Raconter l’histoire d’Inter-Environnement Bruxelles, c’est parcourir quatre décennies de transformations urbanistiques et institutionnelles, d’évolution sociologique et de luttes urbaines dans « la ville aux 100 comités de quartier ». Quarante années de rapport au pouvoir, de questions existentielles et parfois de schizophrénie institutionnelle, pour une association oscillant souvent entre service à la société et contre-pouvoir. Et le moins qu’on puisse dire de cette tranche de vie, c’est que ce n’est pas un long fleuve tranquille.
Dossier réalisé pour le numéro spécial de « Bruxelles en mouvements » consacré aux 41 ans d’IEB.
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Galerie de portraits des anciens secrétaires généraux
Jusqu’il y a peu, la structure d’Inter-Environnement Bruxelles a fonctionné autour d’une figure centrale : celle du secrétaire général, qui cumule la direction politique et financière de l’association, sa représentation externe et joue le rôle de pivot entre les différentes instances de l’association. Nous avons réuni cinq anciens secrétaires généraux, pour une discussion croisée sur l’histoire de la fédération des comités d’habitants et son évolution à travers les époques qu’ils ont respectivement vécues.
• Paul Vermeylen entre à IEB en 1976 en tant qu’objecteur de conscience. Il y est engagé comme travailleur en 1977. En 1980, il prend la relève d’Annick Baumann au poste de secrétaire général. Il quitte l’association en 1989, au moment de la création de la Région bruxelloise, pour devenir chef de cabinet du Ministre-Président Charles Picqué (PS). Il est aujourd’hui consultant privé en urbanisme.
• Jean-Michel Mary débute chez IEB en 1980 en tant qu’objecteur de conscience. Il y est engagé comme travailleur en 1983. En 1989, il prend la relève de Paul Vermeylen au poste de secrétaire général. Il quitte l’association en 1994, pour devenir chef de cabinet du Ministre de l’Environnement à la Région bruxelloise, Didier Gosuin (FDF). Il est aujourd’hui directeur des relations institutionnelles de la STIB.
• Yaron Pesztat est engagé à IEB en 1989, au moment où Jean-Michel Mary devient secrétaire général. Il prend sa relève en 1994. Il quitte l’association en 1999 pour se lancer dans une carrière politique. Il est élu député régional sur les listes Ecolo, dont il devient chef de groupe en 2004. Il met fin à cette carrière en 2014. Il a rejoint récemment le conseil d’administration des Archives d’architecture moderne.
• Anne-France Rihoux, auparavant conseillère communale Ecolo à Saint-Gilles, entre à IEB en 1999, directement comme secrétaire générale. Elle quitte IEB en 2007 pour des raisons personnelles et travaille ensuite comme conseillère de Joelle Milquet (CDh), puis au cabinet du Ministre fédéral du Climat, de l’Énergie, du Développement durable et de l’Environnement, Paul Magnette (PS). Depuis 2012, elle est chef du département Politique produits et substances chimiques au SPF Santé publique.
• Mathieu Sonck entre à IEB en 2007, directement comme secrétaire général. Auparavant, il a travaillé dans le secteur privé, chez Médecins sans frontières et comme réalisateur de documentaires. Epuisé, il fait un burn out professionnel début 2014. C’est le moment de concrétiser une réforme qu’il avait lui-même souhaitée : IEB choisit alors de ne pas le remplacer et de supprimer la fonction de Secrétaire général au profit d’une coordination collégiale. Il est aujourd’hui encore travailleur à IEB.
LES ANNÉES 1970
1970-1971 : Création de l’Entente pour la qualité de l’environnement
Nous sommes en 1970. Une époque de grands chamboulements, où un peu partout dans le monde montent en puissance une sensibilité pour l’écologie et une « fibre environnementale », particulièrement au sein des classes moyennes et supérieures… Dans cette Belgique déjà fragmentée entre différentes langues et régions, un petit groupe se réunit autour du comte Michel Didisheim, administrateur délégué de Quartier des Arts (association œuvrant pour un meilleur aménagement du cœur de Bruxelles) et chef de cabinet du prince Albert, pour lancer un appel à une « Entente pour la qualité de l’environnement ». Fin 1971, son initiative réussit à former un « front commun » d’associations de tout le pays. « Sans doute la première initiative de ce genre en Europe », commente alors le quotidien Le Soir. L’Union pour la qualité de l’environnement/Bond Beter Leefmilieu est née, en abrégé : Inter-Environnement.
Michel Didisheim prend la présidence de l’entité nationale, René Schoonbrodt celle de la section bruxelloise. Schoonbrodt est l’un des fondateurs de l’Atelier de recherche et d’action urbaines (ARAU), une association créée en 1969 par des urbanistes et architectes liés à l’école de La Cambre, et par l’abbé Jacques Van der Biest du Comité général d’action des Marolles (CGAM), seul représentant d’une frange de la classe populaire ne défendant pas seulement une vision démocratique de l’urbanisme mais aussi un mode de vie, celui qui a court dans les Marolles. La « charte urbaine » de l’ARAU clame : « La ville est le symbole de la vie collective. C’est un lieu où doit vivre la démocratie, c’est-à-dire où doivent exister d’autres relations que celle de la subordination ». La stratégie de l’ARAU est alors de prendre le pouvoir sur la section bruxelloise d’Inter-Environnement, afin d’éviter le piège de « l’interclassisme », c’est-à-dire d’une alliance biaisée entre quartiers pauvres et quartiers bourgeois. L’ARAU cherche aussi, en prenant la tête de la nouvelle fédération, à légitimer ses propositions urbanistiques et à leur donner une caisse de résonance supplémentaire. Et ce, au moins jusqu’à l’approbation par la toute nouvelle Agglomération de Bruxelles (mise en place en 1971 pour pallier l’absence d’organes régionaux) d’un Plan de secteur, nécessaire pour « mettre fin à l’urbanisme clandestin et du fait accompli », et à l’abandon du programme autoroutier que l’Etat mijote pour sa capitale.
1974 : Naissance d’Inter-Environnement Bruxelles
Mais au niveau national, les différences de réalités territoriales entre les sections d’Inter-Environnement vont rapidement jouer, et la méfiance entre ses membres va avoir raison du « front commun ». « Il y avait beaucoup de tensions internes à cause de fortes différences culturelles », rappelle Paul Vermeylen. « Du côté flamand, les enjeux étaient fort liés à la protection de la nature. Ils ont beaucoup œuvré pour la protection du Zwin par exemple. Du côté wallon, par contre, c’était plus la mobilité avec les autoroutes qui inquiétaient ». A Bruxelles, le débat urbain tourne alors autour du statut de cette région sans existence institutionnelle propre, de la défense de cette ville malmenée par l’Etat et dont une partie de la population migre vers la périphérie : « A l’époque, Bruxelles perdait 10.000 habitants par an, créant une dilution de la ville dans l’Etat ».
Des projets comme le Plan Manhattan au quartier Nord [1] ou l’extension des bureaux du Palais de Justice dans les Marolles sont deux des symboles de l’urbanisme fonctionnaliste qui dévaste Bruxelles en prônant la séparation des différentes fonctions urbaines. Le phénomène de la « bruxellisation », entamé après-guerre dans un double mouvement de tertiarisation et d’internationalisation de ses fonctions, est à son apogée. En 1972, la section bruxelloise d’Inter-Environnement diffuse un appel au débat pour l’élaboration d’un Plan de secteur de l’agglomération de Bruxelles, qui se traduira par un texte intitulé Principes pour l’aménagement démocratique de l’Agglomération bruxelloise. La dynamique bruxelloise est amorcée.
Les luttes contres les projets autoroutiers, dit du périphérique sud ou du Maelbeek, permettent des connexions entre les Ucclois et les quartiers centraux, entre Ixellois et Schaerbeekois… Ces luttes donnent une matière commune à penser et à partir de laquelle d’autres choses peuvent naître. Elles ont un effet d’ouverture, obligeant un certain nombre de personnes à se rencontrer, à discuter, à se bagarrer ensemble, voire à se fédérer.
En 1974, Inter-Environnement se confédéralise en donnant plus d’autonomie à ses différentes sections régionales. D’une part, il y a Inter-Environnement Wallonie (IEW) et le Bond Beter Leefmilieu (BBL) en Flandre. De l’autre, la section bruxelloise va elle aussi se diviser en deux structures : Inter-Environnement Bruxelles (IEB), constitué en ASBL en 1974 par 29 comités de quartier et associations qui en sont les membres fondateurs, et son équivalent néerlandophone, le Brusselse Raad voor het Leefmilieu (BRAL) [2].
