autres promoteurs (CFE, Project2, Foremost Immo, SIF, Denys…) prennent à leur tour la route de Biestebroeck, pour y développer des projets jouant également la carte de la proximité avec la gare du Midi et ayant pour leitmotiv la « mixité » et le « vivre, travailler et se détendre au bord de l’eau ». Il en va ainsi du « Watergate », sur l’ancien site de Shell. De « Key West », sur la pointe du bassin, un projet qui garantit déjà son inscription dans le futur PRAS. Et, comme la marina c’est un peu la Croisette, De Bloos attire même Christophe Lambert sur les quais d’Anderlecht. L’acteur de « Greystoke », aujourd’hui associé à un ancien publicitaire et reconverti dans le vin et l’immobilier, amène avec lui des actionnaires : un holding actif dans les services aux entreprises et un fonds d’investissement danois. Leur projet ? Rénover les anciennes brasseries Atlas pour les transformer en « lieu de création, de vie et de travail ».

Mais, malgré les efforts de Philippe De Bloos, tous ces projets évoluent séparément. Chaque promoteur imagine de son côté son propre bassin d’eau entouré de logements de luxe, à l’image d’Atenor qui s’éloigne vite du concept de « Rives » pour développer « City Docks ». Il manque une vision d’ensemble, se désole De Bloos. Dépité, il peste contre l’individualisme des promoteurs et le manque d’ambition des autorités. Alors qu’il a été le premier sur le coup et qu’il a refilé le bon plan à tout le monde, le voilà réduit à gérer quelques éléments épars de l’ensemble. D’autres architectes travaillent désormais sur la zone. Des urbanistes et des élus, aussi, à la Région et à Anderlecht. L’architecte-promoteur a perdu son pari personnel. Mais son opération a créé un « buzz » immobilier qui a bel et bien des effets dans le réel. Des effets qui ne se perçoivent pas encore lorsqu’on se balade sur place, mais qui ont déjà modifié une grande partie de la propriété et des valeurs foncières dans le périmètre et ont profondément changé l’approche politique et urbanistique de la zone.

Sans surprise, le PRAS que le Gouvernement bruxellois vient d’adopter récompense dans les grandes lignes l’architecte « visionnaire » et surtout les promoteurs qui ont suivi son appel du pied. Pour connaître la vision qu’ont les pouvoirs publics du futur bassin de Biestebroeck, il ne servait donc à rien d’attendre les nouvelles règlementations régionales et communales. Il suffisait d’aller faire un tour sur les sites web des promoteurs pour s’en faire une idée assez précise.

• Gwenaël Breës

Article paru dans le n°263 de « Bruxelles en mouvements », mai 2013.

 

[1] « Brugmann s’interroge », « Le Soir », 15 octobre 2011.




Gymkhana au Midi

La mise en vente des abords de la gare du Midi à la promotion immobilière et aux intérêts voraces de la SNCB déstructure le quartier depuis 20 ans. Schéma de développement, PPAS, Master Plan… pendant ce temps l’espace public se morfond. Petite balade dans un environnement désagrégé…

L’espace public dans le quartier Midi ressemble à un visage qui aurait subi trop d’opérations chirurgicales, et qui empire à chaque nouvelle intervention. Les grues sont passées et repassées sur le quartier depuis le premier Schéma de développement de 1991, qui voulait réparer le désastre urbain engendré par la Jonction Nord-Midi et envisageait une gare extravertie tournée vers les quartiers d’habitation anderlechtois, saint-gillois et vers le centre-ville. Alors qu’étaient promis de grands espaces publics, toute l’énergie et les investissements se sont rapidement tournés vers des opérations immobilières de bureaux, créant un effet « canyon » assorti de murs aveugles que le passant doit à présent arpenter sur plusieurs centaines de mètres du côté de l’avenue Fonsny. Caractérisé par leur mono-fonctionnalité, ces immeubles ont leur vie liée aux heures de fréquentation des bureaux, laissant des espaces morts-vivants après 19 heures. L’agence Atrium peine à attirer l’horeca sur ces espaces minéralisés parcourus par les fameuses valises à roulettes. On sent aujourd’hui des tentatives poussives pour recréer une vie urbaine artificielle par des aménagements censés compenser ce qui s’y était construit spontanément.

L’esplanade située le long de l’avenue Fonsny, censée être plantée d’arbres, est un vaste parking à ciel ouvert où se sont perdus quelques abribus. L’animation principale y est la circulation des voitures (à l’exception du marché du dimanche), face aux locaux vides de la SNCB et à l’entrée de trois tunnels peu engageants.

La place de Hollande, vaste espace public animé par des commerces aux rez-de-chaussée tels que les plans des années ’90 l’annonçaient, s’est rétrécie sous le lobbying des promoteurs immobiliers, au fur et à mesure qu’étaient octroyées des dérogations permettant d’utiliser les rez-de-chaussée à des fonctions privées. Aujourd’hui rebaptisée Marcel Broodthaers 40, cette demi-place jamais ensoleillée, grignotée par les bureaux et traversée par la rue de Hollande, propose au chaland une cafétaria, une antenne de police et deux carrés de gazon clôturés pour empêcher les sans-abri de s’y poser. Quelques bancs ont pour rôle principal d’empêcher les voitures de passer. Prévue initialement pour marquer l’entrée de la gare du côté saint-gillois, cette place marque surtout l’entrée d’un couloir fermé. Signe révélateur, Beliris présente l’aménagement de cet espace sur son site dans la catégorie des travaux de circulation routière et de réaménagement de voirie et non pas comme l’aménagement d’un espace public.

Après avoir traversé la vaste galerie commerciale qui fait office de hall de gare, on arrive du côté anderlechtois. Face à nous, l’immeuble de bureaux sis sur l’ancien site Côte d’Or, qui accueille des administrations publiques, crée une véritable barrière avec la commune d’Anderlecht et le quartier de Cureghem. La place de France, rebaptisée Horta, est entourée de part et d’autre des trémies du parking Q-Park (2500 places). Et le passage, censé constituer initialement un accès vers les quartiers de Cureghem à travers une galerie commerçante restée vide pendant dix ans, a finalement été privatisé par une restaurant haut de gamme qui n’autorise le passage que durant ses heures d’ouverture, c’est-à-dire essentiellement du temps de midi et très occasionnellement en soirée. Assis sur un banc où il est impossible de rester plus de dix minutes tant la structure métallique fait mal aux fesses, on peut admirer un buste de Spaak, des voyageurs cherchant l’entrée de la gare ou l’étrange ballet des taxis en quête de clients et vice-versa au milieu d’un dépose-minute chaotique.

En poursuivant vers l’Esplanade de l’Europe (ancien parvis de la gare lorsqu’elle disposait d’une véritable entrée), vaste étendue grise où fouette le vent de la Tour du Midi, on se heurte à l’usage abusif et inventif de blocs de béton censés pallier les défauts d’un espace mal pensé : ils sont là pour protéger les arbres des camions circulant sur l’esplanade les jours du marché. Selon les heures de la journée, ceux qui se risquent à emprunter un passage piéton ou une piste cyclable se heurtent à un grillage métallique fermé au niveau du trottoir. L’œil attentif notera la différence d’entretien des murs qui bordent l’esplanade, la STIB et la SNCB ne se coordonnant ni sur le nettoyage ni sur la peinture. Quant aux bancs, aux toilettes publiques et aux poubelles miniatures, ils ne sont pas légion pour un lieu public connaissant une telle fréquentation : 125.000 usagers de la gare par jour, auxquels il faut ajouter les habitants et passants du quartier.

Un peu plus au nord, place Bara, tout est pensé en termes de flux. La moitié de l’espace est consacré à la circulation d’automobiles et de transports en commun s’évertuant à trouver leur chemin. Sa traversée d’une traite est un véritable défi et aucun arbre n’y a trouvé refuge. À nouveau, le précieux bloc de béton est là pour assurer la protection des piétons.

On cherche vainement un espace vert pour fuir cette agitation. À peine créé, le petit parc Grisar, installé sur l’ancienne cicatrice laissée par le tracé du métro, a été fermé pour des raisons de sécurité. Sa grille est perpétuellement cadenassée. Et les deux autres espaces verts prévus dans le cadre du Plan régional de développement de 2002 sont passés à la trappe : celui de l’îlot Memling a été remplacé par un projet immobilier privé de logements et celui des Vétérinaires est devenu un espace vert réservé aux lofteurs autorisés à passer les portiques sécurisés de l’îlot.

Les rêves d’Euro Immo Star

Euro Immo Star, sous-filiale de la SNCB chargée de piloter les projets de développement urbain pour la gare et ses abords, ne manque pas d’imagination pour « améliorer » l’espace public qui entoure la gare. Une imagination shootée aux esquisses sur papier glacé des gares des nouvelles métropoles devant asseoir une réputation sur l’échiquier international. Que leurs rêves ne cadrent pas avec ceux des habitants n’effleure pas ces ingénieurs. Outre le projet de 250.000 m2 de bureaux, en partie sous forme de V, et de trois tours de logements perchées à 228 mètres, Euro Immo Star souhaite à très court terme réaménager les quadrilatères (espaces vides sous les voies surélevées) situés entre la gare et la Petite Ceinture et plus connus des Bruxellois sous le qualificatif de « tunnels puants » 41: il s’agirait de les transformer en galerie commerciale 42 menant directement les touristes vers le centre-ville. Euro Immo Star propose la création d’un long couloir vitré longeant l’esplanade, empiétant sur la moitié de celle-ci en privatisant cet espace public et en réduisant l’emprise du marché. De quoi s’assurer que deux mondes ne se rencontreront jamais : d’un côté, les navetteurs pressés d’atteindre leurs lieux d’activité, de l’autre, les habitants du quartier. Autant dire que ce projet ne fait pas le bonheur des autorités anderlechtoises qui aimeraient capter un peu de ces flux aux poches garnies.

Euro Immo Star a également de grands projets d’infrastructures routières pour « résoudre » les problèmes de mobilité du côté Bara. La filiale prévoit rien moins que la création d’un nouveau tunnel voiture sous la rue Bara et la création d’un nouveau parking de dissuasion de 4500 à 5000 places sous le Bloc II (ancien îlot Côte d’Or). Des parkings de dissuasion dont on saisit immédiatement l’utilité : abandonner sa voiture au Midi, pour prend le tram jusqu’à la Bourse, quel exploit ! Quant à la réserve de capacité du parking souterrain actuel, le Q-Park (2500 places), Euro Immo Star préfère la passer sous silence. Et si d’aventure le tunnel s’avérait impossible à réaliser (le sous-sol à cet endroit est déjà bien troué), Euro Immo Star a une solution de rechange : une autoroute 2×2 bandes, de quoi briser la barrière entre la gare et Cureghem, ravir les piétons et les habitants du quartier. Il va sans dire qu’une grande partie de ces aménagements serait financée par de l’argent public, via Beliris qui n’en est pas à son premier réaménagement des espaces publics dans le quartier… et sans doute pas à son dernier.

• Claire Scohier & Gwenaël Breës




Tout ça pour ça…

L’histoire de l’îlot « A » raconte le grand plantage de la « revitalisation » du quartier Midi.

Saint-Gilles, au croisement des rues de Mérode et de Suède. Sur un trottoir délabré, des passants observent circonspects le déclin d’un îlot d’habitations éventrées, où subsistent quelques maisons vides. D’autres se dressaient à leurs côtés, il y a quelques mois encore. Des squatteurs y accédaient par un terrain adjacent laissé vague par la démolition de la rue de Norvège. Terrassée par l’arrière d’un imposant building de bureaux neufs aux teintes saumon, celle-ci voisine le tristement célèbre « Gotham City » à l’architecture particulièrement peu adaptée au quartier. Le contraste est total. Autant que le sentiment de désolation.

Sur les façades délabrées, un panneau récemment posé annonce des logements pimpants neufs. Au regard de toutes ces années de gâchis, les riverains ne peuvent que se réjouir. Construire du logement, lutter contre les chancres et les immeubles abandonnés, ne voilà-t-il pas de nobles missions que les autorités ont à cœur de servir ? Mais cette satisfaction leur laisse un goût amer : comment oublier que ces maisons étaient, il n’y a pas si longtemps, habitées par des familles qui n’avaient aucunement l’intention de les quitter ?

Rétroacte

Autrefois paisible ruelle ouvrière au caractère villageois [1], la rue de Norvège fut effacée d’un coup de gomme en 1992 par un plan d’urbanisme (PPAS « Fonsny 1 ») piloté par Saint-Gilles et la Région bruxelloise [2]. Les habitants furent aussitôt placés sous la menace d’une expropriation « d’utilité publique » : les deux versants de la rue devaient être abattus, la voirie publique reconvertie en intérieur d’îlot privé, le tout dans le cadre de la transformation de 5 îlots destinés à accueillir majoritairement du bureau. Quelques zones de logement neuf étaient prévues, en lieu et place de l’habitat existant notamment entre les rues de Norvège et de Mérode.

