L’échevin de la Participation

Un article dans le journal : « Un vaste travail de consultation des habitants a été mené ». Sur la photo, pas un seul habitant. Un échevin. Son identité importe peu. Celui-là veut rénover mon quartier, mais qu’importe le nom de mon quartier. Et qu’importe la parfaite exactitude des échanges reproduits ici. Cet échevin, il est de Bruxelles-Ville, de Schaerbeek ou de Libramont. Il est du MR, du PS, du CDH, d’Ecolo. C’est l’échevin de la Participation citoyenne. Il est d’accord avec vous, mais il ne comprend pas ce que vous dites.

L’échevin de la Participation auquel nous nous intéressons ici, a comme autre compétence la Revitalisation urbaine. Ça tombe bien : il doit gérer la transformation d’un quartier (plusieurs dizaines de millions d’euros investis sur quelques années) via un dispositif qui se pare des vertus de la participation. « Un travail approfondi a été mené avec les habitants », confirme le journaliste, qui n’a pas interrogé le moindre habitant. Seul interlocuteur, l’échevin remplit tellement bien son rôle qu’il parle presque au nom des habitants – en tout cas, au nom des habitants consultés, dont il égraine les besoins et aspirations : « Ils sont 86% à penser ceci, tandis que sur tel sujet 60% estiment cela »… De là à en tirer les conclusions politiques, il n’y a plus qu’un pas — qui se franchira de manière participative, cela va sans dire. Et alors que l’article invite les habitants à se voir « soumettre » un pré-diagnostic, c’est-à-dire à participer à la phase d’identification des problèmes et des besoins, le titre indique : « Déjà des pistes de solution ». Le paradoxe de la participation institutionnelle et politique est écrit ici, en caractères gras.

« Plus de 600 personnes ont été interrogées », dit l’échevin dans le journal. Ah, pense alors le lecteur : « Les pourcentages évoqués plus haut se rapportent  à un échantillon de 600 personnes ». Sur un quartier d’environ 14.000 habitants, cela fait 4% de la population locale : c’est peu… Mais le bon citoyen que je suis, qui « participe » et qui a un peu suivi le processus de consultation, est dubitatif : dans ces chiffres, quelle part de réponses obtenues via un formulaire sur Internet, pour quelle proportion d’habitants du quartier…?

J’écris « sur les réseaux sociaux » quelques lignes narquoises sur le sujet. Ni une ni deux, l’échevin répond. « Je mise beaucoup sur la participation partant de l’expertise des habitants et des travailleurs du quartier. Cette participation s’organisera tant pour la réflexion que pour la mise en œuvre des projets décidés ensemble, en toute transparence, pendant tout le processus. J’ai fait de la participation citoyenne une priorité ! » Pour un échevin de la participation, la priorité est somme toute banale. Mais prenons acte : il écrit que les projets seront « décidés ensemble », dans « la transparence »… N’ayant toutefois pas de réponse à ma question sur les chiffres, j’insiste.

Lui : « C’est au bureau d’études qu’il faut poser votre question, mais au dernier comptage il y avait 90 réponses du quartier. » Sentant probablement venir ma réponse perfide et dépitée (90 habitants sur un quartier d’au moins 14.000 âmes, cela fait 0,6% de la population !), il enchaîne :  « L’enquête online est un outil parmi beaucoup d’autres. Nous avons fait des PowerPoints. Trois réunions citoyennes grand public ont déjà eu lieu. On me dit que ma prédécesseure avait déjà fait le travail d’explication. Mais je le fais avec plaisir. Je fais du porte à porte. Nous rencontrons les associations. Je mets un point d’honneur à diffuser le plus largement tous nos documents : ils sont en ligne et disponibles en version imprimée à notre antenne. Je donne aussi des interviews pour susciter le débat. Et je trouve vraiment positif que vous y contribuiez même si je me permets de répondre à certaines critiques. »

Moi : « Mais… le rôle des associations n’est pas de représenter les habitants auprès du politique, beaucoup de gens dans ce quartier n’ont pas accès à Internet, votre antenne n’est ouverte que deux demis-jours par semaine, vos prospectus sur papier glacé ne sont pas parlants et ne donnent pas envie, vos réunions PowerPoints sont endormantes… Et un échevin qui fait du porte-à-porte et donne des interviews, à un an des élections, ce n’est pas de la participation. Si cette participation était en tellement bonne voie, comment expliquer que la dernière ‘grande réunion citoyenne’ ait attiré moins de 10 habitants (plus qu’un ou deux en fin de séance) ? Alors que le sujet était important (soumettre aux habitants le diagnostic fait sur leur quartier), pourquoi l’invitation à cette réunion n’a pas été distribuée en toutes-boites ? »

Lui : « Oui, cette réunion était en-dessous de nos espérances. Le personnel de l’administration a la charge de distribuer les invitations, mais manifestement tout le monde ne l’a pas reçue. »

Moi : « Ce jour-là, vous avez dit que vous alliez réorganiser cette réunion dans les trois semaines. Cela fait plus d’un mois, et toujours rien n’a été annoncé. »