« Le mode d’action de la contre-proposition »
Bruxelles est alors appelée « la ville aux 100 comités de quartiers ». De nombreux habitants se mobilisent localement pour défendre leur ville face à l’invasion des bureaux et des parkings, à la construction des tours, aux travaux lourds des routes et des métros… « L’enjeu pour IEB a été de mettre en place une dynamique fédératrice entre les différents intervenants bruxellois », explique Paul Vermeylen. Cela a été possible au travers des grands dossiers qui à l’époque menaçaient la ville. C’est René Schoonbrodt qui parviendra à impulser cette dynamique et à fédérer les acteurs sur les gros dossiers.
Deux ans après sa création, IEB a multiplié par deux le nombre de ses adhérents, passant à 65 associations et comités de quartier. Dès 1976, IEB diffuse auprès de ses membres des fiches de renseignements relatives aux demandes de permis d’urbanisme, lesquelles expliquent les projets, demandes de permis ou de dérogations introduits par les promoteurs immobiliers ou les ministères nationaux.
En 1978, la diffusion de ces fiches est un temps suspendue à cause de l’annulation par le Conseil d’Etat de la procédure de publicité-concertation (contenue dans le projet de Plan de secteur). Mais, avant la fin de l’année, IEB lance un bulletin de liaison La Ville et l’Habitant, un quatre pages au ton polémique, visant à la vulgarisation des problèmes urbains et présentant les avis des enquêtes publiques en cours dans les 19 communes. L’association sœur néerlandophone d’IEB, le BRAL, se dote aussi en 1977 d’un petit journal, le Brallelei. [3]
En 1976, la Communauté française de Belgique adopte son décret sur l’Education permanente des adultes, finançant des associations pour développer, principalement dans les milieux populaires, « une prise de conscience et une connaissance critique des réalités de la société ; des capacités d’analyse, de choix, d’action et d’évaluation ; des attitudes de responsabilité et de participation active à la vie sociale, économique, culturelle et politique ». IEB voit son travail reconnu dans le cadre de ce décret et obtient ainsi des subsides récurrents.
Mais IEB ne se contente pas de mobiliser, d’informer et de critiquer. Pour forcer le débat avec les pouvoirs publics, la fédération s’entoure d’architectes et d’urbanistes afin de répondre aux technocrates dans leur langage. « Sur la forme, l’idée importante au début était de ne critiquer l’action publique que lorsqu’on était en mesure d’élaborer une proposition alternative valable », souligne Paul Vermeylen. « C’était tout à fait possible avec l’ARAU et certains autres partenaires. IEB était fort écouté alors et organisait des conférences de presse tous les 15 jours qui étaient bien relayées dans la presse, y compris nationale. »
Toujours en 1976, le projet de Plan de secteur est sur la table. Mieux : il est soumis à une procédure de publicité-concertation, une première du genre ! Il faudra attendre 1979 pour qu’il soit adopté, entérinant l’abandon du projet de périphérique sud. IEB peut se féliciter d’avoir obtenu trois de ses principales revendications. Il en reste trois, et pas des moindres, réaffirmées dans les documents de l’époque. Un : « la ville doit apprendre à se gérer » et il lui faut des institutions pour ce faire. Deux : « enrayer l’exode urbain, voire accroître la population de Bruxelles ». Trois : « Bruxelles ne relèvera les défis auxquels elle est confrontée que par un débat permanent sur les projets qui la transforment, en faisant de chaque Bruxellois un acteur de la reconstruction de sa ville ». Elle se donne quatre modes d’action pour y parvenir : « agir, informer, réfléchir et critiquer, proposer et innover ».
« Difficile de créer une vision commune au sein de la fédération »
Entre-temps, la coupole nationale d’Inter-Environnement a vécu. Ses quatre sections régionales n’avaient plus besoin d’elle pour être solidaires et se coordonner sur certains dossiers (ce qu’elles continuent à faire, quarante ans plus tard, au sein d’une structure plus légère : les « quatre fédés »). Michel Didisheim la quitte en 1976, pour devenir administrateur délégué de la toute nouvelle Fondation Roi Baudouin. La liquidation juridique d’Inter-Environnement se clôturera en 1983, dans l’indifférence générale.
Des tensions et des divergences, semblables à celles qui avaient eu raison de « l’entente nationale », la fédération régionale en connaît également depuis sa constitution : tensions entre comités d’habitants (ayant une approche locale) et associations thématiques (ayant une approche plus transversale), entre préoccupations des habitants des quartiers centraux et des quartiers périphériques, ou encore entre sensibilités « urbaine » et « environnementaliste »…
Ainsi, IEB fut confronté très rapidement à la tentation de certains de ses membres, estimant que la fédération se préoccupait trop du sort des quartiers centraux, de se regrouper au niveau communal. Ce fut le cas, par exemple, à Uccle avec la création de l’Association de Comités de Quartier Ucclois (ACQU) en 1974, ou encore à Woluwe avec la naissance de Wolu-Inter-Quartiers (WIQ) en 1976. Mais ces fédérations communales restèrent membres d’IEB.
Paul Vermeylen : « Un autre élément va chambouler le paysage, c’est la mise en place, sous l’impulsion entre autres de Guy Cudell (alors Secrétaire d’État aux affaires bruxelloises, NDR), des commissions de concertation. L’outil répond évidemment à une des demandes d’IEB pour plus de transparence dans les procédures urbanistiques, ce qui est très positif, mais il va engendrer l’émergence d’une multitude de petits contre-pouvoirs. Il deviendra dès lors à nouveau très difficile de créer une vision commune au sein de la fédération. »
LES ANNÉES 1980
« Mener une sorte de bataille culturelle »
IEB est confrontée à une complexité supplémentaire : celle de l’organisation interne, propre à toute association à caractère militant qui s’institue – et plus particulièrement au statut même de fédération, propice à des visions différentes entre les membres et ceux qui s’expriment en leur nom.
IEB est organisée autour de trois pôles principaux : l’assemblée générale (AG), qui réunit les membres, le conseil d’administration (CA) et le secrétariat (l’équipe). A la naissance, l’assemblée générale est toute puissante, le conseil d’administration et le secrétaire général largement en retrait, l’équipe se compose de quelques bénévoles objecteurs de conscience. Petit à petit, un déplacement du pouvoir va s’opérer, d’abord de l’Assemblée générale vers le Conseil d’administration (1977 à 1980), puis du CA vers le Secrétaire général. Ce dernier cumule une multitude de fonctions parfois schizophréniques : gestion du personnel et des finances, recherche des subsides, communication interne et externe, définition des lignes d’orientation, rôle de filtre entre l’équipe et le CA… Il lui revient de maintenir les équilibres au sein de la fédération. Une tâche qui sera plus ou moins aisée tant que les objectifs seront fédérateurs, mais qui deviendra plus compliquée une fois que le Plan de secteur sera adopté et les mesures de publicité-concertation mises en place… La victoire remportée autour du plan de secteur a fait disparaître la prise revendicative qui catalysait l’énergie. Paul Vermeylen : « Au fil du temps, de nouveaux débats vont naître, ce qui va élargir le champ d’action d’IEB. Les associations membres d’IEB vont être traversées par des questions qui dépassent les enjeux liés aux grands projets urbains. Elles vont aller vers des choses plus complexes et devront sortir du mode d’action de la contre-proposition.