Problème : la Région n’avait pas les moyens de réaliser son projet et prit le risque d’un montage aventureux. En résumé : confier à une société anonyme créée pour l’occasion le soin d’exproprier et démolir des maisons, pour revendre ensuite les terrains à des promoteurs autorisés à y construire du bureau, encaisser au passage plus-values immobilières et charges d’urbanisme — lesquelles devaient financer non seulement le reste des expropriations, mais aussi la construction de nouveaux logements et le relogement des expulsés. Et, accessoirement, permettre à Saint-Gilles de toucher d’importantes taxes sur l’occupation des bureaux… Un ingénieux scénario, qui omit toutefois d’envisager le manque d’empressement du secteur privé. Dans un contexte immobilier maussade, les promoteurs, mécontents de l’opération régionale, n’eurent aucune raison de se presser. Or, tant que les terrains ne trouvaient pas acquéreurs, les caisses de l’opération restaient vides. La disette amenant l’avarice, les autorités se mirent à vouloir racheter les biens à bas prix en se focalisant d’abord sur les parcelles rentables destinées au bureau.

Tels des apprentis sorciers, les autorités perdirent ainsi immédiatement le contrôle de leur propre opération. Le calvaire des habitants, priés de se tenir prêts à « déguerpir » à tout moment, durera près de 20 ans. Ceux de l’ilot « A » vivront successivement spéculation, déménagements des voisins, maisons murées, incendies, démolitions, terrains vagues, chantiers massifs démarrant aux petites heures et se poursuivant parfois le week-end, rue bloquée pour entreposer grues et matériaux, bruit, vibrations, poussières, absence d’éclairage public ou de ramassage des poubelles, sans compter les conséquences de la disparition prématurée de leur rue sur les plans de Bruxelles…

Mais en 2006, au moment de l’expiration du plan d’expropriation, l’ilot offre encore un front bâti continu, la plupart des maisons sont habitées et la Région n’a toujours pas les moyens d’exproprier ni de reconstruire. Les habitants demandent donc l’abandon du projet, l’autorisation de rester dans leurs maisons et de les rénover. Au lieu de saisir l’occasion pour sortir par le haut de cette situation absurde, les autorités adoptent un nouveau plan d’expropriation en 2007. Elles mobilisent des fonds publics : Beliris (devant théoriquement financer la construction d’infrastructures à impact supra-local) pour exproprier et démolir, et le Plan logement (censé augmenter l’offre de logements à Bruxelles… et non en démolir pour les remplacer par de nouveaux) pour reconstruire. Comble du cynisme : tandis que les habitants attendent depuis 17 ans qu’on scelle leur sort « en extrême urgence », le Ministre-Président de la Région insinue publiquement que la lenteur des procédures est due en partie à la présence de « petits spéculateurs » parmi eux. Dans les faits, les propriétaires de l’ilot « A » seront les derniers expropriés de la zone. Cette lenteur s’explique principalement par le fait qu’ils étaient situés sur des parcelles destinées à une opération de logement au montage financier bancal.

Le surréalisme atteint son comble en 2008 lorsque le Ministre-Président annonce, suite à une intervention de l’ARAU, qu’il fera rénover les maisons longeant la rue de Mérode ! Alors qu’il a toujours refusé cette option, ces bâtisses ont subitement pris une valeur patrimoniale à ses yeux… contrairement aux habitants, qu’il compte toujours chasser. Quel est le sens de cette décision ne respectant ni la demande des habitants (rester chez eux) ni le projet affiché du PPAS (densifier le logement) ? On a toujours du mal à l’expliquer aujourd’hui. D’autant qu’une mauvaise coordination entre différentes administrations va rallonger les procédures. La dernière expropriée mourra chez elle, de sa belle mort, en 2011. Après 18 ans de menaces, elle avait été expropriée quelques mois plus tôt. Mais les autorités manquaient de liquidités pour l’indemniser ! Elle était ainsi devenue la dernière habitante de tout l’ilot. À force d’études architecturales et de montages juridiques complexes, les maisons étaient restées vides. Elles le seront jusqu’au début 2013, où la plupart d’entre elles furent… démolies.

• Gwenaël Breës

Article paru dans le n°263 de « Bruxelles en mouvements », mai 2013.

[1] Lire « Témoignage mineur », Pierre Ladeuze, Publibook, 2005.
[2] Lire « Bruxelles-Midi, l’urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle », Gwenaël Breës, Aden, 2009.




Victor : le vertige du Midi

La région bruxelloise compte bien trop de bureaux, preuve en est : ils restent vides. Pourtant le promoteur Atenor, soutenu par Anderlecht, Saint-Gilles et la Région, prévoit d’encore alourdir le quartier du Midi de 100.000 m2 de bureaux supplémentaires sous forme d’un bouquet de tours. Comment ne pas crier à l’absurdité ?

Le quartier Midi, sa gare TGV, son marché du dimanche, sa tour (la plus haute de Bruxelles), ses terrains vagues, ses cafés portugais et espagnols et surtout ses 300.000 m2 de bureaux sortis de terre en l’espace de 15 ans au prix de nombreuses expropriations. Les besoins actuels du quartier sont multiples, que ce soit en terme de logements accessibles, de cicatrisation d’un espace public malmené et d’une meilleure organisation de la mobilité aujourd’hui chaotique. Mais les communes et la Région ont d’autres ambitions qui font les choux gras de promoteur aux aguets comme CFE et Atenor.

Le bureau : une indigestion

Rappelons que la région compte 13 millions de mètres carrés de bureaux dont 2 millions vides et que Bruxelles arrive en deuxième place européenne, juste après Zurich, du nombre de mètres carrés de bureaux par habitant. Le quartier Midi, en particulier, a doublé sa superficie de bureaux en 15 ans passant de 300.000 m2 à 600.000 m2 entre 1995 et 2010. Ceux-ci se sont remplis paresseusement, surtout grâce à un jeu de chaise musicale des pouvoirs publics et autres parastataux : 77% des bureaux sont occupés aujourd’hui par la fonction publique [1] (contre 34% en région bruxelloise). La SNCB à elle seule occupe 220.000 m2 de bureaux dans le quartier. L’effet TGV annoncé par certains est resté un mirage. Aucune société mettant à profit la connectivité internationale ne s’y est installée. Les entreprises françaises ont notamment préféré s’implanter du côté de l’avenue Louise, au grand dam du bourgmestre de Saint-Gilles, Charles Picqué, également Ministre-Président de la Région. Toujours est-il que la mono-fonctionnalité de bureaux aux abords de la gare a bel et bien produit, elle, ses effets : le quartier se vide en fin d’après-midi.

Malgré cette orgie tertiaire, les communes de Saint-Gilles et d’Anderlecht n’ont pas hésité à l’automne 2010 à lancer une procédure d’abrogation de deux Plans particuliers d’affectation du sol (PPAS), au motif très explicite de lever un frein à la construction de nouveaux bureaux [2] : « Le PPAS dont les quotas de bureaux sont atteints pourrait être un frein aux développements autorisés par le PRAS et aux objectifs du PRD relatifs au développement des zones administratives aux abords des gares ». Une façon d’ouvrir les vannes au profit du projet « Victor » porté par les groupes Atenor et CFE, devenus propriétaires en 2007 (grâce à l’intermédiaire d’Eurostation, filiale immobilière de la SNCB) d’un terrain situé juste derrière la Tour du Midi. Ils projettent d’y ériger 100.000 m² de bureaux (le PPAS n’en autorisait que 40.000) se déclinant sur trois tours atteignant respectivement chacune 150, 116 et 73 mètres de haut. De quoi donner le vertige et l’envie de fuir aux habitants installés autour de la place Bara.

Les promoteurs reconnaissent sans fard que leur projet est spéculatif et se remplira, au mieux, en occasionnant un nouveau vide structurel de superficies de bureaux ailleurs en région bruxelloise. Il se murmure que le projet est adapté pour un occupant unique, or il y en a peu de cette taille et ce sont surtout des services publics. Et oui… la rumeur veut que la SNCB serait preneuse des tours, en attendant que son propre projet de 250.000 m2 de bureaux voie le jour. Le bouquet de tours deviendrait donc du bureau de transit, qui créerait des surfaces vides… dans le même quartier. On croit rêver !

Deux architectes sont aux commandes de ce vaisseau inutile : Christian de Portzamparc pour le vernis international et Michel Jaspers pour la gestion pratique… le même qui a sévi dans les années sombres du quartier Nord et est l’auteur des derniers milliers de mètres carrés de bureaux construits au Midi.

Un bouquet de tours, c’est pas un cadeau !

Pour faire passer la pilule, Atenor présente son projet comme un paquet cadeau : un bouquet de tours, ficelées d’un ruban rouge et « qui invitent la tour du Midi à danser avec elles ». Mais la pilule ne passe pas car au-delà de sa mono-fonctionnalité, le projet interpelle par sa densité. Alors que la densité du site, avec ses anciens ateliers et bureaux, avait un P/S [3] de 2,43, le projet Victor fait monter ce dernier à 13,84. L’étude urbanistique commandée par Euro Immo Star conseillait, elle, un P/S de 4,32 (ce qui équivaut à un immeuble de 5 étages), soit trois fois moins. Pour monter plus haut, Atenor se joue des réglementations et prévoit au milieu de ses tours une nouvelle voirie menant de rien à rien, dans le seul but de détourner les contraintes du Règlement régional d’urbanisme (RRU) afin de pouvoir se caler sur la hauteur de la Tour du Midi [4].

Une telle densité ne peut qu’accroître la rupture avec le tissu urbain, créant des barrières supplémentaires dans un univers déjà complètement fragmenté par la gare, les voies ferrées, les axes routiers et la masse existante de bureaux. Laissant les habitants et les usagers du quartier aux prises avec le cortège de nuisances qui ne manque pas d’accompagner l’architecture de tours : ombres portées et tourbillons venteux sur des dizaines de mètres, espaces publics inhospitaliers, vues bouchées, sensation d’écrasement… Quant au rôle éventuel de signal urbain dévolu aux tours, il est ici redondant avec celui de la Tour du Midi marquant le paysage depuis les années ’60.

Avec désinvolture, l’auteur du projet présente son projet comme « mixte » en raison de 2.000 m2 de logements qu’il prévoit aux pieds des tours (le PPAS abrogé en exigeait minimum 10.000 m2 !) et en prenant bien soin de les orienter… vers le nord. Le rez-de-chaussée accueillerait 2.300 m2 de commerces, dont on imagine aisément qu’ils calqueront leur offre et leurs heures d’ouverture sur les besoins des navetteurs et non sur ceux qui vivent dans le quartier.

Le promoteur a beau nous promettre des tours passives, on se met à douter au vu de son dernier bébé en date : le projet Trebel au quartier européen (32.000 m2 de bureaux), qui annonce un amortissement de son bilan carbone au bout de 20 ans d’occupation et s’avère, après analyse, nécessiter plus de 150 ans pour compenser les 6000 tonnes de CO2 induites par la démolition du bâtiment existant et la construction du nouveau bâtiment [5]. L’argument environnemental manque encore plus de pudeur lorsqu’on sait que ce projet situé auprès de la plus grande gare de Bruxelles et desservi par une multitude de lignes de transport en commun, s’accompagnera de 560 places de parkings. Un comble, alors que l’argument principal utilisé pour vanter l’implantation de bureaux près des gares est de faire diminuer la pression automobile.

Des habitants à l’ombre des procédures

Faut-il le rappeler, le quartier Midi n’est pas qu’un quartier de bureaux. De nombreux habitants vivent dans cet univers inhospitalier. Le projet Victor vient prendre pied sur un terrain déjà pour partie occupé par des immeubles de logements et certains habitants risquent en conséquence de vivre au quotidien à l’ombre de Victor [6]. Or les pouvoirs publics semblent faire bien peu de cas de leur présence. Lorsque plusieurs riverains demandèrent en 2011 d’obtenir un statut d’observateur au sein du comité d’accompagnement chargé du suivi de l’élaboration du projet — statut accordé régulièrement à des comités d’habitants et encore tout récemment dans le cadre d’un projet au quartier européen —, leur demande fut balayée d’un revers de la main [7].

Lueur d’espoir… en juin 2012, Charles Picqué déclarait dans la presse : « Il nous faut un cadre de réflexion global car le total des surfaces proposées tant par la SNCB que par le privé conduit à une densité trop forte. Ce n’est pas compatible avec le bon aménagement des lieux. Il faudra faire des arbitrages, des projets devront être revus ou abandonnés ». Cette déclaration pleine de bon sens ne saurait amener le Ministre-Président qu’à abandonner ce projet : il crée à foison du bureau dont la Région ne saura que faire ; il se veut un signal urbain alors que celui-ci existe déjà au même endroit depuis 50 ans ; il se prétend mixte alors qu’il repose à 95% sur une seule fonction ; il se dit appartenir aux critères du développement durable alors que son énergie grise et ses parkings plomberont les scores environnementaux de la Région. Victor rime avec Atenor, pas avec le Midi !

• Claire Scohier & Gwenaël Breës

Article paru dans le n°263 de « Bruxelles en mouvements », mai 2013.

 

[1] La SNCB et ses filiales Infrabel, B-Cargo, TUC-Rail ; l’ONSS, l’ONEM et le Ministère des Pensions.

[2] Sur la saga liée à l’abrogation des deux PPAS, lire dans cette revue M. Benzaouia et C. Scohier, « Tours de PPAS PPAS au Quartier Midi », Bruxelles en mouvements, n° 249, pp. 20-23, lisible sur : www.ieb.be/Tours-de-PPAS-PPA….

[3] Rapport plancher/sol : rapport entre la superficie de planchers et la superficie au sol. Au plus le nombre est élevé, au plus le projet est dense.

[4] Le RRU prévoit que les gabarits doivent rester dans la moyenne de l’îlot. En créant un nouvel îlot par la voirie, Atenor peut conférer à son projet la même hauteur que celle de la Tour du Midi.