Lui : « Nous avons finalement décidé d’organiser cette réunion en fin novembre. »

Moi : « Fin novembre ? Le diagnostic aura été validé, vous serez déjà à l’étape suivante… Tout ça va trop vite. Une participation demanderait des dispositifs bien plus variés, démocratiques et patients, surtout dans un quartier populaire où les gens ont des préoccupations plus importantes. La grande majorité des habitants n’a probablement même pas encore entendu parler de votre plan, vous n’avez pas pris le temps de leur expliquer ce qu’implique votre processus, comment ils peuvent s’y exprimer, qui est responsable de quoi, les différentes phases, les budgets en jeu… et vous, vous en êtes déjà au choix concret des projets. »

Lui : « Nous sommes bien d’accord. Mais il y a un malentendu : la participation, en cette première année de processus, est organisée par le bureau d’études. »

Moi : « Si vous n’avez de pouvoir ni sur le bureau d’études qui doit organiser la participation cette année, ni sur l’administration qui doit distribuer les toutes-boites, à quoi servez-vous ? »

Lui : « Bien sûr que j’ai des responsabilités. Mais vous avez raison pour le timing, il est serré, la Région nous l’impose. C’est d’ailleurs la raison de mon engagement personnel dans le processus. »

Moi : « Je fais partie de la Commission de quartier, que vous présidez, elle ressemble plus à un gadget servant à légitimer le processus qu’à un espace de débat et de concertation. Elle comprend peu d’habitants. Elle est censée remettre des avis mais son fonctionnement est opaque, les dates de réunion sont envoyées plic-ploc, parfois tard, les membres n’ont pas de droit de regard sur les ordres du jour, ni même le temps de réellement débattre… »

Lui : « Je vous remercie pour vos questions sur la Commission de quartier, j’ai déjà répondu à votre email du 29 octobre. Pour le reste, je prendrai le temps de vous expliquer toutes les étapes du processus lors de la prochaine réunion. »

Moi : « Non. Vous m’avez envoyé une réponse de politesse, sans réponse à mes questions. Quant au processus, je ne vous demandais pas de l’expliquer devant la Commission : je vous parlais de mener un travail de pédagogie et de participation adressé à l’ensemble du quartier. »

Lui : « Je partage aussi votre avis. Nous avons bien tous les outils pour faire de la participation citoyenne active. J’en ai fait une priorité et les moyens sont là. N’hésitez pas à nous conseiller pour aller plus loin. Franchement, on n’y arrivera qu’ensemble. De mon côté, je fais le max et suis à votre disposition. Voici mon numéro de gsm. »

Échevin de la Participation, c’est un métier…

• Gwenaël Breës (inspiration puisée, pas très loin, dans des échanges avec l’échevin de la Participation)

Article paru dans le n°32 de « Kairos, journal antiproductiviste », novembre-décembre 2017.

Dessin : Elisabeth Corblin.




Chanter et déchanter avec Renaud

Il y a un an, Renaud Séchan réapparaissait après une longue absence, se rappelant à la mémoire de ceux qui, comme moi, ont forgé un bout de leur culture politique et de leur esprit critique en sa compagnie. Hanté par sa disparition, je le suis plus encore par son retour, tant le décalage entre « le chanteur énervant » d’hier et « le phénix » d’aujourd’hui est abyssal. Renaud semble méconnaissable, au point qu’il n’y a pas meilleurs démentis à certaines de ses prises de positions actuelles que ses chansons d’autrefois. Histoire d’un désenchantement…

Mes parents, bouffeurs de curés, m’ont élevé avec les disques de Georges Brassens et d’Anne Sylvestre dans les oreilles, m’ont emmené voir Pierre Desproges en spectacle, tandis que « Charlie Hebdo » et « Hara Kiri » n’étaient jamais loin de « Spirou Magazine » et « Pif Gadget » sur la table du salon… J’ai donc eu quelques prédispositions à m’intéresser aux chansons réalistes de Renaud Séchan. C’est à environ dix ans que j’ai découvert ce gaillard qui, touchant ma jeune fibre libertaire et des aspirations révolutionnaires encore sommeillantes, allait mine de rien traverser ma vie, y jouer un rôle fondateur et avoir plus d’influence que tous mes profs réunis. Ses chansons et ses prises de position m’aidaient à penser le monde. C’est en partie grâce à sa verve que se sont distillés dans mon cerveau la conscience de classe, le goût de la liberté, de la justice sociale ou de l’écologie. C’est à travers ses récits que j’ai approché pour la première fois des univers tels ceux des banlieues et de la classe ouvrière. C’est avec ses poèmes de bistrot que j’ai appris l’argot. Avec ses jeux de mots à deux balles, son auto-dérision et sa mauvaise foi patente que j’ai eu mes premiers rires d’adulte.