De nouveaux thèmes, plus en lien avec les dynamiques urbaines, apparaissent, comme par exemple l’évolution de la démographie, l’attractivité de la ville, la rénovation du patrimoine… La disparition du contexte industriel bruxellois au profit du tertiaire (bureaux) faisait aussi partie des préoccupations. Et puis il y a la question sociale qui ne cesse de s’accentuer et à laquelle un nombre croissant d’associations essayent de répondre,…
Pour faire face à cette évolution, la stratégie a été, d’une part, de mener une sorte de bataille culturelle afin de retrouver de la crédibilité au niveau culturel bruxellois en allant chercher des grandes voix comme celle d’Edgar Morin (la ville doit avoir un fondement culturel partagé) et, d’autre part, de mener une bataille sociale par la création des Boutiques urbaines pour lancer des services afin que la population puisse se saisir de la question urbaine et ne la subisse pas simplement. »
Les Boutiques urbaines ont été lancées en 1979 pour conseiller gratuitement les habitants des quartiers populaires et répondre aux besoins d’amélioration des conditions d’habitat. Jean-Michel Mary, arrivé à IEB en tant qu’objecteur de conscience (tout comme Paul Vermeylen), se rappelle ainsi avoir travaillé à Cureghem où il était « très impliqué dans la contestation du plan de rénovation urbaine de la commune d’Anderlecht qui visait à raser certains quartiers avec l’objectif d’en changer la composition de sa population et d’en chasser l’industrie urbaine ». IEB va ainsi se préoccuper des immeubles abandonnés, en menant notamment un travail d’affichage et de recensement, afin que les habitants puissent interpeller les propriétaires. Ou encore, en 1984, dresser un inventaire des immeubles industriels vacants, accompagné par un conseil à la rénovation. Mais ce travail de terrain ne durera pas, l’offre de rénovation trouvant peu d’échos chez des habitants confrontés à des questions de précarité forte. IEB l’externalisera et confiera les missions des Boutiques urbaines au Centre urbain, dont il sera l’un des co-fondateurs en 1988.
Dans le même temps, IEB commence à devenir une institution. Elle compte 75 membres. Son AG se réunit encore mensuellement et son CA est actif. René Schoonbrodt a quitté la présidence en 1981, comme promis, mais la présence et l’influence de l’ARAU restent importantes. L’équipe d’IEB s’est étoffée et professionnalisée : tandis qu’au départ le travail quotidien s’organisait essentiellement autour des bénévoles et des objecteurs de conscience, qu’IEB ne comptait encore qu’un employé mi-temps et un objecteur de conscience en 1977, cinq travailleurs supplémentaires les rejoignent avec la création des Boutiques urbaines, et la progression continue grâce à différents dispositifs d’emplois subventionnés, pour atteindre une dizaine de travailleurs à la fin des années 1980. Le BRAL connaît la même évolution en passant de trois à douze travailleurs. [4]
« La Région était neuve, tout était permis » [5]
En 1989, la création de la Région de Bruxelles-Capitale change radicalement la donne. Lors de la première élection régionale, IEB et le BRAL constatent avec plaisir que l’ensemble des partis ont repris les thèmes que les fédérations portent depuis 15 ans. Mieux : la déclaration de politique générale du premier gouvernement bruxellois reprend la majorité des revendications contenues dans le mémorandum adressé par IEB au lendemain des élections. Paul Vermeylen, « estimant que c’est dans les institutions régionales fraîchement créées que les choses pouvaient se faire », s’en va rejoindre Charles Picqué, Ministre-Président de la Région dont il devient chef de cabinet. Il y trouve, se rappelle-t-il, « la possibilité de lancer des dynamiques d’une certaine ampleur, comme par exemple celle des contrats de quartier. Cela s’est fait sans grande résistance. La Région était neuve, tout était permis ».
Beaucoup d’anciens membres du BRAL et d’IEB, voire certains travailleurs, vont se retrouver dans les cabinets ou autres instances régionales. La capacité financière des deux associations va augmenter grâce à la réalisation d’un certain nombre de missions pour le compte des nouvelles administrations régionales. La question environnementale, pourvoyeuse de subsides importants, deviendra un thème majeur. IEB et le BRAL mèneront ensemble le projet des Jardins secrets (balades urbaines insolites financées par la Fondation Roi Baudouin), qui toucheront un large public. Ils partageront également des missions dans le domaine de la mobilité et notamment l’organisation du dimanche sans voiture. Ils se feront toujours plus experts dans certains domaines et obtiendront de ce fait une place dans les organes consultatifs officiels comme la Commission régionale de développement (CRD). Ce sera aussi le début des grandes consultations sur les nouveaux outils de planification urbaine tels que le Plan régional de développement (PRD) et le Plan régional d’affectation du sol (PRAS).
IEB va connaître à cette période une activité débordante. Chaque mois, elle organise en moyenne une à deux conférences de presse et publie au moins un communiqué. Elle publie chaque semaine la liste des enquêtes publiques dans son bulletin Avis d’enquêtes et certaines dans le Vlan et Deze week in Brussel. Elle décerne annuellement ses Palmes et Chardons et son Prix Paul Duvigneaud de l’Education permanente à l’environnement urbain. Elle organise nombre d’activités : l’opération « Jardins secrets », l’exposition « Jeter, c’est démodé », la campagne « Moi, je fais maigrir ma poubelle », le « Carrefour pédagogique de l’environnement urbain », etc. Elle édite le Guide des promenades écologiques. Elle multiplie les réunions avec les ministres du Gouvernement Picqué I, accepte avec une certaine boulimie des missions diverses pour la Région, réalise toutes sortes d’études pour les cabinets et les administrations (allant jusqu’à étudier le marché du papier recyclé), rédige des memorandums à destination des pouvoirs publics,… En interne, cela va renforcer la fragmentation des tâches par secteurs (environnement, urbanisme, mobilité, logement, patrimoine,…) et la spécialisation des travailleurs, d’autant que la technicisation des compétences est à l’œuvre, rendant plus complexe la transmission de l’information vers les habitants. La logique des revendications initiales et les principes généraux qui les sous-tendaient ne sont désormais plus suffisants pour influencer les politiques.
Le CA, lui aussi, se disperse dans de multiples mandats : Centre Urbain, Télé Bruxelles, Conseil Supérieur de l’Education Permanente, et d’autres fronts encore. Bref, IEB est omniprésente et file le parfait amour avec la nouvelle institution régionale qu’il a tant appelé de ses vœux. Et cela va renforcer en son sein un clivage existant sur la nature même de son rôle : doit-elle travailler comme un bureau d’études au service des pouvoirs publics, ou agir comme un contre-pouvoir ? Un dilemme contenu dans cette phrase extraite du rapport d’activités de l’année 1989 : « S’il est clair qu’IEB conserve et conservera son rôle essentiel d’aiguillon critique indépendant, il est aussi devenu indispensable qu’IEB développe son rôle de force de proposition et de moteur dans un certain nombre de thématiques, en s’appuyant sur le professionnalisme accru de son secrétariat. »
« Le rôle de la contestation devient plus difficile »
Non contente d’avoir accompagné l’émergence de l’Agglomération bruxelloise, soutenu l’avènement du Plan de secteur et des procédures de publicité-concertation, influencé l’abandon de nombreux projets d’autoroutes urbaines ou immobiliers, participé au sauvetage de plusieurs espaces verts et à la protection d’immeubles présentant un intérêt patrimonial, ou encore inspiré le lancement des primes à la rénovation, l’acquisition de nouveaux trams, le réaménagement de nombreux espaces publics au profit des piétons et des transports publics,… IEB va désormais tenter de marquer de son empreinte la mise en œuvre par la Région d’un « projet de ville » qui lui paraît très proche de ses objectifs. Jean-Michel Mary : « La régionalisation amène un changement de dynamique puisque les projets régionaux correspondent assez bien aux demandes qu’IEB formule depuis longtemps. Le rôle de la contestation devient plus difficile. A cette époque, IEB obtient alors très facilement des subsides de la Fondation Roi Baudouin et du ministre Didier Gosuin. En échange, les autorités attendent une attitude plus collaborative de notre part. Il suffisait en quelque sorte de demander pour recevoir. Le budget d’IEB va doubler pendant cette période. Il faut se rendre compte que l’administration était encore très embryonnaire à l’époque et donc très peu active et en demande de conseils. Dès lors, les dossiers suivis et développés par IEB faisaient vite office de référence et étaient largement suivis et repris par les pouvoirs publics. Ca a été le cas par exemple avec la mise en place de la politique de gestion des déchets qui est née d’une proposition d’IEB. IEB a organisé à cette époque une série de colloques internationaux dans le domaine de la mobilité d’où sont sortis une série d’idées. On procédait par échanges d’expériences avec une série d’exemples à l’étranger. On faisait en somme du benchmarking. A titre d’exemple, la Région a largement repris nos idées sur l’organisation du tri des déchets ménagers et le système qui avait été mis en place est aujourd’hui encore toujours d’actualité. Nous nous étions inspiré de la manière dont le tri des déchets était organisé à Lille. En parallèle, on avait lancé une campagne ’Les déchets, n’en faisons pas un four’ contre l’incinérateur. »
Mais les premières déconvenues et désillusions vont ternir doucement le grand enthousiasme d’IEB pour la toute jeune Région de Bruxelles-Capitale et son premier gouvernement. En 1990, IEB dresse un bilan en demi-teinte de la première année de législature, en constatant par exemple que les ministres ne concrétisent pas tous leurs engagements et que des rivalités entre eux ralentissent les décisions et mettent fin à la promesse d’une transversalité des politiques. Mais ce n’est pas tout, des retards considérables s’accumulent dans certains dossiers, le Parlement est réduit à une chambre d’interpellation de l’Exécutif, le social est à la traîne, le gouvernement se montre incapable de mettre en place une véritable politique du logement, le dialogue avec le monde associatif se produit à des degrés divers, la restructuration des administrations régionales a beaucoup de mal à s’organiser, certaines entorses sont faites aux réglementations et des concessions aux promoteurs,…
LES ANNÉES 1990
« Le tournant environnemental »
Jean-Michel Mary : « À mon époque, les questionnements liés à l’environnement vont prendre le dessus, alors que jusque-là, la dominante était urbaine. Ceci plaisait aux associations ’nature’ tandis que ça tiraillait chez les ’urbains’. Les relations avec les membres sont devenues plus difficiles à gérer. C’est l’époque où les questions existentielles sur la représentativité d’IEB vis-à-vis de ses membres émergent. »
En 1994, tout comme son prédécesseur 5 ans plus tôt, Jean-Michel Mary se sent « entre deux chaises » et fait « le choix de partir du côté de l’Environnement chez le ministre Gosuin, avec l’envie de mettre en œuvre concrètement les idées que j’avais pu élaborer ». Il laisse une fédération dont le nombre de membres culmine à 80, où les AG sont encore mensuelles, dont les travailleurs participent à de nombreuses réunions des comités membres, mais où « la démocratie interne, bien qu’encore vivante dans l’ensemble, est en déclin avec le vieillissement de certains comités. » Yaron Pesztat prend la relève, à la tête d’une équipe qui va bientôt « culminer à une vingtaine d’équivalents temps plein ».