[5] Voir l’article sur le site d’IEB : « TREBEL rue Belliard – le PUL en dehors du PUL : les inconséquences d’un urbanisme de notables à l’obsolescence programmée » (www.ieb.be/TREBEL-rue-Bellia…).

[6] Voir leur témoignage ci-contre.

[7] Voir le courrier envoyé à ce sujet par les habitants au fonctionnaire délégué de la Région : http://www.ieb.be/Un-comite-de-quar….




Un nouveau désastre au Midi ? Il est moins une !

Il y a des situations où l’histoire semble se répéter. Une vingtaine d’années après le lancement des hostilités entre SNCB, Région bruxelloise et promoteurs privés, revoilà, à peu de choses près, les mêmes acteurs qui semblent vouloir remettre le couvert sur la gare du Midi et ses abords. Comme si leurs ambitions respectives en matière d’immobilier et leurs querelles communes n’avaient pas déjà fait assez de mal au quartier…

On se souvient que l’annonce de l’arrivée du TGV en gare du Midi, à la fin des années ’80, avait déclenché un conflit urbanistico-politico-immobilier qui mêla chantages et bras de fer juridiques, spéculation et expropriations, pour accoucher d’un long processus d’implantation d’un quartier d’affaires impliquant notamment la démolition-reconstruction de plusieurs îlots du côté de l’avenue Fonsny. En réalité, ce sont plusieurs conflits qui s’enchevêtrèrent…

Tout d’abord, les communes d’Anderlecht et de Saint-Gilles, espérant chacune bénéficier des retombées potentielles de l’internationalisation du quartier, ne voyaient pas les choses d’un même œil. De leur côté, plusieurs promoteurs immobiliers s’arrachèrent des parcelles dans le quartier, se confrontant, d’une part, à la SNCB qui les expropria de l’îlot de l’usine Côte d’Or et, de l’autre, à la Région bruxelloise qui créa une société anonyme censée contrôler les opérations dans le périmètre du PPAS Fonsny 1 en les menaçant à son tour d’expropriation. La SNCB, quant à elle, plombée par une dette colossale envers l’État belge et poussée par les « critères de convergences » européens à adopter des stratégies agressives d’entreprise privée va chercher à valoriser son patrimoine foncier, en se transformant en promoteur (via sa filiale Eurostation) afin de financer l’installation du terminal TGV. Le moyen : la réalisation d’une vaste opération immobilière. Mais elle se trouvera freinée dans son élan par la toute jeune Région bruxelloise, créée en 1989. Cette dernière est immédiatement favorable à la création d’un quartier d’affaires à côté de la gare du Midi… mais à ses propres conditions, qu’elle cherchera à imposer en mettant en place un partenariat public-privé via la SA Bruxelles-Midi, ainsi qu’en élaborant des plans et en bloquant les demandes de permis introduites par la SNCB, laquelle menaça en représailles d’installer le TGV dans une autre gare bruxelloise !

Au fil des années, cette guerre épique où les deux parties s’échangèrent des noms d’oiseaux, où l’État fédéral menaça même d’imposer ses vues à la Région bruxelloise et où Charles Picqué menaça en retour de démissionner, se transforma lentement en guerre froide. La Région parvint au final à réduire les ambitions immobilières de la SNCB, ce qui lui permit de lancer sa propre opération immobilière du côté de l’avenue Fonsny. De son côté, la société ferroviaire en profita pour imputer le retard des travaux du TGV aux autorités locales et les imperfections du nouveau visage de la gare au « petit esprit de la classe politique ».

Une accalmie survint en 1996 dans les relations entre les deux ennemies, à l’heure de l’inauguration du terminal TGV et de l’ouverture de la ligne de Thalys Paris-Bruxelles. Mais les blocages ayant été aussi nombreux que le nombre d’intervenants, et leurs ambitions proportionnellement inverses aux moyens disponibles, les opérations prirent des retards considérables. Les habitants entrèrent en résistance, l’expropriation de centaines d’entre eux ayant pris une tournure inhumaine et interminable… qui s’acheva en 2010, 20 ans après les premières menaces d’expropriation.

Le nouveau visage du quartier, son aspect chaotique et perpétuellement inachevé, sont le fruit de ces rapports de force entre acteurs aux intérêts divergents, de cette guerre d’usure à laquelle habitants du quartier et usagers de la gare ont payé un lourd tribut. Si la nouvelle gare n’est pas une franche réussite, que dire de son intégration dans le tissu urbain et de l’aménagement des espaces publics qui l’entourent. La transformation de plusieurs îlots à ses abords n’a fait qu’empirer la situation urbanistique et sociale dans le quartier, tout en laissant béants les problèmes de mobilité.

À l’heure d’écrire ces lignes, la totalité des projets entrepris dans la foulée de l’arrivée du TGV n’a pas encore été réalisée, certains logements tardant toujours à sortir du sol le long de la rue de Mérode. Par contre, 300.000 m² de bureaux neufs ont finalement été construits, pour moitié par la SNCB et ses filiales du côté anderlechtois de la gare, et pour l’autre moitié, côté saint-gillois, par les promoteurs mis « sous tutelle » de la Région via la SA Bruxelles-Midi. Ces bureaux sont aujourd’hui occupés essentiellement par des administrations publiques et des organismes parastataux (tels la SNCB et certaines de ses filiales), le reste allant à des sociétés privées, toutes déjà précédemment installées dans d’autres quartiers de Bruxelles.

On prend les mêmes et on recommence ?

Au terme de deux décennies de gestation douloureuse, on pouvait penser que les appétits immobiliers seraient rassasiés, que le quartier allait pouvoir souffler un peu et bénéficier d’un traitement plus adapté et soucieux de réparer les dégâts urbanistiques plutôt que de développer davantage de fonctions tertiaires. On pouvait espérer que les opérations publiques au Midi feraient l’objet d’une évaluation contradictoire, que des leçons en seraient tirées et que la gestion urbanistique de ce dossier deviendrait plus transparente et démocratique. Mais les derniers événements de cette saga portent à croire qu’il n’en est rien…

En 2007, alors que la Région est encore empêtrée dans son opération d’expropriations et que les nouveaux bureaux de l’avenue Fonsny ne sont pas entièrement construits et toujours loin d’être remplis, le Gouvernement commande discrètement à un cabinet d’audit privé la rédaction d’un Plan de développement international (PDI). Un nouveau plan sans valeur légale, dont l’objectif est de “renforcer l’attrait de Bruxelles à l’étranger” pour en faire une vraie “City of business”. Dix “zones stratégiques” y sont ainsi pointées, dont le quartier Midi, décrit comme le « pôle bizness du futur ». Aux yeux de la Région, la « vocation » du Midi comme quartier d’affaires est donc toujours de mise, malgré le sombre bilan de 20 années de plans, d’expropriations et d’une politique d’internationalisation qui n’aura attiré que des administrations publiques, des parastataux et quelques sociétés étrangères déjà établies à Bruxelles.

C’est à la même période qu’Eurostation et Euro-Immostar (filiales de la SNCB) annoncent avoir acquis, conjointement avec les promoteurs privés Atenor et CFE, un large terrain situé juste à côté de la gare. Leur intention n’est ni d’y développer des infrastructures liées au chemin de fer, ni du logement social… Le projet, qui passera vite exclusivement aux mains d’Atenor et CFE, deviendra celui des tours « Victor », prévoyant la création de 100.000 m² de bureaux neufs. Un projet qui semble adoubé par les pouvoirs publics, lesquels s’empressent d’abroger les deux PPAS en vigueur à cet endroit et dont le maintien aurait contrarié les ambitions des promoteurs.

Parallèlement, en 2008, la SNCB annonce son intention de centraliser ses bureaux sur l’assiette du chemin de fer de la gare du Midi, c’est-à-dire le long ou au-dessus des voies. Son souhait : restructurer entièrement ses espaces de bureaux actuellement vides du côté de l’avenue Fonsny, en ce compris l’ancien centre de tri postal, pour y regrouper à terme tous les services du groupe SNCB actuellement disséminés dans le quartier. Une opération qui suppose d’ajouter un nombre important de surfaces de bureaux dans le quartier, et dans le même mouvement d’en vider autant dans le même périmètre. Un grand turn-over en somme, qui paraît signaler l’absence de toute politique immobilière rationnelle et à long terme au sein de la SNCB. Si l’on songe aux bureaux que le groupe occupe avenue Fonsny, tout fraîchement construits après avoir nécessité des années de procédures d’expropriation, ou aux 56.000 m² du « Midi Atrium » qu’elle a acheté à peine 8 années plus tôt, avenue de la Porte de Hal, sur un terrain dont un promoteur a vidé et détruit les 45 maisons qui s’y trouvaient pour y laisser un grand terrain vague pendant 10 ans… comment ne pas avoir la sensation d’un énorme gâchis et d’une histoire qui se répète ?

La SNCB base ses réflexions sur une « étude urbanistique de la gare de Bruxelles-Midi dans le contexte des quartiers », qu’elle a commandée au bureau d’études ARSIS et qui préconise la densification du quartier Midi à hauteur de 350.000 m² supplémentaires dans le périmètre des abords immédiats de la gare, et notamment l’îlot de la gare en construisant sur les voies ferrées. Le groupe ferroviaire ayant déclaré ses nouveaux appétits immobiliers pour le Midi et donné le coup d’envoi d’une nouvelle grande opération de déménagement et de démolition-reconstruction dans le quartier, comment allait réagir la Région ? Les deux instances prirent langue et conclurent un Protocole de coopération impliquant toutes les parties qui développaient jusque là des projets d’aménagement et des visions différentes du quartier (cf plan en pages 6-7) : la SNCB Holding, Eurostation, Euro Immostar, Beliris, les communes d’Anderlecht et de Saint-Gilles et la Région. La volonté semblait donc être à la concertation et au dialogue pour tenter de définir une approche commune.

Présenté comme une manière de mettre en œuvre les recommandations du Plan de développement international de Bruxelles (PDI), ce Protocole annonçait l’élaboration d’un « Master plan »… lequel serait dessiné, in fine, par les bureaux d’études de la SNCB. Pour créer consensus entre les différentes institutions signataires du protocole, celui-ci prévoyait la tenue de discussions sous l’égide d’un Comité de pilotage présidé par Charles Picqué… discussions dont le document prévoyait expressément que rien ou presque ne devait filtrer publiquement.

Pendant la période des réunions du Comité de pilotage, la SNCB lança bien quelques ballons d’essai. Elle annonça ainsi que sa filiale Euro-Immostar avait fait appel, sans passer par un concours ni un appel d’offres, à l’architecte-vedette Jean Nouvel. Signalons au passage que la désignation se fit sans passer par le moindre concours ou autre appel d’offres. La SNCB publia des images du nouvel enrobage de la gare, avec comme teaser  : un bâtiment transparent en forme de « V » surplombant de 120 mètres les voies ferrées. À l’exception d’une présentation au Bozar, Jean Nouvel ne s’exprima pas publiquement sur le projet.

Voilà pour la parenthèse médiatique, assez vite refermée. Mais au-delà de cet effet d’annonce, ce qu’il fallait retenir du projet de la SNCB c’est surtout l’intention de construire 250.000 m² de bureaux neufs, un centre de congrès et un restaurant panoramique, derrière une façade moderne de 550 mètres de long s’étalant jusqu’au pont de la rue Théodore Verhaegen et de la rue des Vétérinaires ! Et par ailleurs, l’idée de réaménager les quadrilatères situés sous les voies de chemin de fer entre la gare et la Petite ceinture (les rues couvertes) : ils pourraient être démolis pour dégager une perspective sur la gare, ou transformés en vaste galerie commerciale menant les touristes vers le centre-ville.

Les mauvaises habitudes reviennent au galop : deux projets qui totalisent 350.000 m² de nouveaux bureaux dans un quartier qui en compte déjà 300.000 m², de nombreuses parties concernées dont les visions ne s’accordent pas, les ingénieurs de la SNCB aux commandes d’un Master Plan censé redessiner tout un quartier, l’absence de débat public et de concours, des clauses de confidentialité… Bref, tous les ingrédients d’un scénario catastrophe à nouveau réunis.

Sans surprise, la discorde finira par éclater. En 2011, trois ans après la signature du Protocole de coopération, Charles Picqué fait une sortie dans les médias, déclarant en substance qu’il n’est plus possible de discuter avec la SNCB. « Notamment parce [qu’elle] est très souvent repliée sur ses seuls besoins, alors qu’elle doit s’ouvrir à une réflexion générale sur la ville ». On n’en saura pas plus. Il se murmure que les autorités, sans doute motivées par la perspective d’importantes taxes sur les bureaux et charges d’urbanisme, n’auraient pas cherché à freiner les velléités de la SNCB de créer 250.000 m² de bureaux supplémentaires, tout en conditionnant leur accord à la construction d’autant de nouvelles surfaces de logement dans le quartier. La SNCB aurait dès lors élaboré un projet de reconversion en logement de ses bureaux situés entre la rue de France et la rue Bara. Un projet rendu incertain par la probabilité d’implanter une nouvelle gare souterraine à cet endroit dans le scénario d’un élargissement de la jonction Nord-Midi, et qui nécessiterait l’expropriation de nombreux propriétaires particuliers situés aux abords du site. Un projet dont la Région n’aurait pas voulu, car l’idée de la SNCB est de construire ces logements sous forme de trois tours de 228 mètres de haut (55 étages) ! C’est manifestement cet épisode qui provoqua la rupture des négociations.