Trop de vent, pas assez / L’eau était trop humide

Alors que j’avais découvert Renaud avec le succès de son sixième album « Morgane de toi » (1983), je me désolais rétrospectivement et un peu paradoxalement que celui-ci marque aussi un tournant dans ses sources d’inspiration. Sa vie de père de famille allait l’amener à écrire davantage de chansons tendres et à laisser derrière lui les personnages de gavroches, loubards, petits malfrats, rebelles et autres marginaux (Manu, Germaine, Lucien, Dédé, Mimi ou Jojo) dont il dressait le portrait avec inspiration et malice. Moi qui écoutait aussi des groupes comme Mano Negra et Bérurier Noir, j’aimais ce personnage d’apparence anarchiste, impertinent et provocateur dont les premières compositions s’intitulaient « Crève salope ! » et « Ravachol » (en 1968, il avait 16 ans), qui apparut pour la première fois à la télévision avec « Camarade bourgeois » (1975), qui dédia son quatrième album à Jacques Mesrine (« Marche à l’ombre » en 1980), mais j’éprouvais dans le même temps beaucoup d’affection pour ce bonhomme à la sensibilité à fleur de peau, n’ayant jamais caché être fragile, timide, maladroit et pétris de contradictions.

Moi j’aime bien chanter la racaille / La mauvaise herbe des bas quartiers / Les mauvais garçons, la canaille / Ceux qui sont nés sur le pavé

L’une de ces contradictions est son rapport au pouvoir politique et aux élections, dont il a constamment chanté et proclamé qu’elles ne changent pas les choses… tout en soutenant des candidats (tour à tour écologistes, communistes, socialistes) à chaque scrutin présidentiel depuis 1981 — avec l’avènement de François Mitterrand, dont il tomba « sous le charme » au point de lui demander publiquement de se représenter en 1988, et ce malgré le tournant de la rigueur et l’abandon de ses promesses économiques dès 1983. Le genre d’inconséquence qui suscita l’ire des puristes et les sarcasmes bienveillants de ceux qui considèrent que Renaud a toujours été doté d’une qualité fondamentale : la sincérité. Pour ma part, c’est ainsi que j’ai compris que l’être humain ne se résume pas à sa force de caractère et à sa cohérence politique, que faiblesses et paradoxes font partie de la vie…

Trompettes de la renommée

Ayant eu l’occasion d’un peu fréquenter Renaud, je me rappelle quelqu’un d’éminemment gentil, généreux, au regard pétillant, qui développait une relation très forte avec son public. Dans la deuxième moitié des années 1980, je publiais avec sa complicité et celle de son frère David, « L’énervant », un fanzine concernant surtout ses paroles, son univers et les causes qu’il défendait. À cette période, Renaud explorait un registre aux thématiques plus universelles et consensuelles qu’à ses débuts, oubliant les postures de « gavroche » ou de « loubard », mêlant avec habileté des tonalités intimes et politiques, naïves et dénonciatrices, mélancoliques et sarcastiques. Chacun de ses nouveaux albums (« Mistral gagnant », « Putain de camion », « Marchand de cailloux ») tournait alors pendant des mois en boucle sur ma platine, me donnant à la fois de l’énergie et mobilisant toute celle qui était nécessaire à la réalisation de cette petite revue, tandis que les mélodies et paroles de son répertoire s’imprimaient à l’encre indélébile dans ma mémoire.

Au début des années 1990, ma vie me mena sur d’autres chemins. Celui du journalisme tout d’abord, avec notamment des mois passés à enquêter puis à écrire, publier et assurer le suivi d’un livre sur l’extrême droite belge, laquelle était en train d’éclore dans les urnes et de s’organiser en tentant de suivre l’exemple français du Front national de Jean-Marie Le Pen. C’était l’époque où l’anti-racisme et l’anti-fascisme en général, et SOS Racisme en particulier, était un mouvement important et très institutionnel. Il me fallut des mois de militance pour me rendre compte que je participais en fait à un mouvement consensuel, porté à bout de bras par les partis de droite comme de gauche, et particulièrement les sociaux-démocrates qui se donnaient ainsi bonne conscience, eux dont la trahison des classes populaires est l’un des principaux vecteurs de la percée de l’extrême droite. En 1991, Renaud n’en pensait pas moins lorsqu’il déclarait : « Je n’ai plus aucune illusion sur les hommes politiques français, ni sur la gauche française, ni sur le Parti socialiste, ni sur François Mitterrand. […] Quand je vois l’intelligentsia, le show-biz, les cultureux de tout poil profiter de toutes les tribunes pour balancer sur Le Pen, je me dis que je préfère garder ma voix pour d’autres combats. »

J’ veux qu’ mes chansons soient des caresses / Ou bien des coups d’ poings dans la gueule / À qui qu’ ce soit que je m’adresse / J’ veux vous remuer dans vos fauteuils

Ce que j’allais faire à mon tour, ouvrant parallèlement mes horizons tant artistiques que politiques, m’intéressant à d’autres formes d’engagements, de musiques et aussi de chanson française (Brigitte Fontaine, Richard Desjardins, Dick Annegarn, Claude Nougaro, Alain Bashung, Jacques Higelin…). Je rencontrais Renaud pour la dernière fois pendant l’enregistrement de « Renaud cante el’ Nord », son disque en ch’ti (1993), et me retrouvais à ne plus écouter « À la belle de mai » (1994) que d’une oreille distante. Il me fallut du temps pour me rendre compte que j’espérais ainsi me prémunir de recevoir une de ces claques qui vous font vous sentir vieux. Qu’au fond de moi, j’étais terrorisé par la perspective de voir « mal vieillir » les personnes qui étaient pour moi des exemples, des repères, comme ce chanteur qui m’était cher et dont je craignais que le succès et l’ascension sociale le rendent plus conformiste, qu’à force de baigner dans le milieu du show bizness son inspiration se tarisse, ses angles s’arrondissent, sa plume se polisse, son ton s’affadisse, sa saveur littéraire s’appauvrisse…