Yaron Pesztat : « Durant mon mandat, je vais vivre le tournant environnemental. IEB devient plus une structure de services, mais de services expérimentaux. À l’époque, IEB teste des solutions diverses par exemple pour la sensibilisation des entreprises ou sur toute une série de questions environnementales. C’était par exemple l’époque où les garages brûlaient leurs pneus et les photographes balançaient à l’égout leurs produits. Cela a rendu IEB très dépendant des pouvoirs publics régionaux et cet aspect du travail prenait une grande part du temps de travail du secrétariat. La majorité des subsides venaient du cabinet Environnement. Au niveau interne, IEB vit alors une grosse tension entre les environnementalistes et les urbains, qui est calquée sur la tension entre périphérie et centre.
Le débat entre service et militance existe déjà. À mon époque, la légitimité historique d’IEB est portée par une contestation relativement large qui contestait la politique nationale, mais la crédibilité de l’association a été construite sur base du contre-projet. Beaucoup des contre-projets proposés ont réellement vu le jour. C’est cette crédibilité qui a permis à IEB de maintenir l’équilibre entre service et contestation. Des campagnes comme ’je fais maigrir ma poubelle’ ont porté. Les espaces publics ont été réaménagés avec de très bons résultats, comme le pourtour de l’église Royale Sainte-Marie ou le Vieux Marché-aux-Grains, ainsi que quantité de petits aménagements locaux un peu partout. »
« Les nouveaux mouvements sociaux urbains »
Le milieu des années 1990, c’est l’époque où commencent à apparaître dans le paysage bruxellois de nouveaux acteurs du débat urbain, autres que les comités de quartier et les associations thématiques habituelles. Une des caractéristiques de ces « nouveaux militants » est sans doute d’émerger d’une génération pour qui le fait régional est un acquis et les mesures de concertation sont largement insuffisantes.
Dans un premier temps, le BRAL va se montrer plus réceptif qu’IEB à cette tendance. Yaron Pesztat, alors secrétaire général d’IEB, se rappelle : « À l’époque, j’éprouve une certaine admiration pour le BRAL qui dispose de plein de moyens financiers, puisqu’ils bénéficient d’autant de subsides qu’IEB mais avec une nettement plus petite équipe, ce qui lui donne plus de souplesse. Le BRAL est à ce moment très militant, centré sur l’émergence de nouveaux mouvements sociaux urbains. Il s’implique dans les dynamiques de squats et est très actif sur la question de l’Hôtel Central avec le Beursschouwburg… IEB s’intéressera de près à ce dossier et on s’est également penchés sur des exemples étrangers comme celui des squats berlinois ».
L’Hôtel central ? Un centre culturel flamand et une fédération de « Bruxellois actifs » qui s’unissent pour dénoncer la spéculation sur les chancres dans le Pentagone en occupant illégalement un îlot en voie d’abandon, voilà qui n’est pas habituel. En 1995, on comptait plus de 34 hectares d’immeubles vides et de terrains vagues dans le centre historique. Sous le nom de Fondation Pied-de-biche/Stichting Open deur (1995), puis de Bruxelles-ville libre/Vrijstad Brussel (1996), l’occupation de l’Hôtel central à la Bourse va se dérouler en deux temps et marquer des points. Les pouvoirs publics finissent par promettre le maintien des fonctions initiales de l’îlot (logement, commerce, etc.)… avant de ravaler leur parole, permettre la transformation de l’îlot en hôtel et commerces de luxe et restructurer le Pentagone dans un tout autre sens que celui souhaité par ces actions.
L’Hôtel central marquera malgré tout les esprits. Un des points fort de cette action est d’avoir rassemblé autour d’une question urbaine à priori réservée à des spécialistes, une partie du milieu culturel bruxellois néerlandophone et francophone, mais aussi des squatteurs, des urbanistes, des individus non organisés… C’est donc un moment où se sont expérimentés des pratiques encore peu répandues à Bruxelles et où se sont rencontrées des personnes qui allaient marquer le débat urbain pendant les deux décennies suivantes. Il serait fastidieux de dresser toutes ces ramifications, mais il est intéressant de noter qu’elles nous amènent tant dans le secteur associatif formel et informel, que dans l’institutionnel ou le privé. Parmi ceux qui contestaient alors les politiques urbaines, certains occupent désormais des fonctions décisionnelles ou sous-traitent leurs services pour les pouvoirs publics, d’autres encore sont restés dans un rôle d’opposition, ont rejoint ou créé des associations structurées.
Parmi les événements qui ont suivi l’occupation de l’Hôtel central, on citera la mise en place par Bruxelles-Ville de la Délégation au Développement du Pentagone pour « revitaliser » le centre-cille (1995), puis de Recyclart dans la gare de la Chapelle (2000). On citera le rôle du Beursschouwburg dans l’occupation d’un terrain vague sur le boulevard Jacqmain (actuel Théâtre national) par la Fondation Legumen, qui y installe un potager (1996) ; et aussi dans la création du Cinéma Nova, faisant revivre, grâce à une convention d’occupation précaire, une salle du centre-ville vidée de son activité par une banque qui l’avait abandonnée (1997). La création de City Mine(d) pour encourager des projets créatifs de nature socio-culturelle dans l’espace public (1997). Les actions de la Fondation Sens Unique au quartier « européen » (1997). Le festival PleinOPENair, organisé chaque été par le cinéma Nova pour mettre en lumière des enjeux urbains (depuis 1998). Les actions que mèneront les uns et les autres pour tenter de préserver des fonctions publiques sur le site de la Cité administrative de l’Etat (2003-2004). Ou encore, le travail qui sera mené pour répandre l’utilisation de conventions d’occupation précaire, permettant l’occupation de friches et l’ouverture de lieux publics ou d’habitats temporaires. On citera aussi le soutien d’institutions associatives comme IEB ou le BRAL aux occupants de bâtiments squattés (le Centre social à la Porte de Hal en 1998, l’îlot Soleil rue des Chevaliers en 2000, Socotan au quartier Midi en 2001, la Gare du Luxembourg occupée par le collectif BruXXel en 2001,…). Et même le soutien actif d’unions de locataires et d’associations pour le droit au logement à des squats de logement (Hôtel Tagawa à l’avenue Louise en 2003, le 123 rue Royale en 2007, l’ancien couvent du Gésù en 2010,…).