On peut toutefois supposer que l’enjeu de ces trois années de discussions, lentes et inutiles selon l’ancien bourgmestre d’Anderlecht Gaëtan Van Goidsenhoven, dépassa le cadre de la gare et du quartier du Midi. D’autres sujets de dissension existent entre la SNCB et la Région, et il est probable qu’ils aient interféré dans les négociations : le sort des grandes réserves foncières de la SNCB comme Schaerbeek-Formation que la Région souhaite acquérir, les projets d’élargissement de la jonction Nord-Midi, le RER,… Quoi qu’il en soit, la hache de guerre est à nouveau déterrée. Et le Protocole de coopération, enterré.

Tant qu’il y aura des bureaux…

En 2011, la Région décide donc de confier une réflexion sur le quartier Midi à sa nouvelle Agence de développement territorial (ADT). Celle-ci dispose de 6 mois pour définir un périmètre d’étude et remettre une note d’orientation au Ministre-Président, devant tenir compte « des besoins du quartier à l’aune des objectifs du Plan de développement international et des données relatives au boom démographique attendu ». Ce sera chose faite au début 2012, le cabinet du Ministre-Président prenant ensuite plusieurs mois pour retravailler ce document avant de le présenter en juin à son Gouvernement. À l’heure d’écrire ces lignes, aucune des deux versions de cette note n’a encore été rendue publique ni soumise au Parlement bruxellois [1].

L’urbanisme au quartier Midi continue d’être marqué par le sceau de l’opacité. En juin dernier, le Gouvernement a pourtant déjà décidé de mandater l’ADT pour élaborer un « Schéma directeur du quartier Midi ». Un nouveau plan, donc, probablement destiné avant tout à peser dans le rapport de force en faveur de la Région contre la SNCB.

Si on ne peut qu’applaudir la volonté publique d’encadrer un tel dossier, les moyens choisis posent à tout le moins des questions. Un schéma directeur est un plan sans valeur légale qui, une fois approuvé par le Gouvernement, doit être adapté dans des PPAS. On peut supposer que son élaboration dure environ deux ans, c’est-à-dire qu’il risque de n’être soumis au Gouvernement qu’après les élections régionales de 2014. Si tel est le cas, personne ne peut prédire ce qu’en fera la prochaine majorité. Ensuite, dans le meilleur des cas, un ou plusieurs PPAS seront réalisés pour transcrire ce Schéma en règles urbanistiques, ce qui prend généralement trois bonnes années. Nous voilà donc embarqués dans des procédures qui nous mènent plus ou moins jusque 2017. D’ici là, tous les grands projets immobiliers de la SNCB et des promoteurs privés dans le quartier seront-ils bloqués ? Ce ne serait que pure logique. Pourtant, le projet « Victor » continue à avancer administrativement (l’étude d’incidences est clôturée depuis plusieurs mois et Atenor est sur le point de déposer sa demande de permis) et il semble que la SNCB ait déposé ses premières demandes de permis pour la transformation des quadrilatères sous la jonction Nord-Midi.

Et une fois de plus, l’histoire récente du quartier Midi recèle de précédents pas forcément rassurants sur ce type de procédure. « Nous avons déjà connu une telle situation dans ce même quartier », confesse Charles Picqué. Avec le résultat que l’on sait… En 1991, en pleine séquence de bras de fer similaire entre SNCB, promoteurs et autorités publiques sur le Midi, la Région avait opté pour l’élaboration d’un « Schéma de développement » censé garantir un développement cohérent et harmonieux du quartier. Le Schéma prévoyait notamment une mixité des fonctions, de vastes espaces verts et de grandes places publiques, de limiter les gabarits des nouveaux bâtiments aux gabarits du quartier… La réalité des rapports de force, de la situation foncière et financière des différents acteurs, le lobbying des promoteurs ont transformé ces belles intentions en tout autre chose. La mise en œuvre du Schéma de développement a été morcelée en cinq PPAS qui ont rapidement emprunté d’autres directions et auxquels les autorités ont ensuite régulièrement dérogé. Le développement du quartier n’a rien eu de cohérent ni d’harmonieux. La SNCB a développé ses projets en veillant jalousement à ce que personne d’autre ne s’en mêle. La société d’économie mixte mise en place par la Région a gravement failli à sa mission tout au long de l’opération : sous-financée et incapable de maîtriser le foncier dans le périmètre, elle s’est retournée contre les habitants et petits propriétaires. Les promoteurs, fâchés de la « concurrence déloyale » que la SNCB et la Région leur ont livré sur leur propre terrain, ont fait le gros dos pendant une bonne décennie, ralentissant l’opération régionale qui ne pouvait se réaliser qu’avec leur concours. Maîtres du jeu car disposant de nombreux terrains dans le périmètre, ils ont patiemment attendu que la situation leur redevienne plus favorable. Résultat ? Bien que toujours habité par des locataires et propriétaires en proie à l’incertitude, le quartier s’est lentement désagrégé, ressemblant de plus en plus à une ville bombardée. Et lorsque le « nouveau quartier » est sorti de terre, la mixité des fonctions y est restée à l’état de vœu pieux. Les gabarits des nouveaux bâtiments ont sensiblement grimpé par rapport aux plans initiaux. Les espaces publics ont été réduits à peau de chagrin…

Se replonger dans l’histoire des politiques urbanistiques et des luttes immobilières du quartier Midi ne signifie pas qu’il faille tomber dans l’immobilisme, l’impuissance et l’inaction. Un certain nombre d’erreurs ont été commises, il conviendrait d’en tirer les leçons. Mais les acteurs ayant un pouvoir d’influence sur le devenir du quartier sont sensiblement les mêmes qu’à l’époque. La SNCB et ses filiales immobilières n’offrent pas un visage plus rassurant qu’en 1990. Rien n’indique que les promoteurs privés soient mieux disposés à l’égard de la ville et de ses fonctions dites « faibles ». Les communes restent intéressées par l’apport financier que peuvent leur procurer de nouveaux immeubles de bureaux, même si c’est aux dépens du tissu urbain et des besoins du quartier et en dépit de la surabondance de bureaux vides à l’échelle de la région. La multiplicité d’acteurs aux intérêts divergents et un manque récurrent de moyens handicapent toujours la volonté de la Région de maîtriser le développement du quartier. Celle-ci dispose toutefois du pouvoir de planification et de celui d’accorder ou non les permis d’urbanisme, ce n’est pas négligeable. Elle pourrait faire en sorte de rendre son humanité à ce quartier, en s’attaquant aux problèmes de mobilité, en repensant l’espace public et en donnant la priorité au logement. Cela aurait le double avantage de constituer le meilleur accueil possible pour les voyageurs sortant du train, et de satisfaire les habitants.

Mais que lit-on au contraire dans le projet de Plan régional de développement durable (PRDD) qui est actuellement sur la table du gouvernement régional ? Que le Midi est destiné à devenir un « pôle de développement métropolitain » accueillant « les besoins tertiaires liés au rayonnement international de Bruxelles et à ses rôles de capitale internationale ». Le projet de PRDD soutient explicitement la création d’un « cluster de bâtiments élevés », soit des « tours iconiques » pouvant jouer le rôle de « signal urbain ». Un refrain déjà entendu. Contre tout bon sens, la Région semble vouloir lancer un nouvel appel d’air à la promotion immobilière, en favorisant même le développement de nouvelles tours.

Or, tant qu’elle continuera à autoriser la construction de nouveaux bureaux dans le quartier, il y a fort à parier que la situation restera ingérable. Les fonctions dites « faibles » seront délaissées. Les mêmes promoteurs publics et privés continueront à se battre pour la plus belle part du gâteau, donnant lieu à de mauvais compromis, à un vaste chantier permanent, dont le résultat sera à l’image de ce chaos.

• Gwenaël Breës

Article paru dans le n°263 de « Bruxelles en mouvements », mai 2013.

[1] Voir la récente interpellation de Charles Picqué par Alain Maron où ce dernier regrettait que le document ne bénéficiait pas d’une plus large publicité « puisqu’il n’est disponible que sur demande. », PRB – Session 2012-2013, Commission Aménagement Territoire 20/02/2013, p. 32. 1.




Réapproprier les espaces publics : pour mieux dominer ?

La revendication d’une « réappropriation de l’espace public », initialement portée par des associations et des collectifs d’habitants, fait désormais partie des lieux communs du discours politique, urbanistique et médiatique. Elle fait clairement écho à l’appel lancé par Henri Lefebvre à la « réappropriation de la vie urbaine ». Mais parle-t-on bien de la même chose ? 

Pour Lefebvre, le droit à la ville ne sera réalisé tant que les citadins – le peuple – ne se réapproprieront une qualité essentielle de la vie en ville : la centralité urbaine. Certes, cette condition n’est pas en soi suffisante pour qu’advienne le droit à la ville, mais elle est nécessaire, et, plus encore, stratégique. Suivons un instant son raisonnement : « chaque grand type de société a eu son type de ville » et « chaque type urbain a proposé et réalisé une centralité spécifique » : l’agora des grecs, le forum romain, la place de marché médiévale, le centre de consommation de la ville capitaliste, dès le 19e siècle, le centre de décision de la ville néo-capitaliste, au 20e siècle. Ce panorama, esquissé à la fin des années 1960, doit aujourd’hui être complété par le centre en voie de gentrification de la ville néolibérale. Mais le propos historique de Lefebvre ne se veut pas descriptif. C’est la nécessité politique pour toute réforme urbaine de produire sa propre centralité qu’il veut mettre en exergue. La Commune de Paris de 1871 lui offre son modèle en la matière, sa référence historique essentielle. Il l’interprète sans détours, comme « le retour en force vers le centre urbain des ouvriers rejetés vers les faubourgs et les périphéries, leur reconquête de la ville, ce bien entre les biens, cette valeur, cette oeuvre, qui leur avaient été arrachées ». Nouvelle société, nouvelle ville, nouvelle centralité – plus libre, plus égalitaire, socialement plus réussie.

A Bruxelles, historiquement, c’est au centre de la ville que l’on trouve les quartiers d’habitat populaire, pas dans des villes nouvelles ou des grands ensembles en périphérie. Le cas de Bruxelles est dont précisément là pour infirmer les interprétations béates (ou habilement détournées) du droit à la ville : la proximité du centreville des populations les moins bien positionnées dans les rapports sociaux n’est pas du tout une condition suffisante d’émancipation. Prétendre régler les questions sociales en ne traitant que les formes urbaines revient à prétendre que l’amélioration des lieux centraux – leur « revitalisation », comme on dit à Bruxelles – mènerait automatiquement à l’amélioration des perspectives d’existence des gens qui y habitent ou en font usage. Plus pernicieusement, cet amalgame mène à dé-politiser le débat sur l’aménagement des territoires de la ville. Or, politique, ce débat l’est profondément.

Les valeurs des espaces publics   

C’est pourtant sur cette voie dé-politisante qu’une série d’initiatives bruxelloises récentes paraissent s’être engagées. Aussi prétendument audacieuses que généreusement médiatisées, celles-ci portent haut et clair un discours sur la « réappropriation de l’espace public » à Bruxelles, au centre de la ville en particulier.

Picnic the streets, par exemple. Pour l’un des instigateurs de l’événement, philosophe lui aussi, s’exprimant au lendemain de la première édition de l’événement dans une lettre ouverte au Bourgmestre de Bruxelles, « ce fut un moment magique pour notre ville ». Qui est ce « nous » ? Le même qui aurait répondu à un appel, disons, à l’occupation de tous les bâtiments vides, publics et privés, par les mal- ou les pas-du-tout-logés ? « Notre ville, capitale de l’Europe, se doit de montrer le chemin ». Qui décide du « chemin » ? Ne pas nommer qui parle, ne pas dire d’où « on » parle, comme si « nous = tous », est une première condition de dé-politisation.

Certes, penser que les voitures occupent une place trop importante à Bruxelles, en mouvement comme à l’arrêt, est un constat empiriquement fondé. Mais ces faits empiriques ne décrivent pas pour autant un monde enchanté où les rapports sociaux auraient disparu, où les politiques sur la ville ne seraient inspirées par aucune stratégie. Le PRAS démographique n’est-il pas là, précisément, pour rappeler qu’un cortège d’arguments empiriques prépare bien souvent une cause – ici, en l’occurrence, « mettre en valeur » et « optimaliser » ce que le pouvoir régional considère désormais comme sa principale « ressource » : le territoire, celui de la « zone du canal » en particulier ?

Ce projet passe notamment par la « revalorisation » des espaces publics. Le temps semble révolu où les classes dominantes pensaient le centre de la ville en termes monofonctionnels et l’aménageaient en conséquence, c’est-à-dire, en centre des (de leurs) affaires, généreusement dotés d’accès routiers le reliant à des quartiers résidentiels exclusifs et excentrés, mis au vert. Aujourd’hui, l’heure est au réinvestissement multifonctionnel du centre et à sa montée en gamme sociale et symbolique – un lieu to live, work and play, comme disent les promoteurs. Ceci appelle à valoriser une toute autre conception des espaces publics au centre-ville : esthétiques, propres, animés, confortables, sécurisés, contrôlables,… mais sans pour autant sacrifier complètement la fluidification du trafic motorisé individuel.