Les illusions perdues

Pourtant, à l’instar d’un parent ou d’un ami proche, ce qu’il devenait continuait de m’affecter. Ce qui est encore le cas aujourd’hui, même si cela peut paraître irrationnel et si je ne sais pas très bien quoi faire de ce sentiment : quand je le sais aller mal, quelque chose en moi est ébranlé.

Il n’y a plus assez de place dans mon cœur / Pour loger la révolte, le dégoût, la colère

Et ça fait un bout de temps que cet écorché vif est tourmenté par le mal de vivre. Dès le milieu des années 1980, à l’ère où toute personne éprise de justice sociale commence à ne plus savoir où donner de la tête, de la rage et du cœur, à ressentir un sentiment d’impuissance face au nombre croissant de causes apparemment perdues dans ce monde globalisé, les désillusions politiques se mettent à transpirer des chansons Renaud. Pour lui, un des points de bascule est la « grande baffe dans la gueule » qu’il se prend lors d’un voyage en URSS en 1984 (particulièrement lorsque la foule quitte son concert moscovite pendant qu’il chante « Déserteur ») qui le plonge dans une crise de paranoïa, puis les décès de certains proches (Coluche en 1986, Pierre Desproges en 1988…).

Une décennie plus tard, d’autres déconvenues personnelles s’y sont ajoutées, laissant apparaître un Renaud humainement désabusé, politiquement blasé, rongé par la nostalgie et par ses démons intérieurs, qui finit par réapparaître en 2002 avec « Boucan d’enfer », un disque thérapeutique présenté comme une résurrection car enregistré au terme de cinq années passées, selon ses termes, « au fond du trou », caché à noyer sa peine et à « frôler la cyrrhose ».

Mauvaises fréquentations

Énervé par ces gauchos / Devenus des patrons bien gros / J’ai balancé mon journal par la fenêtre

C’est à cette période que j’ai commencé à ressentir vis-à-vis de lui un malaise plus profond que ses habituelles contradictions politiques : lui avec qui je partageais une saine répulsion à l’égard des soixante-huitards devenus « patron d’entreprise » (tel Serge July) ou « défenseur de la social-démocratie » (tel Daniel Cohn-Bendit), avait fini par soutenir et cautionner la dérive du « Charlie Hebdo » de Philippe Val, ce « philosophe » et chanteur post-soixante-huitard qui utilisa en 1992 des méthodes pas jolies-jolies envers Cavanna et Choron, ses fondateurs, pour s’accaparer le titre de l’ex-hebdo libertaire et satirique des années 1970-80 et en faire une entreprise capitaliste dont il s’intronisa patron. Il s’en fit un marchepied pour sa carrière d’éditorialiste de la place parisienne et, plus tard, de directeur de France Inter sous Nicolas Sarkozy (où ses premiers faits d’armes seront les licenciements des humoristes Stéphane Guillon et Didier Porte, jugés trop critiques du sarkozysme). À partir des attentats du 11 Septembre 2001, Val transformera le journal « bête et méchant » en organe dogmatique (toujours sous couvert d’humour) d’une laïcité rigoriste et clivante reposant sur une lecture manichéenne du monde qui oppose la civilisation occidentale à l’obscurantisme musulman… En 2008, il ira jusqu’à en virer Siné, l’un des piliers historiques de « Charlie », sous prétexte d’antisémitisme — accusation soutenue notamment par Bernard-Henri Lévy (« soldat de Philippe Val » dans l’affaire des caricatures de Mahomet, comme il s’est lui-même définit) et autre chefs de bandes de bac à sable, mais contredite par les tribunaux qui jugeront ce licenciement totalement abusif. À cette occasion, on n’a pas entendu Renaud (actionnaire original et chroniqueur régulier du nouveau « Charlie ») défendre son vieux camarade Siné ni prendre ses distances avec les méthodes autocratiques et intellectuellement malhonnêtes de Val.