Il serait beaucoup trop réducteur de présenter l’occupation de l’Hôtel central comme le déclencheur de ces nouvelles formes d’activisme, qui ont été en partie tout simplement inspirées par des pratiques déjà expérimentées dans d’autres pays. Mais c’est incontestablement un marqueur dans l’affirmation de nouveaux acteurs de l’urbanisme et de sa contestation, échappant aux classifications auxquelles s’était habitué le monde politique et urbanistique local, et prenant de court l’associatif bruxellois établi depuis les années 1970. Un exemple en est le collectif diSturb (2001), qui émergera comme porte drapeau d’un nouveau regard sur le patrimoine fonctionnaliste (Tour Rogier, Tour du Lotto, Cité administrative…). Prenant le contre-pied de la pensée de l’ARAU, celle qui a également longtemps imprégné IEB comme la Région bruxelloise, diSturb a développé une critique du manque d’ambition architecturale à Bruxelles, dénonçant une médiocrité dont il tient en partie l’ARAU pour responsable. Ce collectif de jeunes architectes et urbanistes révoltés par le cadenassage du milieu urbanistique, va avoir un impact rapide à travers la popularisation des concours d’architecture (notamment via la Plateforme Flagey et son appel à idées en 2003), avant de se limiter à être un nom derrière lequel ses fondateurs — entre-temps devenus urbanistes, maîtres d’œuvres, fonctionnaires ou élus — pourront continuer à exprimer leurs idées. Ayant défendu de nouvelles pratiques architecturales et urbanistiques, diSturb disparaîtra des radars une fois que des institutions comme l’Agence de développement territorial (ADT, 2008) et le Maître architecte (2009), dont il revendiquait l’existence, seront créées par la Région.
À cette même période, plusieurs initiatives sont lancées à Bruxelles sur le modèle des « coalitions de développement » importé du monde anglo-saxon, à l’image des Etats généraux de Bruxelles ou de la Platform Kanal (tous deux créés en 2008 sous la houlette du professeur Eric Corijn). Pour débattre des « grands défis pour Bruxelles » dans le cas des Etats généraux, ou pour impulser une « nouvelle centralité du canal » et redessiner « les quartiers de la ville de demain » dans le cas de la Platform Kanal, ces initiatives partent du constat que les administrations locales sont relativement impuissantes face à la mondialisation de l’économie. Elles tentent de rassembler « la société civile » (milieux académiques, culturels, associatifs, syndicaux, patronaux, financiers…) afin de prendre en main la question du développement urbain, en faisant le pari que le résultat d’un tel arrangement sera meilleur que ce que les pouvoirs publics sont capables de faire. IEB sera critique sur ce type de coalition qui, « pour arriver à ses fins, se voit ’obligée’ de gommer les rapports de forces qui pourraient générer le moindre conflit lors des réunions. Le résultat est souvent un consensus mou qui ruine toute chance de changement radical de la société. Les différences n’étant pas assumées et prises en compte dans la coalition, on peut craindre que ce soit à nouveau ceux qui sont en position de force qui fassent passer leur point de vue, sous couvert de ’réalisme’, décidant des rêves qu’il s’agit bel et bien d’abandonner » (Mathieu Sonck dans Bruxelles en mouvements en 2010).
« Des retours en arrière inacceptables »
L’année 1995 marque la transition entre la fin de la première législature régionale, pendant laquelle IEB a vécu une sorte de symbiose avec la Région, et le début de la seconde législature qui semble remettre en cause certains acquis et le « projet de ville » auquel souscrivait la fédération. IEB considère comme « complètement chaotique » la mise en œuvre du PRD par le Gouvernement Picqué II, et dénonce « des retours en arrière inacceptables », que ce soit en matière d’urbanisme, de mobilité, comme de processus démocratique. C’est la désillusion. Le désamour est consommé. Dès 1996, la Région n’hésite pas à couper certains subsides à IEB et menace de ne pas en renouveler d’autres. Pour sortir de la précarité et tenter de maintenir une équipe qui a considérablement grossi, la fédération va chercher à diversifier ses sources de financement.
Yaron Pesztat : « Il y avait des tensions entre le CA l’équipe, qui vivait mal la tendance de plus en plus « service » que prenait IEB. Il en a résulté une grosse opposition. Le point d’orgue de cette tension sera le lancement du journal version plus grand public, voulu par le CA. L’équipe devait passer beaucoup de temps sur les aspects rédactionnels liés à ce journal. J’ai défendu ce projet car j’y croyais vraiment, mais aussi parce qu’il s’agissait de la position du CA qui est légitime pour impulser les décisions. Le rôle du secrétariat est de les exécuter. »
Mais le CA avait vu trop grand en voulant transformer son bulletin de liaison, La ville et l’habitant, en revue généraliste et grand public, Vivre à Bruxelles, qui attirera trop peu d’abonnés pour garantir la faisabilité financière. Il avait aussi sous-estimé la résistance de l’équipe, hostile à devoir se transformer en rédaction journalistique et mécontente de ne pas avoir été associée à cette décision. L’équipe ira jusqu’à se mettre en grève. « Le journal sera un échec et mettra à mal les finances d’IEB », admet Yaron Pesztat qui quitte parallèlement la fédération pour se lancer dans une carrière politique en se présentant sur les listes Ecolo aux élections régionales de 2000. « En partant, je laisse une association en difficultés à la fois au niveau financier et au niveau des tensions internes entre équipe et CA », regrette-t-il.
En 1999, IEB fonctionne au ralenti. « En plus des difficultés déjà évoquées, il y a aussi eu l’affaire du procès de la FGTB, qui réclamait 1 million de francs belges pour la mise en préavis conservatoire de 4 travailleurs, dans l’attente du renouvellement de certaines subventions régionales qui étaient en suspens à cause des élections », précise Anne-France Rihoux, engagée pour remplacer Yaron Pesztat. Elle est la première Secrétaire générale à venir de l’extérieur, « tous les autres avaient un passé de travailleurs dans la structure avant de remplir la fonction. Au vu des tensions au moment de mon arrivée, c’était peut-être une bonne chose ».
LES ANNÉES 2000
« L’action fédérative était en train d’éclater »
Anne-France Rihoux : « Et bien oui, j’arrive dans un contexte très difficile. Au début de mon mandat, l’hostilité de l’équipe à mon égard était grande, en tout cas pendant les six premiers mois. En plus des tensions entre l’équipe et le CA et des soucis financiers qu’on a évoqués, le CA est vieillissant, plus tout à fait au fait des nouveaux enjeux et peu familier des nouveaux mouvements sociaux. L’AG a clairement perdu de sa superbe et a manifestement peu d’intérêt pour les enjeux globaux qui sont suivis par le secrétariat. Il y a une difficulté à réunir les gens une fois par mois. Les relations entre le CA et l’équipe vont peu à peu s’améliorer et seront finalement bonnes, par contre l’AG restera avec un clivage entre d’une part urbain/environnement couplé d’autre part au clivage centre/périphérie.
Parallèlement, les comités avaient une réactivité très localiste qu’IEB n’avait pas anticipé. Il y a eu à cette époque beaucoup de conflits entre IEB et de nombreux groupes d’habitants, entre autres sur la question de l’implantation des antennes GSM et sur les nouvelles lignes de tram. Anciennement, les commissions de concertation rassemblaient beaucoup de gens et IEB était souvent applaudi pour les positions qu’elle y défendait. Mais au cours de mon mandat, un changement va s’opérer à ce niveau et IEB se fait régulièrement huer pour les positions que nous prenions. L’action fédérative était en train d’éclater. Il y avait une difficulté à faire émerger une réflexion et un discours réellement construits. »
Face à ces difficultés, Anne-France Rihoux avoue avoir « vraiment failli jeter l’éponge d’entrée de jeu ». Mais l’élaboration, par le gouvernement qui sort des urnes après les élections de 2000, d’un Plan régional d’affectation du sol (PRAS) pour remplacer le Plan de secteur de 1979 puis d’un nouveau Plan régional de développement (PRD), vont la motiver à rester. « IEB et BRAL ont envoyé tout deux un représentant à la Commission régionale de développement (CRD) qui analysait l’ensemble des 700 réclamations formulées durant l’enquête publique vis-à-vis du projet de PRD. Globalement, IEB était en manque de projet mais le travail sur le PRAS va donner un regain de motivation ».