Les appels à la « remise en valeur » des espaces publics de centre-ville, en mode picnic du dimanche ou terrasses branchées, architectures « de qualité » ou apéros à la plage, sont devenus une constante des politiques contemporaines dites de « renaissance urbaine ». L’enjeu est désormais de fixer les termes concrets de cette « valeur » : valeur d’usage pour le repos, le jeu, la discussion et le débat,… ou valeur foncière pour la consommation et la spéculation ? Valeur esthétique pour l’habitant ou d’image de marque pour le client (et l’architecte) ?

Des réappropriations bien encadrées   

Les initiatives récentes de « réappropriation de l’espace public » à Bruxelles s’inscrivent aussi dans une histoire. Depuis une dizaine d’années, on assiste en effet à la multiplication de formes de réappropriation très peu spontanées, initiées tantôt par le privé, tantôt par le public mais toujours soutenues par des autorités territoriales.

En 2002, c’est la société immobilière Robelco (promoteur de Tour & Taxis) qui en a donné le coup d’envoi en lançant Art on Cows, une exposition à grande échelle où des dizaines de vaches en plastique sponsorisées furent disposées dans les rues de Bruxelles-Ville avec la bénédiction de la Commune. Les mammifères en toc ayant été légèrement écornés par des passants, un esclandre politico-médiatique ne tarda pas à éclater contre les vandales qui démontraient ainsi ne rien comprendre à l’art. Le promoteur remit néanmoins le couvert deux ans plus tard avec la Horse Parade, cette fois dans des espaces nettement plus ciblés comme le Cinquantenaire, surveillés par des agences de gardiennage privées.

En 2007, c’est un autre promoteur immobilier, ProWinko, qui après concertation avec la commune d’Ixelles et la Région bruxelloise, commanda l’installation de Cityscape. Avec un double objectif : animer le chancre de l’avenue de la Toison d’Or en attente d’un plan puis d’un permis d’urbanisme pour y construire un complexe commercial, et « ramener notre capitale sur la carte des endroits phares de l’événementiel d’art contemporain d’extérieur ». La sculpture fut démontée deux ans plus tard, mais « l’esprit » de Cityscape lui survécut, une ASBL parapublique ayant obtenu du promoteur le droit « d’animer l’espace ». Depuis, différentes animations s’y succèdent : récemment, y trônait un showroom en plein air pour une marque de voiture…

On est donc bien loin d’une conception de l’espace public comme espace pluriel, d’expérimentation, de critique, d’expression des différences… La tendance n’est pas à l’apparition d’espaces d’affichage libre ou de bancs publics, ni même à la tolérance des rassemblements spontanés. Au contraire, espaces publicitaires et caméras de surveillance pullulent, tandis que nombre de parcs sont fermés dès la tombée de la nuit et que tout nouvel espace de sport en plein air est grillagé et accessible à des horaires bien précis. En mai dernier, Etterbeek adoptait même un règlement limitant à quatre le nombre de mendiants dans certaines rues de la commune. Le droit de se rassembler dans l’espace public, pour des raisons festives ou pour manifester des opinions, n’est pas donné à tout le monde ni en toute circonstance ; il est sans cesse sujet à des exceptions et des limitations, le plus souvent pour des motifs de maintien de l’ordre ou de tranquillité du voisinage. A Ixelles, on se rappelle que le réaménagement de la place Flagey entamé en 2002 avait donné lieu à un débat et à de grandes déclarations sur l’importance de la participation citoyenne, une mobilisation inattendue ayant forcé les pouvoirs publics à organiser un concours d’architecture qu’ils ne souhaitaient pas au départ. Mais une fois la place rouverte en 2008, toute forme de participation fut immédiatement exclue en ce qui concerne la programmation d’activités sur la place. Incapable d’envisager le partage de cette prérogative avec de simples habitants, la Commune privilégia dans un premier temps un partenariat avec les gestionnaires de l’ancienne Maison de la Radio qui voyaient alors la place comme leur « sixième salle ». Aujourd’hui, finie la musique : il semble plus facile d’obtenir l’autorisation d’occuper la place Flagey pour un événement publicitaire (par exemple le showroom d’une marque d’électro-ménager ou la fête privée d’une société multinationale d’audit) que pour une activité culturelle…

A Bruxelles de nos jours, coller une affiche en rue, un autocollant, ou dessiner sur un mur sont des actes passibles d’une forte amende ; distribuer un tract un tant soit peu politique est susceptible d’une confiscation des imprimés ou d’une arrestation administrative. Mais diffuser des dépliants publicitaires est toléré à tout coin de rue. Dans cette logique, il n’est pas étonnant de constater que certaines formes purement événementielles de « réappropriation », que leur accès soit gratuit (Bruxelles-les-Bains, Apéros urbains,…) ou payant (la piste de ski du Mont-des-Arts, le Brussels Summer Festival,…), n’hésitent pas parfois à clôturer l’espace public et à toujours donner davantage de place à la publicité, par le biais du sponsoring, du mécénat, ou du partenariat public-privé.

Si ces événements marquent bien une forme de « réappropriation de l’espace public » (et de ressources publiques), c’est en grande partie au profit d’entrepreneurs privés, de publicitaires et de marques. Une caractéristique est en effet qu’elles misent moins sur une multiplicité d’acteurs collectifs ayant un ancrage local (comités de quartiers, associations, lieux culturels,…) que sur l’action d’entrepreneurs privés. Parfois très médiatisés, ceux-ci se parent de vertus diverses et d’arguments culturels et citoyens suffisamment vagues et lisses pour ne fâcher personne, et se voient ainsi institués en partenaires incontournables des politiques urbaines. Carl de Moncharline en est un édifiant exemple. Cet ancien patron de boîte de nuit brimé par une précédente majorité politique à Bruxelles-Ville, s’est juré « de rehausser le niveau de Bruxelles par rapport aux autres capitales européennes ». Jamais à cours d’idées, surtout celles des autres, il s’est fait le chantre de « l’innovation » en se spécialisant dans l’importation de concepts de marketing urbain nés à l’étranger. Certains pouvoirs publics manifestement à cours d’idées font régulièrement appel à ses services pour appliquer, à Bruxelles et en Wallonie, des recettes réchauffées qu’ils auraient pu facilement trouver par eux-mêmes. Bruxelles-les-Bains et la Nuit blanche ? C’est lui qui aurait soufflé ces idées, venues de Paris, au bourgmestre de Bruxelles. Louise High Heels ? C’est lui qui a lancé la version bruxelloise de cette compétition, soutenue notamment par la Région bruxelloise et par la RTBF, où 200 femmes courent 100 mètres en hauts talons sur l’avenue la plus chic de Bruxelles pour gagner quelques cadeaux. Le Balloon’s Day Parade ? Cette marche importée des Etats-Unis, théoriquement adressée aux publics populaires et où défilent de grands ballons représentant des personnages de BD, c’est encore lui… La Fête des voisins, alias Immeubles en fête, la Roller Parade, la Fiesta Latina, l’Art Truc Troc, les Brussels Fashion Days,… ? Toujours lui. La plupart de ces opérations, organisées par sa société de production « spécialisée dans des événements de grande dimension avec une prédilection pour des projets urbains investissant l’espace public », sont très largement sponsorisées par le privé et néanmoins supportées par les pouvoirs publics. Une situation qui pose, entre autres, la question de l’égalité d’accès à l’espace et aux moyens publics ainsi que celle de la frontière entre intérêt public et intérêts particuliers.

Autoriser, encourager, initier, financer, refuser,… on peut bien parler de politiques publiques. De la part des autorités, celles-ci révèlent une ambition de contrôle, d’instrumentalisation et de pacification située aux antipodes des idéaux qui animaient la revendication initiale d’une réappropriation de l’espace public pour et par l’habitant. Lefebvre nous avait prévenu : on ne peut décidément rien penser des questions urbaines, d’aménagement des espaces publics comme de rénovation des quartiers par exemple, en fermant les yeux sur les rapports de pouvoir, ici et maintenant.

• Mathieu Van Criekingen & Gwenaël Breës

Article paru dans le n°259-260 de « Bruxelles en mouvements » consacré au « droit à la ville ».




Quand la SNCB fait de la spéculation

La mutation, durant les dernières décennies, des services publics en « entreprises publiques autonomes » a parfois de sérieux effets de bord. En imposant à la SNCB une politique agressive de valorisation de son patrimoine, l’Etat fédéral met à mal d’autres politiques publiques.

La SNCB est le plus gros propriétaire de réserves foncières en zones urbaines. De ces réserves foncières dépend notamment la politique de logement dont on sait l’urgence dans plusieurs villes du pays, et notamment en Région bruxelloise. Reste que l’utilisation de ces réserves foncières est tout sauf simple pour les organismes publics chargés de construire du logement. Son contrat de gestion impose en effet à la SNCB de vendre au plus offrant, imposant des prix sur lesquels ne savent pas toujours s’aligner les organismes publics. Mais au-delà des contraintes définies par le contrat de gestion, au-delà aussi d’une relative démission du pouvoir politique fédéral qui pourrait jouer son rôle d’actionnaire et rappeler la SNCB à plus de mesure, la SNCB elle-même fait manifestement des excès de zèle.

Arrivée du TGV à Bruxelles…

C’est dès la fin des années 1980 que se manifestent les premières prémisses de cette évolution larvée de l’objet social de la SNCB. En 1989, la décision d’implanter un terminal TGV à Bruxelles, annoncée par le ministre Herman De Croo (VLD) s’accompagna de l’obligation pour la SNCB, endettée, de rentabiliser les travaux par le développement de projets immobiliers aux abords de la gare du Midi. C’est aussi à cette période que la SNCB constitua la société Eurostation (filiale à 100%) : un bureau d’études destiné à réaliser des études architecturales et urbanistiques pour la conception et la réalisation des « terminaux ».

En publiant les esquisses d’un projet démesuré pour le terminal du Midi — en partie sur des terrains ne lui appartenant pas et en l’absence de toute concertation avec les pouvoirs locaux —, la SNCB a créé un appel d’air et a donné le coup d’envoi de la spéculation privée sur le quartier.

Une véritable bataille foncière s’ensuivit, opposant la SNCB et son bras immobilier d’une part, les promoteurs et la Région bruxelloise d’autre part, chacun ayant ses propres ambitions immobilières. La Région refusa d’octroyer les permis de bâtir à la SNCB, tandis que celle-ci riposta, soutenue par le Ministre Jean-Luc Dehaene, en menaçant de ne pas installer le terminal TGV au Midi. Eurostation finira même par exproprier plusieurs maisons du côté de la rue de France, ainsi que l’îlot de l’ancienne usine Côte d’Or… pour des motifs « d’utilité publique », ça va de soi. La construction d’un gigantesque parking ainsi que d’importantes surfaces administratives venant s’ajouter à la suroffre de bureaux à Bruxelles, ces espaces furent finalement occupés par des ministères fédéraux. À cette occasion, on a pu assister à un épisode déplorable où la Région et la SNCB, qui ne se voyait pas comme « une œuvre charitable » [1], se sont renvoyés la responsabilité du relogement des habitants expulsés…

L’accalmie n’interviendra qu’en 1996. Aujourd’hui, Région bruxelloise et SNCB semblent avoir enterré la hache de guerre. En témoigne, un nouveau protocole de coopération récemment conclu entre les deux parties dans le cadre du Plan de développement international de Bruxelles. Ce document prévoit la restructuration complète de la gare du Midi et la construction de nouveaux bureaux à ses abords (Eurostation projette, en partenariat avec le promoteur Atenor, d’édifier une nouvelle tour du côté anderlechtois de la gare), donnant toute latitude d’action à la filiale de la SNCB pour réaliser le projet, en ce compris le réaménagement des espaces publics. Quand on sait qu’Eurostation véhicule une vision purement « ingénieurale » et fonctionnaliste de la ville, l’habiliter à agir comme développeur immobilier dans les quartiers jouxtant les gares est réellement problématique.

Mais la « paix des braves » est toute relative, d’autant qu’elle est sujette aux conflits politiques entre différents niveaux de pouvoir. « Le fédéral reprend d’une main ce qu’il donne de l’autre » explique un expert proche du dossier. L’Etat finance en effet la Région bruxelloise via les fonds Beliris (gérés par la Ministre Laurete Onkelinkx, PS), mais anéantit cette aide en faisant payer le prix fort pour les terrains SNCB. De sorte que des outils publics en viennent à jouer les uns contre les autres.

Ainsi en va-t-il du combat qui a lieu autour du site de Schaerbeek-Formation, la plus importante réserve foncière de Bruxelles, appartenant à la SNCB. Pour tenter d’acquérir ces terrains, la Région a créé en 2005 la Société d’acquisition foncière (SAF). En 2007, le gouvernement régional (PS-CDH-Ecolo) décidait — bien que Schaerbeek-Formation soit inscrite comme une « zone d’intérêt régional à développement différé » — qu’il convenait d’y construire un stade de football… avec l’argent de Beliris. Mais c’était sans compter sur l’intervention du Fonds des infrastructures ferroviaires (FIF), créé il y a quelques années pour sortir la SNCB du poids de sa dette historique. Présidé par une proche de Didier Reynders (MR), le FIF a récemment lancé son propre appel à candidatures en vue de désigner un ou plusieurs partenaires pour le développement de Schaerbeek-Formation. Pas opposé à l’idée d’un stade, le FIF souhaite aussi y voir ériger un centre commercial, des infrastructures événementielles et touristiques, un musée d’art contemporain, des bureaux et des logements…

… et à Liège

À Liège, Euro Liège TGV, la filiale de la SNCB, a exproprié à tout va, ainsi que l’y autorise l’invocation de « l’intérêt public », autour de la nouvelle gare des Guillemins conçue par la star internationale de l’architecture Santiago Calatrava. Motif de ces expropriations ? Les « nécessités du chantier ». Reste qu’une rue entière — la rue Bovy — a notamment été expropriée par Euro Liège TGV, rue dont les maisons restent à ce jour debout alors que les travaux de la gare touchent à leur fin. Les nécessités du chantier ont bon dos.