Autre surprise en 2005, en apprenant que, convaincu par le même Val, toujours prompt à moraliser le débat public, Renaud appelle à voter ‘oui’ au référendum sur la Constitution européenne. Avec une argumentation curieusement teintée de résignation, à l’image de cette gauche qui a fini par intégrer le néo-libéralisme comme un fait incontournable, telle une victoire à retardement du thatchérisme : « Le libéralisme triomphant, les délocalisations, même si je les combats par ailleurs, sont hélas les fondements des politiques capitalistes de l’ensemble des pays européens, y compris socialistes. Ces phénomènes sont inéluctables et ce n’est sûrement pas en choisissant le ‘non’ que l’on mettra fin à ces pratiques. En votant ‘oui’, nous rendrons l’Europe plus forte économiquement, socialement, culturellement et politiquement. »

C’est l’époque où Renaud se mobilise pour la libération d’Ingrid Betancourt, sort « Rouge sang » (2006) et « Molly Malone », disque de chansons folkloriques irlandaises (2009), puis disparaît des radars tant artistiques que politiques. En 2010, il dit avoir « perdu la sève » : « commenter ce monde, le critiquer, [lui] paraît totalement futile aujourd’hui ». Perte de sens, perte de gnaque. Pendant une petite dizaine d’années, il sombre à nouveau dans l’alcool et la dépression, « pass[ant] ses jours et ses nuits à repenser à son enfance et à son adolescence », et partageant son temps entre sa brasserie parisienne préférée et sa vaste propriété située dans le « Beverly Hills » d’une petite ville touristique et ensoleillée du Vaucluse, où le pastis coule à flots et où le Front National obtient des scores exceptionnellement élevés. Voilà le bain dans lequel Renaud a touché le fond et a bien failli ne pas remonter à la surface. D’où le qualificatif certes un peu pompeux de « phénix » dont ce gringalet, qu’on a connu plus humble, s’affuble depuis lors pour marquer le coup de sa seconde « renaissance ».

Résurrection, piège à con

Des fois, j’me dis qu’à 3000 bornes / De ma cité, y’a un pays / Que j’connaîtrai sûr’ment jamais / Que p’t’être c’est mieux, p’t’être c’est tant pis / Qu’là-bas aussi, j’s’rai étranger / Qu’là-bas non plus, je s’rai personne / Alors, pour m’sentir appartenir / À un peuple, à une patrie / J’porte autour de mon cou sur mon cuir / Le keffieh noir et blanc et gris / Je m’suis inventé des frangins / Des amis qui crèvent aussi / J’ai rien à gagner, rien à perdre / Même pas la vie / J’aime que la mort dans cette vie d’merde / J’aime c’qu’est cassé / J’aime c’qu’est détruit / J’aime surtout tout c’qui vous fait peur / La douleur et la nuit…

L’annonce de la parution d’un nouvel album, en 2016, a évidemment fait plaisir à un public très nombreux. Pourtant, c’est à ce moment-là que le désenchantement est encore monté d’un cran pour moi. Car l’enregistrement laisse entendre un Renaud surtout préoccupé par son état de santé, quasi aigri, réglant ses comptes avec des médias auxquels il n’a pourtant pas caché sa vie privée et dont il a même fait la tournée pour promouvoir ce nouveau disque. Un Renaud fortement choqué par les attentats de Paris de janvier et novembre 2015 (dont celui de « Charlie Hebdo ») qui l’amènent à une réaction principalement émotionnelle, à l’emporte-pièce, célébrant sans recul le consensus national qui a suivi ces attaques, ressentant « une rancœur particulière contre l’islam », parlant de « ces gens violents qui n’aiment rien, […] que la mort », dénonçant la barbarie des terroristes sans questionner l’usage de ce terme ni le contexte socio-politique de cette époque triste et complexe qu’il ne m’aide ainsi plus à penser ni à critiquer… Une réaction et un état d’esprit qui dénotent fortement de l’approche sensible et sociologique dont faisait preuve le même auteur, en 1983, lorsque pour dépeindre la « Deuxième génération » d’immigrés il dressait le portrait de Slimane, 15 ans, habitant de La Courneuve…

Sur son nouvel album, Renaud chante aussi « J’ai embrassé un flic », titre dont il sort un single et un clip au moment précis où l’état d’urgence sert à couvrir les pires mesures sécuritaires (perquisitions et gardes à vue tous azimuts, assignations à résidence de militants notamment écologistes…) et où la police française tabasse quotidiennement les manifestants contre la Loi Travail. Le contraste est saisissant. Dans le clip de « Toujours debout », il arbore sur son perfecto l’insigne de la préfecture de police de Paris, ce qu’il explique (dans une interview donnée au blog de la dite préfecture !) être « un message d’amitié vis-à-vis de la police parisienne, et puis aussi un beau message de provoc’ à l’attention des casseurs, des bouffeurs de flics qui m’imaginent peut-être comme un des leurs ». Dans d’autres interviews, il précise : « Autrefois, plus il y avait de flics plus j’avais peur, maintenant plus il y en a plus je suis content. Désormais, ce sont eux les victimes, dans chaque manif, on leur tire dessus, ils sont brûlés à coups de cocktails Molotov par les racailles. » Ou encore : « J’ai un peu évolué et les flics aussi. Ils ont changé. Aujourd’hui, ils sont jeunes. Ils sont fraternels avec moi. Ils essayent de réprimer les émeutes que les crétins anti-aéroport de Notre-Dame-des-Landes propagent pour lancer des cailloux sur les pauvres CRS et les flics. J’ai changé. J’aime bien les flics. Ils sont là pour nous protéger, pour faire régner un semblant d’ordre républicain, démocratique. »

Je n’suis qu’un militant / Du parti des oiseaux / Des baleines, des enfants / De la terre et de l’eau