La gestion d’IEB, ces années-là, sera caractérisée par la prudence et permettra l’apurement, en 2005, des dettes fiscales et sociales et des pertes cumulées. La fédération essayera d’obtenir une dotation suffisante et récurrente (comme c’est le cas pour IEW en Wallonie et BBL en Flandre), mais en vain. Elle se repliera sur la signature d’une série de conventions avec la Région, par exemple pour travailler sur « des enjeux purement locaux par la mise en place de projets spécifiques de type : Quartiers verts, compostage, etc. ». Mais aussi pour organiser la participation des habitants sur le sort des « zones frontières telles les zones d’intérêt régional (ZIR), et les friches urbaines qui se trouvent souvent un peu plus à l’écart du centre ville », pour lesquelles la Région a des projets dans ses cartons. « Ce n’est pas la même chose que les grands projets contre lesquels IEB se mobilisait avant et qui impliquaient la destruction de quartiers entiers », reconnaît Anne-France Rihoux. « Ici, ce sont des zones où il n’y avait rien et qui constituaient des possibilités de développement pour les projets de la Région. »
« Redonner à IEB sa liberté de parole »
Anne-France Rihoux quitte IEB en 2007. « A ce moment, j’éprouve une désillusion par rapport à l’existence de la Région, mais je pars avant tout pour des raisons personnelles et avec l’envie de ne pas rigidifier les choses. » Son successeur, Mathieu Sonck, postule à IEB suite à une petite annonce. Il se renseigne sur l’association et présente sa candidature avec un projet : « redonner à IEB sa liberté de parole vis-à-vis du pouvoir politique ».
Mathieu Sonck : « A mon arrivée, j’ai trouvé une association dont la situation financière a été redressée. Par contre, au sein de l’équipe il y avait un manque de sens politique. Certains travailleurs étaient militants, d’autres se positionnaient comme prestataires de services. Le CA de l’époque était ronronnant, composé de membres anciens. Et l’AG, vieillissante et assez localiste. Deux tensions traversaient toute l’association : d’une part le couple urbain/environnement et d’autre part le couple service/contre-pouvoir. »
Rien de très neuf dans ces constats, déjà dressés et pour certains répétés inlassablement au fil des années… La fédération veut défendre un projet de ville, mais les « préoccupations variées » de la « mosaïque » de ses membres ne rendent pas aisées les prises de position (1990). Elle veut « garder toute son indépendance » (1990), mais elle accepte de nombreuses missions subventionnées par la Région, qui est le pouvoir compétent dans les matières qui l’occupent. Elle se demande « comment remplir sa mission d’éducation permanente », craignant d’être « réduite à une prestation de service » (2003). Elle espère pouvoir travailler de manière « plus transversale » (1994), mais les profils d’embauche de ses travailleurs sont calqués sur la répartition des compétences ministérielles. Elle souhaite « rester crédible en terme de légitimité et de poids dans son rôle de groupe de pression » (2003), mais son AG ne se réunit plus qu’une fois par an, certaines catégories sociales en sont absentes et de nombreux comités sont vieillissants. Elle aimerait « se réinvestir dans les quartiers centraux » (2004), mais elle y a peu de relais et son équipe est tellement occupée à produire des analyses ou participer à des conseils d’avis qu’elle n’a pas de temps pour mener du travail de terrain. Elle constate que « la vie associative aussi a évolué » et veut « réfléchir à ses relations avec les nouveaux mouvements urbains et à la place que les membres individuels pourraient avoir (en son) sein » (2000), mais ce débat existe depuis… le Congrès sur les finalités d’IEB de 1977 et il se clôture chaque fois par un refus de toute forme d’adhésion individuelle. La fédération veut « adapter sa structure à la réalité de l’engagement des habitants vis-à-vis de l’amélioration de leur cadre de vie urbain » (2004), mais elle est encore organisée autour de critères et de modes d’admission qui rendent peu accessible l’adhésion de groupes comme les fameux « publics populaires » (1976) et autres « nouveaux mouvements urbains » (1995) qu’elle souhaite intéresser. Etc.
Parallèlement à cette crise de sens, la « vision » de la fédération s’est peu à peu effacée au profit de la « visibilité ». Dans les années 1990-2000, IEB réalise 40 à 50 « actions presse » par an. Une logique de communication avant tout tournée vers les médias et les institutions. Mais en dehors de ces cercles, nombreux sont ceux qui confondent Inter-Environnement Bruxelles avec Bruxelles Environnement (le nouveau nom de l’Institut bruxellois pour la gestion de l’environnement)…
En 2008, IEB décide d’ouvrir un chantier sur son fonctionnement interne et ses pratiques. Ce n’est pas la première fois dans son histoire que la fédération se questionne sur son rôle et son fonctionnement, mais IEB va cette fois commencer par revisiter son passé à travers un travail de recherche dans ses archives et d’entretiens avec ceux qui ont fait ou font l’association. S’appuyant sur ce travail d’archéologie mené avec l’aide de David Vercauteren [6] et faisant remonter les questionnements traversant la fédération depuis sa naissance, IEB décide en 2009 de lancer une « année expérimentale » : une année de réflexion, de débats et d’expérimentation de nouvelles pratiques. Non pas pour rompre avec l’héritage d’une aventure collective entamée en 1974, mais pour en tirer les enseignements qui donneront sens et force à la structure d’aujourd’hui et pour entamer une profonde mutation, tel un lézard se débarrassant de sa vieille peau. « Puisque le dissensus existe au sein d’IEB, il s’agit de l’exprimer et de le travailler, tout comme les rapports entre équipe, CA et AG, et le rôle du secrétaire général », explique Mathieu Sonck. La volonté de repositionner IEB va se centrer sur trois axes principaux : « – apprendre à construire une position collective sur la ville, ses enjeux et les stratégies d’action à mener ; – interroger la position d’IEB dans la société civile, son rapport au pouvoir politique et aux médias ; – apprendre de nouvelles manières de faire, s’organiser différemment en repensant la structure existante et le fonctionnement de la fédération. »
LES ANNÉES 2010
« Une approche plus sociale des thèmes environnementaux »
L’un des enjeux étant de mieux partager les prises de décisions, l’année expérimentale sera le déclencheur d’un rapprochement entre les différents pôles de l’association. « Ce processus de transformation va amener des tensions et cristalliser certaines choses. Ceci tant au niveau du pouvoir au sein de l’association et qu’entre les différentes instances d’IEB ». Mais peu à peu, non sans fracas, les différentes instances vont se décloisonner, bénévoles et salariés travailler ensemble, le rôle central du secrétaire général s’estomper, le CA se renforcer. La fédération va s’ouvrir à de nouveaux membres y compris individuels et à des personnes ressources extérieures, mais aussi à de nouvelles pratiques. Elle va dépoussiérer son règlement et ses statuts. Questionner son rapport aux médias pour rééquilibrer la balance vers des moyens de communication propres à IEB : notamment en diminuant la communication extérieure (plus que 24 « contacts presse » en 2012) et en mettant davantage d’énergie à construire des positions collectives avec les membres, ou encore en changeant la formule et en augmentant le tirage de Bruxelles en mouvements pour le diffuser hors du cercle des membres et des administrations…
Mathieu Sonck : « Actuellement, il y a déjà plus de dynamique. Cela se traduit par une plus grande implication des membres dans le travail quotidien de l’équipe. C’est surtout valable pour les administrateurs, mais pas seulement. Il y a eu aussi la création d’une nouvelle instance, l’assemblée associative, qui consiste en des débats entre les membres, chaque fois sur une thématique spécifique sur laquelle IEB souhaite se positionner. Il y a eu un rééquilibrage entre les thèmes environnementaux et urbains. IEB s’intéresse aujourd’hui davantage à la question du logement et de la gentrification, il y a une approche plus sociale des thèmes environnementaux. »
Pour regagner en indépendance, la fédération diminue les activités de service sous-traitées par la Région. « Il y a globalement un recentrage de l’action d’IEB sur les principes de l’éducation permanente », poursuit Mathieu Sonck. « La posture de contre-pouvoir est assumée et au niveau des pouvoirs publics, on a pu négocier la reconnaissance de nos métiers de base. » Un rééquilibrage qui ne se fait pas sans heurts, la mue d’IEB étant diversement appréciée au sein des administrations et ministères régionaux. Plusieurs subventions sont ainsi bloquées ou diminuées par la Région, qui reproche notamment à IEB d’introduire trop de recours en justice contre des permis d’urbanisme ou des actes administratifs. Des recours pourtant pas si nombreux, presque tous déclarés fondés, menés parfois pour faire respecter les règles que les pouvoirs publics ont eux-mêmes mis en place, et qui aboutissent régulièrement à des victoires faisant avancer le droit et la démocratie urbaine.