Dans le même temps, forte du poids dans le dossier que lui donnent ces expropriations, Euro Liège TGV a engagé un bras de fer avec les autorités communales en vue d’imposer un plan d’aménagement du quartier que la plupart des urbanistes considèrent comme antédiluvien [2] : selon ce projet, dessiné lui aussi par Calatrava, il s’agirait rien moins que de raser tout le quartier situé entre la gare et le fleuve pour construire un plan d’eau monumental bordé de deux barres d’immeubles. Au-delà de son projet lui-même, de la négation du quartier existant qu’il représente, c’est la méthode qui interpelle : en cherchant à imposer ses vues dans le débat urbanistique, la société ferroviaire sort là encore clairement de son rôle — celui de transporter des voyageurs.

Quoi qu’il arrive, cependant, là comme ailleurs, la SNCB devrait sortir gagnante de l’opération. Selon toute vraisemblance, le prix de l’immobilier connaîtra en effet une sérieuse envolée et, désormais principale propriétaire des terrains situés aux alentours de la nouvelle gare, la SNCB sera la première à en profiter.

• Gwenaël Breës & François Schreuer

Article paru dans le n°55 de la revue « Politique » (juin 2008).

[1] « Premiers expropriés en gare du TGV », in Le Soir, 30 janvier 1992.

[2] Lire Philippe Bodeux, « Les urbanistes français stupéfiés », in Le Soir, mercredi 15 novembre 2006.




Le CSA fête ses 10 ans, loin des usagers et des médias associatifs

Pour fêter ses 10 années d’existence, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) de la Communauté française de Belgique organisait le 21 septembre dernier un colloque sur « Les nouvelles frontières de la radiodiffusion ». Un terme un peu dépassé pour un concept qui intègre bien plus que la radio ou la télévision, et pose des questions sur les nouveaux et futurs modes de diffusion de contenus audiovisuels, via le numérique, l’internet ou encore la téléphonie. Le colloque du CSA voulait questionner « les innovations technologiques, l’évolution du marché, les nouvelles habitudes de consommation et le repositionnement des acteurs » qui ont « profondément bouleversé le paysage audiovisuel » ces 10 dernières années. Un questionnement d’autant plus actuel que la Communauté française est appelée à transposer en droit interne, d’ici fin 2009, une nouvelle directive européenne sur les services de médias audiovisuels [1]. Il était donc assez intéressant que l’organe de régulation de la Communauté française profite de l’occasion pour mettre ces questions en débat. Alors, « régulation », « co-régulation » ou « auto-régulation » ? À en croire le cynisme ambiant et les perspectives européennes, les marchands de « temps de cerveau humain disponible » [2] ont de beaux jours devant eux…

En pénétrant dans l’ambiance feutrée de l’ancienne Bibliothèque Solvay, devenue un lieu de réceptions et de séminaires huppés apprécié des lobbyies (notamment pour sa proximité immédiate avec le Parlement européen) et des compagnies multinationales, on est tout de suite frappé par l’homogénéité du public. Le colloque, accessible sur invitation et qui affiche complet depuis plusieurs jours, a attiré un public composé essentiellement de professionnels, représentants de médias privés, juristes, cabinets de consultance, auxquels se mélangent quelques observateurs extérieurs. Il est remarquable de constater que les travailleurs du service public sont absents. Et qu’à l’exception de quelques (ex) cabinettards, aucun politique ne s’est déplacé : ni la Ministre de l’Audiovisuel, ni un seul parlementaire. Il en va de même pour le monde socio-culturel, les associations d’usagers, dont on peut douter qu’ils aient été invités.

Ce n’est pas la tonalité dominante des discours tenus tout au long du colloque, ni la composition des trois panels proposés, qui permettront de démentir cette impression de confinement. Nous sommes à l’intérieur d’un monde fermé, dans un dispositif plus propice au corporatisme qu’à un réel débat public. Ici, on ne parle pas de citoyens, ni même de spectateurs, on dit : « consommateurs ». « Le marché » est au coeur des débats, la notion d’espace public n’est jamais évoquée.

L’intervention de la Commissaire européenne Viviane Reding, s’affichant comme garante du libre marché, du libre marché et encore du libre marché, ne dénote pas dans ce contexte. Vantant les mérites de sa nouvelle directive — dont l’adoption définitive est prévue en novembre et qui assouplit sensiblement le cadre réglementaire notamment en termes de publicité — Mme Reding plaide pour que les Etats membres la transposent en droit national avec une « light hand » (« main légère »). « Je demande aux Etats membres de ne pas surcharger la barque réglementaire », tient-elle à préciser.

Quelle place pour les médias « du troisième type » ?

Le CSA m’avait demandé de prendre part à un débat intitulé : « Quelle réglementation pour les services linéaires et non linéaires ? » Le sous-titre, étayé par une note de préparation de 20 pages, spécifiait les questions qui seraient abordées : « autorisation, transparence et pluralisme, diversité culturelle… ». J’étais invité à la fois en tant que membre de Radio Panik [3] , l’une des radios d’expression que compte encore la Communauté française, et pour mon expérience au sein du Cinéma Nova [4], où nous nous intéressons depuis des années à l’essor de télévisions « citoyennes », « communautaires », « locales » (mais pas sur le modèle qu’on connaît en Belgique), « de quartiers », aux quatre coins du monde. Un phénomène qui s’avère quasi inexistant en Belgique, essentiellement pour des raisons législatives et non technologiques.

J’avais donc l’intention d’extrapoler l’exemple des radios associatives (et, dans une moindre mesure, celui des ateliers de production qui existent dans le champ de la création sonore et du cinéma) aux domaines de la télévision, de l’internet et du numérique. L’exercice est intéressant pour défendre l’idée d’un « tiers secteur audiovisuel » [5], associatif et non marchand, qui soit soumis à des critères et à des dispositifs distincts de ceux prévus pour les médias publics et commerciaux. Un raisonnement d’une grande simplicité, puisqu’il se résume à étendre à l’audiovisuel le principe, si cher aux yeux de la Communauté française, de la « démocratie culturelle ». Mais une logique qui n’est pas dans l’air du temps, car elle invite à réfléchir sous l’angle de l’espace public et affirme la prépondérance du politique — absent du colloque — sur le marché et sur les questions technologiques.

Permettre l’émergence et soutenir l’existence de médias dits « du troisième type », non régis par le marché ni dépendants du politique, serait un acte cohérent avec les politiques culturelles de la Communauté française : démocratie culturelle, démocratie participative, démocratisation de la culture, éducation permanente… Face aux phénomènes de concentration de l’industrie des médias, du divertissement et de la communication, et alors que le service public s’est converti à la concurrence de marché et ne compte même plus remplir ses missions premières, il s’agit de préserver et de créer des espaces de liberté, d’expérimentation, de créativité ; des médias qui réinvestissent l’aspect local, échappent au formatage du langage et des formats audiovisuels, refusent la publicité, permettent une appropriation « citoyenne » et une éducation critique des médias, privilégient l’expression de catégories de la population qui en sont habituellement privées…

Ce ne sont pas de nouvelles technologies qui rendront possibles l’avènement de tels médias, c’est la volonté politique [6] : adaptations décrétales et mise en place de dispositifs de soutiens, par exemple en faisant contribuer techniquement ou financièrement les éditeurs, diffuseurs et opérateurs commerciaux. Notons d’ailleurs que certaines évolutions technologiques, si elles ne sont pas encadrées judicieusement, vont désavantager et menacer les médias associatifs existants — à cause des coûts d’équipement ou de la nécessité de passer par l’intermédiaire d’opérateurs privés pour la diffusion. À moins, bien sûr, que la réglementation ne prenne en compte cette dimension… Or les réglementations européennes ignorent la possibilité que de tels éditeurs de service soient habilités à produire et à diffuser des contenus, nécessitant donc un traitement législatif adapté. Est-ce par incompatibilité avec la vision européenne de la libre concurrence ? Si c’est réellement le cas, on dira adieu à terme à une série de spécificités des politiques culturelle ou audiovisuelle de la Communauté française : les ateliers de production et de création, les aides à la production, le subventionnement des cinémas d’art et essai ou encore celui, tant promis et toujours pas existant, des radios associatives…

Le Martien de service

Tout en écoutant le premier panel, animé par un membre d’un cabinet international spécialisé en droit de la concurrence ; en assistant aux circonvolutions de Jean-Paul Philippot (administrateur-général de la RTBF) demandant « du pragmatisme » et « un peu d’humilité dans le chef de la Communauté français » ; ou encore à la déclaration de François Le Hodey (administrateur délégué d’IPM qui édite notamment La Libre Belgique et La Dernière Heure), expliquant que son principal métier c’est désormais l’internet… la raison de ma présence devenait claire. Il s’agissait d’offrir au second panel ce que le représentant des télévisions communautaires (RTC-Télé Liège) offrait à celui-ci : un apparat de pluralisme, un improbable rôle de figurant. Le Martien de service…

Le CSA a aussi choisi de confier la modération du second panel à un représentant du monde juridique. C’est Agnès Maqua, membre de Koan [7], un cabinet spécialisé dans les stratégies légales et travaillant pour le compte de grands groupes de communication, médias généralistes et agences de publicité. La mise en contexte est néanmoins confiée à un membre du CSA, qui pose certaines questions notamment sur les dangers de la concentration médiatique (par exemple, le groupe RTL, qui appartient à Bertelsmann — premier groupe européen de communication et le quatrième au niveau mondial —, possède lui-même deux réseaux radio en Communauté française : BelRTL et Radio Contact, sans compter Mint et Fun Radio) et de l’apparition de positions dominantes chez les opérateurs (Belgacom est à la fois éditeur, diffuseur et opérateur technique). Des questions qui ne trouveront aucun écho dans la discussion.

Le tour de table se focalise sur les stratégies des pointures qui ont fait l’honneur de leur présence : Jérôme de Béthune, qui remplace l’administrateur délégué de TVi Philippe Delusinne ; Jean-Charles De Keyser, vice-président de Belgacom TV et patron de Skynet, venu remplacer Didier Bellens ; et dans une moindre mesure Jean-Louis Blanchard, remplaçant pour sa part le Secrétaire général de la Communauté française Henry Ingberg.

D’emblée, « Agnès » est à tu et à toi avec « Jean-Charles » et « Jérôme ». Je remarque que ce dernier, assis à mes côtés, lit des réponses pré-écrites. Il a bénéficié d’un petit traitement de faveur : les questions posées par Agnès Maqua lui ont été communiquées à l’avance. Entre amis, quoi de plus normal ? Mais le secrétaire général de RTL-TVI occupe une position plus qu’ambiguë dans ce colloque, sa chaîne ayant officiellement déménagé au Luxembourg pour ne plus être sujette au droit de la Communauté française et échapper aux prérogatives du CSA [8]. Il évite d’être provocateur et souligne surtout l’intérêt de son groupe pour le secteur de la web TV, qui se confirme avec le lancement de You Make TV, le futur « You Tube à la belge ».

Jean-Charles De Keyser, quant à lui, n’a pas besoin de suivre le texte qu’une collaboratrice lui a préparé. Outre son habituel bagout, il dispose de deux assistantes assises au premier rang lui communiquant de petites notes au gré de la discussion. L’ancien enfant sacré de RTL aime parler, il laisse même entrevoir sa vision de la « co-régulation ». Les chaînes pour lesquelles il a travaillé, explique-t-il, ont toujours été « en avance sur le droit » ; par exemple lorsqu’elles diffusaient de la publicité en dépit d’une interdiction légale. Mettez-vous un instant dans sa position : comment ne pas être séduit par cette « co-régulation » où le privé s’impose au politique par des faits accomplis ? En échange, il est vrai, d’une contribution financière à l’un ou l’autre pot commun — plus spécifiquement le Centre du Cinéma cher aux yeux du Ministère de l’Audiovisuel.

Pour terminer sur une touche de cet humour potache dont certains grands patrons ont le secret, voilà que De Keyser félicite son ancien employeur pour sa « participation volontaire » à la caisse du Centre du Cinéma, alors que son nouveau statut luxembourgeois ne l’y oblige plus. Ce clin d’oeil amusé à RTL, ainsi qu’au Ministère, fait allusion à ce « geste » de la télévision luxembourgeoise qui est considéré comme le fruit d’un accord à l’amiable avec la Communauté française. L’intervention de Jean-Louis Blanchard va d’ailleurs le confirmer : celle-ci jure avant tout par le financement du Centre du Cinéma

Et voilà que vient mon tour. Je ne m’offusque pas quand la modératrice se moque gentiment de moi, du nom de la radio que je représente, et n’évoque ni le Nova ni les télévisions associatives. Mais lorsqu’elle me donne la parole, en fin de tour de table, c’est uniquement pour répondre à « une petite question » sur la diffusion radio non linéaire. Un domaine d’activités dans lequel, actuellement, les radios du troisième type ne peuvent pas même envisager développer des projets. Je fais cette précision… En l’absence de statut les distinguant des autres radios « privées » [9], les radios d’expression sont soumises par la Communauté française et le CSA à des critères qui ne leur correspondent pas, elles sont taxées par la SABAM et la Rémunération équitable au même régime que les radios commerciales et se débrouillent avec des budgets ridiculement bas (en moyenne, 10.000 euros par an). Par contre, depuis 10 ans, les radios commerciales qui accumulent des bénéfices publicitaires plantureux refusent de contribuer au fonds d’aide à la création radiophonique. Elles arguent de l’absence de plan de fréquences FM [10] pour éviter de s’acquitter de cette obligation imposée par le décret sur l’Audiovisuel. Pendant ce temps, la publicité coule à flots chaque jour sur leurs ondes et la Communauté française retarde, encore et encore, la mise en place d’un subventionnement des radios associatives.