Mazette ! Quelle puissance surnaturelle a-t-elle bien pu transformer ce militant écologiste en contempteur des « crétins anti-aéroport de Notre-Dame-des-Landes » ? Faut-il en déduire que le personnage de « Mon beauf » a fini par déteindre sur son interprète, pour expliquer que celui-ci méprise à présent « la racaille » qu’il aimait autrefois chanter, se pose en défenseur de « l’ordre républicain » et reprenne à son compte, sans la moindre nuance, l’expression de « casseurs » ? Un terme que le pouvoir et les médias accolent à des manifestants qui pourraient bien, en partie, avoir une filiation avec le répertoire d’un chanteur dont les hymnes étaient des brûlots contre l’État, la République et la police. On pense à « Où c’est qu’j’ai mis mon flingue ? » (1980) et, bien sûr, à « Hexagone » (1975), chanson que « le chanteur énervant » a continué à chanter en public tout au long de sa carrière et dont il disait encore en 2010 : « Si je devais l’écrire aujourd’hui, je la referais telle quelle. » Aujourd’hui, « le phénix » en parle comme « une chanson de jeunesse » dont il trouve le texte en partie « caricatural » et trop « vindicatif », ajoutant qu’il aimerait se « faire pardonner toutes les cruautés » qu’il a pu y dire.

J’ fous plus les pieds dans une manif / Sans un nunchak’ ou un cocktail / À Longwy comme à Saint Lazare / Plus de slogans face aux flicards / Mais des fusils, des pavés, des grenades !

La grande confusion

Je conçois bien qu’un artiste n’appartient pas à son public, et que l’être humain évolue avec l’âge (encore heureux qu’on ne soit pas immuable), mais à ce point-là… Par quel sale tour de la vie, cet antimilitariste, anticlérical, épris de justice, solidaire des exploités et des opprimés, et entre autres combats, militant pour la libération de la Palestine occupée, finit-il par estimer aujourd’hui qu’« Israël est la plus belle démocratie du monde » ?

« J’ai viré ma cuti », explique Renaud, qui a récemment troqué autour de son cou la croix huguenote contre l’étoile de David, disant « envisage[r] de porter la kippa en quelques occasions » et s’être quasiment « converti au judaïsme ». Bien, cela ne regarde que lui. Le problème, c’est la confusion absolue de ces propos : dans l’espoir, dit-il, de « [se] réconcilier avec une communauté qui [l’a] un peu maltraité pour [son] engagement pro-palestinien », et au motif d’un antisémitisme rampant qui gagne des âmes perdues comme celles qui ont semé une mort affreuse dans un supermarché casher à Paris, le voilà s’érigeant en défenseur d’Israël, État oppresseur, et de sa démocratie reposant sur une politique coloniale, raciste et militariste. Ce faisant, il commet deux erreurs majeures : d’une part confondre la communauté juive, le judaïsme et l’État d’Israël, d’autre part réduire la cause palestinienne à une question religieuse plutôt qu’au droit politique à l’autodétermination d’un peuple.

En tout cas, le retournement est stupéfiant de la part de quelqu’un qui s’est dit « toujours amoureux des petits peuples qu’on nie » et fier de défendre « les particularismes, les langues, les coutumes, les cultures régionales, souvent opprimées, ou victimes du jacobinisme, du centralisme parisien », cet ami des Bretons et des Catalans, qui a combattu l’apartheid en Afrique du Sud, qui a apporté son soutien au peuple kanak « contre le colonialisme français », à des insoumis et objecteurs de conscience basques, des prisonniers politiques corses, etc.

Palestiniens et Arméniens / Témoignent du fond de leurs tombeaux / Qu’un génocide c’est masculin / Comme un SS, un torero

Comment le comprendre ? Sans doute en se rappelant que Renaud a été taxé d’antisémitisme à plusieurs reprises dans les années 1980 et 1990 (pour avoir pris position contre la guerre du Golfe, ou encore pour avoir comparé dans « Miss Maggie » le sort des Palestiniens à un génocide), par une « intelligentsia » intellectuelle et médiatique dont il s’est dit écœuré d’avoir « été leur bonne conscience ». Il semble en avoir été traumatisé et agir comme s’il en avait tiré de la culpabilité. Comme si par un curieux retour de boomerang il faisait désormais allégeance à cette espèce de police de la pensée qui l’a autrefois traîné dans la boue… La même qui, dans le débat français, à l’image des grands donneurs de leçons comme Philippe Val ou Bernard-Henri Lévy, cherche systématiquement à amalgamer les pacifistes à des « Munichois » et les opposants au colonialisme sioniste à des antisémites. Celle aussi qui cherche à disqualifier (en les traitant « d’islamo-gauchistes » ou de « rouges-bruns ») les esprits pourtant lucides qui mettent un point d’honneur à ne pas tout vouloir expliquer par les phénomènes religieux mais à prendre aussi en compte les dimensions sociales, économiques et politiques.