Au bout de six années comme secrétaire général, marquées d’entrée de jeu par des gros dossiers comme le Plan de développement international (PDI) et le réveil du dossier « quartier Midi », Mathieu Sonck va accuser une grosse fatigue et tomber en burn out. Une situation qui va permettre d’enlever les derniers blocages à la suppression du poste de secrétaire général, discutée au sein d’IEB depuis 2009. « Le rôle du secrétaire général concentrait trop de responsabilités pour qu’elles puissent être effectuées par une seule personne », dit-il. « Il concentrait aussi trop de pouvoir. Il suffisait de changer de secrétaire général pour changer le projet d’IEB. Depuis juin 2014, la fonction de secrétaire général est remplacée par une forme d’organisation plus collective. La coordination est assurée par un trio de travailleurs. Depuis 2013, la présidence est elle aussi partagée entre plusieurs administrateurs. »
Le retour de la question sociale
La mue entamée par IEB en 2009 n’a pas seulement amené en interne un décloisonnement structurel, mais aussi thématique. Pour travailler à partir des dissensus existant au sein de son assemblée générale, la fédération a décidé de se centrer dans un premier temps sur deux thématiques qui lui semblaient prégnantes et transversales dans la transformation que connaît le territoire bruxellois : la gentrification (aux vertus de mixité louées par certains et aux conséquences de dualisation sociale dénoncées par d’autres) et la densification (voulue par les chantres de la ville compacte et les promoteurs, crainte par les défenseurs des espaces verts). Il s’agissait de penser la complexité des positions et les contradictions comme moteur de l’implication de chacun, mais aussi d’acter certaines évolutions de la ville et des rapports sociaux survenues depuis la création d’IEB et depuis l’avènement de la Région.
Aujourd’hui, 30% des Bruxellois vivent avec un revenu inférieur au seuil de risque de pauvreté et le nombre de chômeurs a doublé entre 1990 et 2014. Dans le même temps, l’accès au logement est devenu une difficulté majeure pour un nombre de plus en plus important de Bruxellois. Plus de 40.000 ménages sont en attente d’un logement social. Une série de politiques publiques de rénovation urbaine ont contribué à la hausse des loyers. Les pouvoirs publics poussent à la réinstallation des classes moyennes dans les quartiers populaires, ce qui mène inévitablement à la concurrence avec les habitants plus pauvres en matière d’accès au logement. D’autant plus que la Région peine à augmenter son parc bruxellois de logements sociaux : 60% de l’offre actuelle est constituée de bâtiments construits entre 1951 et 1980 et la construction de nouveaux logements sociaux est retombée depuis 1999 à une moyenne de 19 logements par an (alors que le contrat de gestion qui lie la SLRB à la Région stipule la construction de 300 logements supplémentaires par an)…
En creusant ces thématiques, la question sociale va s’inviter avec force. IEB va développer une lecture critique des politiques de rénovation urbaine lorsqu’elles ont pour effet d’exclure les populations fragilisées, une analyse qui passe mal auprès des pouvoirs publics. D’autant que, comme le rappelle Yaron Pesztat, « les politiques de rénovation urbaine avaient dès leur origine pour objectif de ramener les classes moyennes à Bruxelles. Et IEB a joué un rôle important dans le cadre des contrats de quartier. »
Dans le même mouvement, IEB va aussi ramener la problématique du logement au cœur de ses préoccupations. Ce sera notamment le cas avec le Marathon du logement, initié par IEB en 2013 au moment où la Région élabore son nouveau PRAS « démographique » et son PRD « durable ». Préparée sous forme d’ateliers ouverts, l’organisation de cette manifestation rassemblera différents intervenants actifs pour le droit à l’habitat qui pour certains ne se côtoyaient pas ou plus, permettant la constitution d’une plate-forme d’associations toujours active aujourd’hui. Ensemble, ils revendiqueront une politique de construction massive de logements publics et sociaux et un encadrement des loyers sur le marché privé.
Dès 2010, un territoire va s’imposer aux membres d’IEB comme terrain d’action concentrant à la fois les enjeux de densification, de gentrification et d’accès au logement : le canal de Bruxelles, une zone industrielle traversant les quartiers centraux populaires et qui est désormais en proie à tous les appétits immobiliers. Un « groupe canal » va se constituer au sein d’IEB qui, en 2011, publie le « Plouf » : un journal gratuit et satirique à parution unique, distribué largement dans Bruxelles pour dénoncer la spéculation en cours sur les rives du canal. La même année, dans le cadre de la mobilisation pour sauver les platanes et les pavés de l’avenue du Port, IEB et l’ARAU obtiendront du Tribunal de première instance l’arrêt du chantier lancé par la Région. En 2012, IEB réalisera une étude sur le bassin de Biestebroeck afin d’alimenter la réflexion sur l’avenir des dernières zones industrielles de la Région destinée par les promoteurs à devenir une « marina ». L’année suivante, IEB avec le Centre de rénovation urbaine (CRU) et la société Abattoir lanceront « Forum Abattoir », une initiative basée sur le site de l’abattoir de Cureghem, l’un des derniers en Europe situé en milieu urbain, pour en valoriser l’intérêt et initier un débat sur sa transformation. Dans la foulée, une autre étude de terrain sera réalisée sur le quartier Heyvaert, véritable plate-forme internationale de commerce de recyclage de véhicules automobiles que les autorités souhaitent déplacer aux confins de la ville. Et juste de l’autre côté de la Porte de Ninove, c’est une recherche-action qu’IEB démarrera dans les quartiers du Vieux Molenbeek, dans l’idée de susciter chez les habitants un intérêt à s’investir dans l’avenir de leur quartier. Via ces différentes actions, IEB tente de développer une meilleure connaissance des quartiers populaires et d’installer une relation de confiance, supposant parfois une disponibilité et une productivité moins visible à court terme.
…et des quartiers populaires
Mener un travail de terrain dans les quartiers populaires, cela ne va pas de soi pour une association qui n’avait plus fait ça depuis les Boutiques urbaines à la fin des années 70. Si la fédération repose depuis ses débuts sur des équilibres fragiles – voire illusoires – entre habitants des quartiers centraux et périphériques, ses membres sont essentiellement issus de la classe moyenne, lettrée et de culture occidentale.
Dans ses premières années d’existence, IEB a été davantage focalisé sur l’abandon des projets d’autoroutes urbaines, par exemple, que sur l’arrêt des expropriations ou le relogement des habitants du quartier Nord. Pour l’ARAU, dont la philosophie dominait à IEB à l’époque, « il fallait attaquer les promoteurs et les pouvoirs publics moins sur les catastrophes sociales que le Plan Manhattan allait provoquer que sur la conception de la ville et le type d’urbanisme qu’il tentait d’imposer », écrit Albert Martens [« Dix ans d’expropriations et d’expulsions au Quartier Nord à Bruxelles (1965-1975) : quels héritages aujourd’hui ? », Albert Martens, Brussels Studies, n°29, 5 octobre 2009. Voir aussi dans ce dossier l’article « De Manhattan à Dubaï ».]]. Ce que confirme René Schoonbrodt dans son livre [7] : « Bien qu’étroitement solidaire, l’ARAU a donc gardé ses réserves aussi longtemps que les comités locaux n’ont pas voulu porter leur action contre le plan du Quartier Nord et ses conséquences urbaines. L’ARAU intervint à la fin des années 1970, trop tard pour tenter d’empêcher les destructions liées au plan… »
Dans les années 1990, IEB a certes critiqué vigoureusement les plans de démolition du quartier Midi. Mais l’absence d’un comité de quartier et le pourrissement de ce dossier très politisé ont fini par détourner l’attention de la fédération du sort subi par les habitants. Et lorsque qu’un comité d’habitants se constituera finalement en 2005, elle ne le soutiendra que du bout des lèvres [8]
IEB renouera en 2008 avec un travail de terrain dans un quartier populaire, dans le cadre des expropriations menées par Infrabel à la rue du Progrès. Cette fois, la fédération n’agira pas seulement sur le plan de la critique du projet, mais aussi concrètement sur ses conséquences sociales. Elle mènera une action de long cours dans ce quartier, alors même que les habitants ne s’y étaient pas constitués en comité et que d’un point de vue politique « tout semblait déjà joué ».