Mais faire ce rappel préalable, parler de diversité culturelle par ce biais, c’est manifestement tenir un discours d’une autre planète (ou d’un autre âge) dans le colloque du CSA. Décalé. Hors propos. La modératrice semble tout ignorer de l’histoire et de la réalité des médias associatifs — situées il est vrai à cent mille lieues des enjeux de ses clients habituels —, et cela ne semble pas l’intéresser. D’ailleurs, elle décrète mon temps de parole déjà écoulé. Rideau. Pause déjeuner. Je n’ai pas le courage d’attendre le troisième panel, dans lequel le CRIOC [11] tiendra à son tour le rôle de représentation symbolique dévolu aux médias associatifs et aux associations d’usagers. Certes, il ne faut sans doute pas espérer du CSA qu’il organise des débats différents de ceux auxquels la télévision nous a habitués. Mais la différence c’est que pour la télévision, au moins, il existe une instance de régulation… qui veille au grain, « garantit la pluralité des opinions », « stimule la diversité culturelle » et fait « respecter les temps de parole » !

Plus grave, le dispositif voulu par le CSA en dit long sur l’état des forces actuel dans le secteur audiovisuel. Trusté par les groupes privés, le colloque reflétait-il l’état des réflexions au sein de l’instance de régulation ? Et quid de la position de la Communauté française, qu’on n’a pas entendue ? Alors que le Gouvernement va renouveler dans quelques semaines le Bureau du CSA et reproche à sa Présidente actuelle, détestée par Delusinne et Philippot, « d’être trop indépendante du pouvoir politique » [12] ; alors que la récente formation du nouveau Collège d’Avis a déjà donné lieu à une sur-représentation des producteurs, distributeurs de services audiovisuels et autres régies publicitaires [13] ; et à l’heure où l’adoption de la nouvelle directive européenne sur les services de médias audiovisuels et sa transposition en droit national sont imminentes… il est plus que temps de s’en inquiéter.

• Gwenaël Breës

Article paru en novembre 2007 sur les sites de Consoloisirs, Radio Panik et Acrimed.

Notes

[1] Lire : « Commission européenne : Projet de directive sur les services de médias audiovisuels », Observatoire européen de l’audiovisuel. Lire aussi : « Parlement européen : Première lecture de la Directive sur les services de médias audiovisuels », Institut du droit de l’information (IViR), Université d’Amsterdam.

[2] Selon l’expression du patron de TF1, Patrick Le Lay, cité dans « Les dirigeants français et le changement », collectif d’auteurs, éditions Huitième Jour, juin 2004.

[3] Site de Radio Panik : www.radiopanik.org.

[4] Site du Cinéma Nova : www.nova-cinema.org.

[5] À propos de l’historique du tiers secteur audiovisuel en France, plusieurs articles sont proposés sur le site d’Acrimed (Observatoire des médias).

[6] À ce sujet, lire : « Le tiers secteur, premier entrepreneur de l’audiovisuel local », Christian Pradié, Les Dossiers de l’audiovisuel n°95, janvier-février 2001.

[7] Cabinet Koan : www.koan.be.

[8] Lire : « Pour le CSA, RTL-TVI est bien Belge », Pierre-François Lovens, La Libre Belgique, 1er décembre 2006.

[9] Lire : « Revendications des radios encore libres ».

[10] Lire : « Plan de fréquences : quand diversité rime avec parts de marché », carte blanche des radios associatives.

[11] Centre de recherche et d’information des organisations de consommateurs.

[12] Lire : « Evelyne Lentzen bientôt « débarquée » du CSA », Pierre-François Lovens, La Libre Belgique, 26 septembre 2007.

[13] Lire : « Nominations contestables au Collège d’Avis du CSA : Vive les publicitaires ! Vive Delusinne ! », Bernard Hennebert, « Le Journal du Mardi », 26 juin 2007.




La Grande Parade médiatique

Précédée par un troupeau de journalistes qui l’a annoncée pendant des mois comme l’événement bruxellois de l’été, l’exposition Art on Cows a bénéficié d’un marketing savamment orchestré. Cette « Cow Parade » bruxelloise a ainsi entraîné les médias dans un élan d’enthousiasme infantile et quasi-unanime. Jusqu’au ridicule…

Les vaches sont funs, chouettes, sympas ou vachement belles, c’est selon les articles. Elles animent l’espace public. Les Bruxellois les aiment. En plus, elles sont « sociales » et « bienfaisantes ». C’est donc une belle idée, rafraîchissante, drôle et utile, commente par exemple « Télémoustique ». Et puisque tout le monde semble y trouver son compte, à quoi bon entrer dans d’inutiles polémiques sur la privatisation de l’espace public ou encore sur la place du marketing dans la vie artistique…? Au sujet d’Art on Cows, quasiment aucun journaliste n’a donc soulevé la moindre question sur la réelle nature artistique, caritative ou sociale de l’événement. Au contraire: le language médiati-cow a transformé sans vergogne les sponsors (patrons, selon les plaquettes apposées aux pieds des vaches) en mécènes, et a utilisé les artistes comme des faire-valoir, à peu près jamais sollicités pour s’exprimer sur ce qui était pourtant présenté comme leurs oeuvres. Dans la ferveur médiatique et la torpeur de l’été, même les journaux spécialisés ne se sont pas attardés à chercher des poux dans le pelage bovin. Dans l’abondante lecture que nous avons avalé pour vous, seul un petit encart de l’hebdo « Zone 02 » s’interrogeait sur la dimension prétendument artistique du projet, comparant la vache-à-peindre-pour-artiste à un croquis-à-colorier-pour-enfant. Quant aux critiques, elles ont été présentées dès le début comme marginales et émanant de quelques intellectuels sans doute trop sérieux pour être sensibles à la fraîcheur de cette initiative qui montre que l’on a de l’humour en Belgique. La couverture médiatique fut donc à la hauteur des attentes de ses organisateurs. Maximale. Les rédactions s’emparèrent du sujet comme un seul homme: il fut question des vaches dans les rubriques culturelles comme régionales, de société comme de mode… Seuls la météo et les mots-croisés furent épargnés.

Comme subjuguée, la presse réserva ce traitement élogieux dès les balbutiements du projet. Mais il y eut ensuite sa concrétisation, la confection des vaches, l’inauguration de la plus grande exposition à ciel ouvert d’Europe et on ne dénombre plus les articles sur la vache de tel sponsor, l’audace de tel artiste, l’originalité de tel produit de merchandising dérivé, etc… Sur le site d’Art on Cows, une revue de presse sélective répertorie ainsi plusieurs dizaines d’articles parus avant même qu’une seule vache ait posé ses pattes en rue! Tout ça n’est pas trop étonnant, quand on sait que les organisateurs viennent du monde de la communication et de « boîtes d’events » qui ont de nombreux médias pour clients. Et le fait que certains de ces médias aient financé leur propre vache n’a évidemment rien gâté; ceux-ci dédiant au projet un retentissement phénoménal, à travers leurs différentes rubriques et suppléments.

« Tout le monde aime les vaches »…

Bref, tout le monde semblait content…Les médias tout d’abord, qui se demandaient jusque-là quel sujet allait bien pouvoir les occuper, à part les traditionnels châteaux de sable de la Côte ou la Foire du Midi. Certains d’entre eux trouvant même l’occasion de se faire un petit coup de pub, comme « La Libre Belgique » ou encore « Le Soir » dont la vache dénommée « Victorine » (en référence au titre de son supplément pseudo-insolite et à son fondateur, Victor Rossel) signe une chronique hebdomadaire. Les organisateurs ensuite, qui avaient démarré leur carrière en vendant aux Communes des plaques de rues sponsorisées, pouvaient à présent savourer la réussite d’une nouvelle opération, bien plus prestigieuse et juteuse. La Ville de Bruxelles, qui bénéficie d’une animation gratuite pendant trois mois, apprécie elle aussi. A tel point qu’elle aurait déjà demandé aux organisateurs de plancher sur une nouvelle idée, pour l’an prochain. Enfin, ce sont bien sûr les sponsors et les publicitaires qui jubilent. Ils assurent non seulement leur visibilité, à moindres frais, dans une partie de l’espace public qu’ils n’avaient pas encore su atteindre. Mais surtout, grâce à la complicité de la Ville de Bruxelles, ils ont ainsi réussi à créer ce précédent qu’ils ne manqueront pas de réitérer. Dans « La Libre Belgique », la banque Fortis confirme quant à elle que sa participation représente un intérêt commercial tout en lui permettant de prendre part à un projet culturel. Même enthousiasme dans un magasin de jouets de la très chic avenue Louise, pour qui l’action semble porter ses fruits: la vache se trouve à proximité du magasin et depuis lors, les clients se font plus nombreux. Quant au parrain principal, il est aux anges. Intimement liée à Cofinimo (qui joue dans la cour des grands du marché immobilier bruxellois), la société Robelco explique son parrainage de l’opération par sa sensibilité à l’intégration harmonieuse du bâti dans son environnement et par le fait que le concept bovin correspond totalement à ses valeurs et à son objectif, qui est de rendre Bruxelles vachement plus belle, plus esthétique, plus ludique, plus dynamique et plus citoyenne… De vrais altruistes, ces promoteurs immobiliers!

La citoyenneté étant un thème porteur, les organisateurs ne se sont en effet pas privés de l’utiliser. Leur dossier de presse présente par exemple Art on Cows comme un événement de mobilisation citoyenne, les habitants de la ville étant mu par le même enthousiasme de montrer leur ville sous un jour sympathique, bariolé et bien vivant. « La Libre Belgique » acquiesce: L’exposition connaît un vaste courant de sympathie auprès des Bruxellois et des touristes. Mais c’était sans compter sur le fait que tous les habitants ne partagent pas ce point de vue…

Mais les « artistes frustrés » et les « vandales » gâchent la fête !

Moins d’un mois après l’arrivée des 187 vaches sur le territoire de Bruxelles-Ville, les organisateurs déchantent. L’expo suscite certaines jalousies, se lamentent-ils. Et comme le veut la logique du feuilleton, l’annonce de la première griffe ou oreille cassée devait suffire à mettre la presse en émoi et à mettre en boîte un nouvel épisode…

Peu de temps après avoir relayé un appel au respect suite à de premiers actes de vandalisme, « Le Soir » titre en première page: La violence n’épargne pas l’art de rue. Les faits évoqués se sont produits à Liège, à Ostende… et à Bruxelles, où Art on Cows est victime de déprédations qui sont notamment l’oeuvre d’enfants turbulents et de curieux.

Grâce à l’interview de l’une des organisatrices, « Le Soir » nous apprend en effet que deux types de vandalisme sévissent. D’une part, il y a le vandalisme normal, provoqué par la curiosité notamment lorsque des enfants montent sur les œuvres ou des touristes qui les abîment en prenant des photos. « Normal » certainement, mais non prévu par les initiateurs du projet, si l’on en croit du moins le palpitant témoignage du nettoyeur chargé de la propreté des vaches, publié en exclusivité par « La Capitale ». Selon lui, les visiteurs n’hésitent pas à grimper sur les vaches. Ca les dégrade, la couleur part. De plus, certaines vaches ne sont pas attachées et risquent de tomber. Les vaches n’avaient-elles donc pas été conçues pour être touchées, chevauchées, ni même photographiées?…

Aucun journaliste ne s’étonne de cet amateurisme patent. Car à leurs yeux, le plus grave réside ailleurs: dans le vandalisme de type organisé, où des groupuscules vont sur place, bien décidés à saccager les génisses décorées. Les organisateurs d’ Art on Cows pensent même savoir que ces attaques ont été commanditées par des individus autres que ceux qui les ont perpétrés: des petites mains, agissant pour des commanditaires. Une maffia, en quelque sorte?

Un quotidien de la carrure du « Soir » ne pouvait pas se contenter de cette lumineuse analyse. Un sociologue fut donc convoqué, pour nous expliquer comment de tels passages à l’acte sont possibles. Sa réponse est simple, mais grave: les freins sociaux sont moins solides; ce vandalisme serait le fait de gens peu habitués à être en présence d’œuvres d’art. En somme, des gens « peu cultivés », qui ne vont pas au musée et qui donc, une fois confrontés à une oeuvre d’art contemporain en rue, ne peuvent pas reconnaître ce qui est beau… L’artiste Jacques Charlier confirme: Il y a de la provocation à mettre des oeuvres d’art face à un public peu habitué aux démarches culturelles. Peut-être ce public néophyte, pourtant ciblé par Art on Cows, a-t-il tout simplement confondu les oeuvres avec de vulgaires pancartes publicitaires?