Et dire que chaque fois que nous votions pour eux / Nous faisions taire en nous ce cri : « Ni dieu ni maître ! » / Dont ils rient à présent puisqu’ils se sont fait dieux / Et qu’une fois de plus, nous nous sommes fait mettre

Et puisqu’une tragi-comédie n’arrive jamais seule, « le chanteur énervant » qui avait consacré en 1985 une chanson méchante à Margaret Thatcher, a fait place au « phénix » qui a d’autres options : en 2016, il dit de l’héritier français de la Dame de fer, l’ultra-réac François Fillon, qu’il est « un parfait honnête homme, un vrai républicain », et s’avoue même prêt à voter pour lui à l’élection présidentielle en cas de second tour face à Marine Le Pen… Avant de se rétracter, déclarant qu’il s’abstiendrait dans un tel scénario (entretemps, le scandale des emplois fictifs de la famille Fillon avait éclaté)… puis de succomber au « vote utile » et de signer un appel à « faire barrage » au Front National. Après avoir regretté la non-candidature de « l’homme providentiel » (l’écologiste Nicolas Hulot), puis annoncé qu’il ne soutiendrait « plus jamais » le Parti Socialiste pour cause de conversion à l’économie de marché et pour avoir « pond[u] la loi Travail que même la droite n’aurait pas osé voter », voilà Renaud appelant à voter pour… Emmanuel Macron. L’ancien banquier d’affaires qui a soufflé à François Hollande (« ce social-traître », dixit Renaud) les politiques d’austérité de son quinquennat, l’ancien ministre qui a inspiré les pires dispositions de la Loi Travail, l’arrogant jeune loup rassemblant la crème de l’oligarchie et des médias derrière ses promesses de gouverner à coups d’ordonnances pour détricoter davantage le droit du travail et « contrôler » les chômeurs, le candidat du patronat et des nantis est devenu aux yeux de Renaud « le seul qui [lui] paraît intègre, le seul sans parti, le seul sans casserole au cul » !

Singulière vision du « vote utile », pour un « homme de gauche », que celle consistant à appeler à voter Macron au premier tour de l’élection, au moment même où Jean-Luc Mélenchon, quoiqu’on pense de lui, déployait une belle énergie pour mobiliser les couches populaires autour d’idées plutôt émancipatrices, et caracolait dans le peloton de tête des intentions de vote au premier tour — au point qu’il a failli se qualifier de peu au second tour. Ainsi, le gratin parisien (Renaud, Patrick Bruel, Stéphane Bern, Bernard Henri-Lévy, Line Renaud…) qui a appelé à voter dès le premier tour pour Macron n’a-t-il pas tant contribué à « faire barrage » à Le Pen qu’à Mélenchon, et ainsi favorisé le candidat qui promettait de supprimer l’impôt sur la fortune au lieu de celui qui voulait taxer davantage les hauts revenus. Ne faut-il pas y voir un vrai choix du cœur, Renaud terminant son appel à voter Macron par un déconcertant « Longue vie à En Marche » ?

Une chose est sûre : personne ne lui avait demandé de consigne de vote, et une grande partie de son public aurait préféré ne pas entendre pareils propos de sa part…

Ni haine, ni arme, ni violence

La fortune, la célébrité et l’abus de pastis peuvent-ils tout expliquer ? Faut-il s’être assoupi dans le formol, avoir perdu toute lucidité politique ou tout contact avec les réalités sociales pour prodiguer pareilles inepties ? Renaud renie-t-il donc ses serments d’adolescent (on songe à « Société tu m’auras pas »), mais aussi certains des idéaux et des valeurs qui ont chevillé son parcours et son répertoire ? Faut-il voir ce changement de bord, si c’en est bien un, comme un symptôme de la droitisation des esprits, apparemment inexorable ces 20 dernières années ? Une conséquence du rouleau compresseur de la laïcité française qui laisse peu de place à la nuance et au sens critique dans le contexte post-attentats de 2015 ?

Moi qui m’étais reconnu, jeune adolescent, dans les mots de Frédéric Dard déclarant à Renaud qu’il avait « pour amis tous les jeunes de la terre, les vrais, ceux qui ne deviendront jamais vieux », j’étais triste. Consterné. En colère.

Mon enfance en a pris un sacré coup dans l’aile. Ainsi ai-je voulu tremper ma plume dans le vitriol pour décocher à Renaud un texte comme il a contribué à me les faire aimer : féroce. Mais tendre aussi, car à l’instar de tant d’autres « fans » (un mot à prendre avec des pincettes) je ressens respect et gratitude pour l’héritage qu’il nous a légué. Malgré ses revirements, ses errements, sa transfiguration tantôt dérisoire ou pathétique, Renaud ne mérite donc ni mon indifférence ni mon mépris.

Après moi qui viendra ? / Après moi c’est pas fini

Peut-être suis-je naïf, mais j’aimerais lui signaler qu’à l’instar de sa voix caverneuse, il ressemble aujourd’hui davantage à un Hibernatus en voie de décongélation qu’à un phénix renaissant de ses cendres. Lui suggérer de retrouver un peu de détachement et d’humilité. L’alerter du danger de trop s’entourer de gens qui, à le ménager à outrance, font preuve d’une complaisance malsaine — tout comme ces inconditionnels qui pardonnent religieusement tout à leur idole, ne supportant aucune critique à son égard, n’admettant nulle parodie de son œuvre.