Si IEB est peu présent dans les quartiers populaires, c’est donc en partie parce que son mode d’adhésion implique d’être constitué en comité, ce qui en écarte nombre d’habitants. Pour répondre à ce constat, IEB tente depuis 2009 à la fois de travailler sur le renouvellement des formes et des outils de lutte et sur l’ouverture à d’autres types d’organisations que les comités de quartier. Une option qui a supposé une réflexion approfondie sur la notion d’éducation permanente, au-delà de sa définition décrétale mais davantage comme une pratique ancrée. De ce point de vue, il est apparu comme essentiel qu’IEB ne se pose pas en expert d’un quartier et de ses enjeux mais veille à se nourrir des savoirs et des pratiques accumulés par les habitants et usagers de la ville. Le souhait est de veiller à ne pas occulter les habitants en parlant à leur place (ce qui n’empêche pas IEB de développer un point de vue qui lui est propre) et à respecter leur autonomie d’action tout en pouvant venir en soutien si cela s’avère utile.
Pas d’accord, les Secrétaires généraux…
On l’a vu : de 1974 à nos jours, la fédération des comités d’habitants a eu une vie turbulente, traversant des phases et des crises très différentes. La ville, sa sociologie, ses institutions et son activisme urbain, ont aussi beaucoup changé. « Bruxelles a la chance d’avoir un mouvement urbain solide », selon Paul Vermeylen. « Celui-ci est bien sûr traversé par une série de crises, mais c’est normal. Il y a d’ailleurs un chaînage entre les crises que traverse IEB et celles que traverse la ville ». Yaron Pesztat, pour sa part, estime que la fédération « a réellement été traversée par une crise de représentation démocratique. Ceci n’est probablement que le reflet de la crise de représentation politique qui traverse toute la société. » Au-delà de ces constats, les anciens secrétaires généraux ne partagent pas la même conception du rôle d’IEB. Dans des contextes certes différents, chacun d’entre eux a eu à faire aux mêmes tensions et questionnements, tant concernant le « projet de ville » porté par la fédération que la posture de celle-ci vis-à-vis des habitants et du pouvoir politique. Chacun a tenté d’y apporter sa réponse. Ils partagent rétrospectivement leurs points de vue, à partir des positions qu’ils occupent aujourd’hui. La plupart d’entre eux ont eu, après leur passage à IEB, une carrière dans la politique ou dans l’administration et ont donc connu IEB de l’autre côté de la barrière.
Paul Vermeylen : « Historiquement, dès la naissance d’IEB, on a la présence de trois composantes : les activités de services, le travail autour de l’émergence de la démocratie locale, la contestation. IEB est une caisse de résonance de ce qui se passe ailleurs. In fine, les choses aboutissent tantôt sur des évaluations, tantôt sur des évolutions, mais en fin de compte ce qui en sort est la création de nouveaux services, comme les Quartiers verts.
Globalement, il y a à Bruxelles une trop grande rigidité dans notre conception du rapport au pouvoir politique. IEB est né de la contestation en opposition au pouvoir fédéral. Certains anciens d’IEB ont franchi la frontière de cette contestation et ont été vers le pouvoir lorsque la Région a été créée. Mais IEB semble incapable d’adopter d’autres postures que celle de la contestation et ceci est plus que probablement lié à son histoire et à son origine. IEB s’oppose toujours à tout. Le véritable enjeu pour une association est d’anticiper les nouvelles demandes. IEB doit être un détecteur des nouvelles attentes. Par exemple avec les ’biens communs’ on est dans la prospection vers de nouvelles dynamiques démocratiques. Le rôle d’IEB est de mettre ces dynamiques en évidence. »
Jean-Michel Mary : « Aujourd’hui, je trouve assez enthousiasmant le contenu de la déclaration gouvernementale. IEB donne l’impression de ne pas vouloir soutenir les politiques publiques simplement par principe, comme si tout ce que faisaient les pouvoirs publics était par nature pervers. J’ai ce sentiment au niveau de la mobilité. Lorsque j’étais secrétaire général, cela m’est arrivé d’aller contre l’avis de comités de quartier pour soutenir un projet des pouvoirs publics qui participait à l’esthétique de la ville. Est-ce qu’un comité de quartier est légitime par nature ? Il faut aussi pouvoir se prononcer contre les comités de quartier. IEB doit à la fois être proche du terrain, à l’écoute de l’émergence des nouvelles préoccupations citoyennes et doit parvenir à les faire remonter vers le politique. Se pose alors la question des outils à utiliser pour le faire. L’instrument de contre-pouvoir à son époque était la commission de concertation. Aujourd’hui, cet instrument est utilisé par les habitants pour bloquer des projets positifs pour la collectivité. Ceci pose la question de la pertinence de l’outil, puisqu’il sert l’inverse de ce pourquoi il a été demandé par des acteurs tels qu’IEB. »
Anne-France Rihoux : « L’évolution récente d’IEB n’a pas ravi tout le monde. Pour moi, le service nourrit l’action militante et vice-versa. Le but en soit d’une association n’est pas uniquement de réfléchir à son évolution interne. Il faut arrêter d’être nombriliste et dans sa tour d’ivoire. Il faut que l’association porte aussi un projet. Cela dit, la Région elle-même ne porte pas grand chose en termes de projet et l’opposition avec le Fédéral n’est pas franche. Par ailleurs, en tant qu’habitante faisant partie de la classe moyenne, j’attends qu’IEB porte aussi un projet positif pour la ville. IEB a longtemps porté un projet pour la RBC, elle ne le fait plus. Il y a plusieurs nouveaux enjeux de taille, liés aux nouvelles compétences de la Région qu’il vaudrait la peine d’explorer (santé,…). »
Yaron Pesztat : « La question de l’ajustement d’IEB face à la mise en place du pouvoir régional est restée en suspend. Il y a face à cette réalité deux postures possibles : IEB doit-elle être une structure de service ou doit-elle être une structure militante ? J’ai le sentiment que cette question n’est toujours pas tout à fait tranchée aujourd’hui. A mon époque, j’ai fait une proposition qui sera très vite écartée : l’idée était en gros de se calquer sur le modèle des associations cyclistes, Pro Velo et GRACQ (Groupe de recherche et d’action des cyclistes quotidiens, NDR), c’est-à-dire de scinder IEB en deux structures, l’une plus orientée service et l’autre plus militante. Mais le CA n’a pas voulu suivre cette voie. »
Mathieu Sonck : « La démocratie interne à l’association est importante. Il faut être cohérent entre les valeurs qu’on porte et la manière dont on les porte. IEB n’est pas fermée mais fait au contraire preuve d’ouverture. Elle tente depuis plusieurs années de s’adapter à l’évolution sociologique de la ville qui a beaucoup changé en 40 ans. Une grande partie de la population n’a pas les outils pour participer au débat. Il faut un retour au travail de terrain pour rééquilibrer les rapports de force entre groupes sociaux, d’abord au sein même de l’assemblée générale d’IEB, puis au sein de la société bruxelloise dans son entièreté. La question que devraient se poser les pouvoirs publics est : « pour qui fait-on les projets ? » Il faut se demander pour qui on fait la ville ! La Région ne répond pas à cette question. Comment se fait-il qu’après 25 ans de contrats de quartier, 50% des habitants aient des revenus leur permettant de prétendre au logement social et qu’ils restent sur le carreau ? Cet enjeu est devenu fondamental. »
Gwenaël Breës
Paru dans le numéro spécial de « Bruxelles en mouvements » consacré aux 41 ans d’IEB, janvier-février 2015.
Notes
[1] Voir l’article de ce dossier « De Manhattan à Dubaï ».
[2] Voir dans ce dossier l’interview croisée du BRAL et d’IEB.
[3] Voir dans ce dossier l’interview croisée du BRAL et d’IEB.
[4] Voir dans ce dossier l’interview croisée du BRAL et d’IEB.
[5] Voir dans ce dossier l’article « Le pouvoir démocratique sans la critique ? ».
[6] Auteur de l’ouvrage Micropolitique des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives, rééd. 2011, Les Prairies Ordinaires.
[7] Vouloir et dire la ville, René Schoonbrodt, Archives d’architecture moderne, 2007.
[8] Voir dans ce dossier l’article « Adieu démocratie locale, vive la démocratie globalisée ? ».