« Monsieur Sponsor » dans son pré privatisé

Mais en quoi ont donc consisté ces attaques graves et inquiétantes dénoncées avec tant de virulence? Si l’on exclut les traces de pieds des enfants, les graffitis, une dame de 70 kg qui s’assied sur le cou d’une vache pour être prise en photo par son mari, et des témoins qui auraient vu une bande huit personnes – des femmes- lacérer une vache au cutter en pleine journée, le principal acte de saccage organisé évoqué consiste en un vol organisé… Qu’a-t-on donc dérobé qui ait tant de valeur, si ce ne sont pas des vaches?

La plupart des plaques indiquant les noms des artistes et des mécènes ont été enlevées, relate « Le Soir ». Sans foi ni loi, ces vandales arrachent le pedigree des vaches. Ce qui révolte au plus haut point les organisateurs: C’est une atteinte au travail de l’artiste, car ces plaques constituent pour lui un moyen de se faire connaître…

En réalité, cette indignation trouve peut-être son origine ailleurs que dans le souci que les organisateurs portent à la renommée des artistes. C’est à nouveau « Le Soir » qui nous l’explique, au détour d’un article qui ne manque pas d’ambiguïté: Si le nom de leur père nourricier – Monsieur Sponsor – disparaît, la présence des vaches dans le pré bruxellois ne se justifie plus guère… A elle seule, cette petite phrase est non seulement l’aveu de la réelle motivation de la présence des vaches en rue; mais elle indique également la raison pour laquelle un commando a probablement choisi d’arracher minutieusement l’ensemble des plaques.

Néanmoins, les enquêteurs d’Art on Cows en cela relayés par la plupart des médias, préfèrent privilégier l’hypothèse de collectionneurs ou de vandales. Tout en continuant à entretenir amalgame et confusion entre différents types de vandalisme. Exemple (dans « Le Soir »): puisque les vaches les plus vandalisées (au Heysel) sont celles qui appartiennent à des associations, ils en concluent que la disparition des plaquettes n’a rien à voir avec des motivations anti-commerciales. Ainsi, tout le monde qui « abime une vache » est mis dans le même sac et personne ne se demande même pourquoi, justement, toutes les vaches « associatives » sont exposées au Heysel, loin des hordes de visiteurs du centre-ville; alors que toutes les autres sont, elles, condensées dans quelques quartiers prestigieux ou commerciaux…?

Règlements de comptes à Cow-City

L’insinuation du « Soir » était claire. D’après l’article, les vaches ne seraient donc pas principalement des œuvres d’art… Un débat aurait pu s’amorcer là, les journalistes ayant une bonne occasion de faire enfin leur travail. En effet, quelques questions élémentaires ne manquaient pas d’apparaître à la lecture de ces articles…

Quelle est, par exemple, la réelle proportion d’argent attribuée au social et au carritatif, dans les différentes transactions financières bovines (première vente puis vente aux enchères)? Quelles sont les relations entre les organisateurs et leurs « parrains principaux » (Robelco, Artecom, Renault…)? Et quid des réelles motivations de ces entreprises, ou encore de la position équivoque de la Ville de Bruxelles face à cette publicité camouflée et non-taxée qui s’expose dans ses rues?

Mais non. Les organisateurs réfutent ce débat et décrètent: Lorsqu’on nous accuse d’agir dans un but commercial et de ne pas faire de l’art, ce n’est pas l’objet de la question. Le seul débat qui les intéresse est d’une autre nature. Il leur faut sauver les vaches et donc, sécuriser un espace public qui leur paraît aussi hostile et dangereux que le Far-West. Il n’en faut pas plus pour que les médias reprennent en choeur ce message sécuritaire. Avec d’autant plus de vibrato que les organisateurs leur annoncent, atterrés, que c’est à présent à présent l’enlèvement d’une vache qu’ils ont à déplorer…

« Deci-Bella » a mystérieusement disparu du Parc Royal. Bruxellois, on attaque vos vaches!, titre rageusement « La Capitale » sur toute sa couverture. « La Dernière Heure » s’indigne: Bruxelles est la première ville où l’on déplore une telle disparition, profite de l’occasion pour tenter une comparaison sécuritaire entre Bruxelles, Chicago et Sydney (deux autres villes où des « Cow Parade » ont été organisées) !

C’est un acte gratuit, nul, débile !, tempêtent quant à eux les fins limiers d’Art on Cows, pour qui l’affaire est déjà plaidée: cette fois encore, c’est un seul et même gang organisé qui a sévit.

Du coup, certaines vaches ont dû être déplacées dans des endroits moins dangereux pour elles, plus près de leur sponsor. Les organisateurs disent même avoir peur de devoir annuler leur exposition, si trop de sponsors en arrivaient à vouloir mettre leur vache « en sécurité » (dans une vitrine, un centre commercial…). Alors pour eux, le temps de l’action a sonné…

Une conférence de presse est organisée. Le message est confus. Un organisateur clame d’abord son ouverture au dialogue avec les anti-vaches. Puis, furieux, le patron d’Art on Cows se lâche: On nous cherche visiblement, mais je dis à ceux qui nous cherchent qu’à partir d’aujourd’hui, c’est nous qui allons les rechercher! Ambiance.

Les organisateurs ne décolèrent pas. C’est à ce point, affirme « La Capitale », qu’ils ont décidé de réagir vivement, en invitant le public, qui de toute évidence aime ces vaches, à dénoncer les inciviques via internet. L’Echevin de la Culture de Bruxelles compatit à leur douleur et se prend lui aussi à vouloir jouer au Sheriff. Tombant pieds joints dans le panneau, Henri Simons déclare à « La Libre Belgique » avoir sensibilisé la police de Bruxelles à cette question des vaches.

C’est avec un premier degré pathétique que les journalistes traitent ce nouveau coup  vache, se contentant de « dévoiler » des mesures dignes d’un Western: un avis de recherche national et international a été lancé pour retrouver « Deci-Bella », une plainte contre X a été déposée, la police enquête, les organisateurs sèchent leurs larmes tandis que les mesures de sécurité et de surveillance ont été renforcées en ville et qu’un Cow-Hospital va voir le jour pour réparer les vaches vandalisées! Personne ne relève que ce « service après-vente » (payant pour les sponsors) n’avait pas été prévu jusque-là; ce qui en dit pourtant long sur la naïveté des organisateurs, s’imaginant que des objets placés en rue pendant trois mois ne subissent pas de détériorations.

Elan civique contre « les lâches et les jaloux »

Appel à la délation et avis de recherche relayés abondamment par la presse, sensibilisation de la police… Quel formidable élan de civisme spontané! Et quelle vision touchante d’une ville plus dynamique et plus citoyenne! Pourtant, cette délirante dramatisation des enjeux n’a pas suffit à rassurer les organisateurs. D’après le jugement expert de ceux-ci, la police bruxelloise est moins présente dans les rues qu’à New-York ou à Luxembourg. Et cela leur pose problème. Suivons leur regard…

Puisque la police ne fait pas bien son travail, voilà le privé qui vient à la rescousse. Securis, la société chargée de la protection et de la surveillance des vaches, travaille aujourd’hui en collaboration avec la police pour retrouver cette bande organisée. Elle va aussi désormais renforcer ses rondes, et ce gracieusement selon certains journaux!

Mais alors qu’ils s’étaient faits les porte-parole d’organisateurs vitupérant sur ces lâches, qui ne signent pas leurs actes et agissent à visage couvert, la plupart des médias se sont bien gardé de signaler à leurs lecteurs quand une lettre de « revendication » fut envoyée à propos de la disparition de « Deci-Bella ». Seule « La Capitale » y consacra un article, mettant à nouveau les vaches en Une de son édition.

decibella

Mais ni « Le Soir » ni « La Libre », qui avaient pourtant fait grand cas de ce vol et relayé les hypothèses les plus fantaisistes sur ses motivations, n’ont pas jugé utile de l’évoquer. Normal, sans doute, puisque la vache y signait elle-même un appel à l’émeuh-te, dénonçant la mascarade commerciale d’Art on Cows et incitant les autres vaches à s’évader comme elle, loin de l’esclavage promotionnel et publicitaire auquel elles sont soumises (« La Capitale »). Le « Soir » et « La Libre » ont peut-être eu peur que leurs vaches soient à leur tour prises de démangeaisons…

Interrogé sur la lettre de « Deci-Bella », un organisateur réagit dans « La Capitale » en pointant les coupables: ce sont des artistes contestataires qui défendent un art purement intellectuel. Sa collègue complète leur portrait: ce sont des jaloux…

Quelques semaines plus tôt, la même déclarait au « Soir » que les gens qui saccagent ainsi les oeuvres ne font souffrir que les artistes. Et la voilà, s’appitoyant sur le sort de cette vache qui ne pourra plus être mise en vente au profit d’oeuvres caritatives, omettant cependant de rappeler aux lecteurs que sa société empoche 22% de cette vente, que le sponsor (récupérant ainsi au moins une partie de sa mise) et le concepteur suisse du projet prélèvent chacun une commission semblable (25% et 20%), ou encore que ladite vente aux enchères est avant tout conçue comme un « return » pour les patrons (publication d’un catalogue, présence des vaches pendant cinq jours sur la Grand Place, nouvelle campagne de presse, etc.).

Dans « Zone 02 », la gentille organisatrice explique moins naïvement sa désolation pour la vache disparue: le sponsor (Fortis Banque) est attristé, s’émeut-elle…

La presse incendiaire sollicite Krishna pour un « happy end »…

Dix jours plus tard, quand une seconde vache vient à disparaître des prés bruxellois, le mot d’ordre est « motus et bouche cousue ». Cette fois, ni conférence de presse, ni échos dans une presse qui avait pourtant prouvé sa complaisance. Pas de revendication, non plus. Il faut découvrir sur internet un nouvel avis de recherche, pour apprendre qu’il s’agit en fait d’une demi-vache puisque c’est la moitié de « Marguerite » qui a cette fois mis les voiles.

Son autre moitié sera réduite en cendres, fin août, provoquant de nouvelles réactions enflammées « La Libre » trouve cela lamentable tandis que « La Capitale » estime qu’il s’agit d’un acte dangereux pour l’environnement. Quant au « Soir », il s’adresse directement à l’auteur de l’immolation via une véritable leçon de morale signée par la vache « Victorine ». Extrait: Aujourd’hui, seuls les hindous nous honorent encore. Aux Indes, nous sommes libres et protégées de Krishna (…) Et c’est sans compter qu’en retour, nous y offrons aux hommes notre lait, nos fils pour qu’ils tractent les charrues et notre bouse pour qu’elle nourrisse la terre (…) Là-bas, nous sommes encore sacrées. Et présentes dans les villes telles des ambassadrices rappelant aux humains le respect qu’ils doivent à leur terre nourricière. C’est un peu pour cela, aussi, que nous étions installées pour l’été à Bruxelles…

Henri Simons émet l’hypothèse d’une incompréhension face à l’art contemporain. Les organisateurs, eux, veulent se faire justice. C’est désolant pour la Belgique et pour Bruxelles, commentent-ils. Suite à cette nouvelle déclaration de guerre, ils suggèrent que les auteurs de cet attentat anti-Belge soient punis sévèrement par les autorités de la Ville.

Ils ajoutent penser sérieusement à enfermer les vaches pour les protéger. Mais: nous ne pouvons pas placer un homme auprès de chaque vache, avouent-ils désolés. Ils avancent dès lors une solution qui reviendrait à démonter l’expo et à enfermer toutes les vaches en milieu fermé… Dans la vitrine de chacun des sponsors, par exemple? Ou dans un centre commercial, comme le sort qui fut déjà réservé cet été à l’exposition de pipes géantes à Liège?… Une solution qui a au moins le mérite de rendre plus clair le véritable pedigree des vaches d’Art on Cows.

Quant au Cow-hospital qui avait été ouvert pour soigner les bêtes malades et lancé à grand renfort d’effets d’annonce, « Le Soir » nous apprend qu’il reste désespérément vide et ne sert donc à rien… Etonnant, non? « La Capitale » détaille: certaines vaches ne seront réparées que pour la vente aux enchères et conservées chez les propriétaires ou dans un endroit fermé, en sécurité.

Jalousie, violence, lâcheté, vandalisme… Commando, gang organisé… Proportionnellement aux éloges qu’ils avaient réservées à la ´Promenade des vachesª, les médias n’ont pas lésiné sur les mots pour condamner les « actions anti-vaches ». Entre les vandales et les organisateurs, il ne s’est trouvé aucun journaliste pour se demander lequel des deux gangs est réellement le plus organisé…!?

Ils ont préféré distiller le prêt-à-penser d’Art on Cows et véhiculer une vision caricaturale de la société. Où de gentilles entreprises désintéressées font du mécénat artistique (« patronat » artistique?), où les citoyens sont des patriotes soucieux de l’image internationale de leur ville, où des « créatifs » sympas font de l’art « chouette »… Mais où, néanmoins, les vandales agissent en toute impunité, des sociétés de gardiennage devant prêter main forte à la police et les organisateurs privés devant organiser leur propre justice…

Enfin, les médias n’ont pas hésité à consacrer aux vaches un espace à faire pâlir les plus grands festivals culturels. La place consacrée à la disparition d’une vache en fibre de verre était sans comparaison avec, par exemple, le peu d’écho réservé le même jour à l’arrestation de vingt-deux sans-papiers équatoriens à Saint-Gilles…

L’été bruxellois était vraiment digne d’une mauvaise série B.

• Gwenaël Breës, article paru en novembre 2003 dans le hors-série « Fart on Co’s » (visiter le site ou télécharger en pdf).