Je voudrais lui ouvrir les yeux sur la sinistre leçon de vie qu’il alimente pour l’instant : celle qui nous raconte que l’intégrité est un vain mot, qu’on peut chanter une chose tout en pensant son contraire, qu’en vieillissant on devient con, « étouffé de dinde aux marrons »

Je voudrais le secouer pour qu’il cesse de se bousiller la santé, de trahir ce qu’il a été, et de nous ôter par la même occasion l’envie d’écouter ses anciennes chansons sans se mettre à chialer.

J’aimerais le serrer dans mes bras. Lui dire merci. Vive la vie, même si elle est trop courte. Vive la révolution. À bas les colons. Au diable le pognon. Et merde à Macron !

• Gwenaël Breës

(Version longue d’une chronique parue dans le n°29 de Kairos, avril-mai 2017.)




Ma lune de miel avec Yvan Mayeur (et Paul Magnette)

J’ai récemment eu l’occasion de débattre aux côtés de mon bourgmestre, Yvan Mayeur, à propos de son litigieux piétonnier bruxellois. L’homme étant un dur à cuire, je m’apprêtais à un rude affrontement. Mais quelque chose d’inattendu se produisit ce jour-là : pendant un bref instant, témoignant de « la haine » qui s’abat sur lui depuis l’instauration du piétonnier, il laissa entrevoir l’homme qui se cache derrière le politicien… Pour la première fois, je ressentis quelque chose comme de l’empathie pour ce visionnaire, forcé d’imposer « un changement de paradigme » écologique et comportemental à coups de menton, face au conservatisme de ses semblables.

Le hasard du calendrier avait fait que ce débat se déroulait au plus fort de la semaine de résistance héroïque opposée par la Région wallonne au reste du monde à propos du CETA — résistance incarnée par Paul Magnette et le Parti Socialiste. Alors que mon cœur vibrait à l’unisson de ces nouveaux hérauts de la démocratie participative, en plein coming-out alter-mondialiste et qui redoraient le blason du politique, mon esprit faisait le parallèle avec Mr Mayeur : issu du même parti, il se bat lui aussi seul contre tous. Et l’empathie se transforma en sympathie. Touché par son récit, je me devais de lui donner quelques conseils — étant redevable de celui qu’il m’avait proféré, un jour où je m’étais permis de l’interpeller depuis les rangs du public lors d’un conseil communal : « Je vous propose de vous présenter aux élections, d’être élu et d’ensuite vous exprimer ! » M’aventurant sur un terrain glissant (la vindicte populaire a rendu l’homme légèrement susceptible voire paranoïaque), c’est avec la plus grande bienveillance que je me permis d’émettre quelques hypothèses sur les raisons de son désamour…

Mon bourgmestre semble avoir besoin de beaucoup d’attention et de reconnaissance. C’est humain. Mais pour l’obtenir, ne devrait-il pas écouter ses concitoyens (au moins faire semblant), comme le camarade Magnette, et désamorcer ainsi la colère qui s’est répandue contre sa méthode ? Car imaginons qu’au lieu de « poser un acte politique majeur » au pas de charge, tout en répondant aux mécontents « Qu’on nous laisse faire ! », il ait pris en compte leur avis, et qu’au lieu de tout faire pour incarner personnellement ce projet, il ait impliqué un maximum de monde dans son élaboration : n’aurait-il pas ainsi profité d’une intelligence collective, créé de l’adhésion, évité une communication incompréhensible et des cafouillages et adaptations à la petite semaine ?

Le bashing qu’endure mon bourgmestre provient, pense-t-il, « de bourgeois bien pensants du sud de Bruxelles » pour qui la voiture est l’inaliénable mère de toutes les libertés. Mais admettons qu’à mieux tendre l’oreille dans cette pluie de critiques, la réalité s’avère un millipoil moins binaire et qu’on y distingue soudain une diversité de points de vue, émis tant par des habitants et commerçants du centre-ville que par des usagers venus d’autres communes, automobilistes comme cyclistes, issus de toutes catégories sociales, mais ayant en commun de penser que son projet a rendu le Pentagone plus infernal qu’avant… Il se pourrait même qu’on y perçoive les voix d’adeptes de la mobilité douce : des alliés du « changement de paradigme », déplorant que celui-ci s’accomplisse sur les grands boulevards alors que les voitures et leur pollution sont renvoyées dans les petites artères voisines, et au prix d’une entrave de la desserte des transports en commun.

Supposons, enfin, que dans le débat public qui fait rage depuis deux ans, « le piétonnier » soit devenu un terme générique englobant un tas d’aspects n’ayant en partie rien à voir avec des questions de mobilité. Que les autorités n’aient rien fait pour dissiper cette confusion, par exemple en déclarant, acculées par la critique, que « le périmètre du piétonnier ne sera pas réduit mais qu’il y aura une réduction de la zone strictement piétonne ». Qu’il se trouve des Bruxellois craignant que ce périmètre vise avant tout à « booster l’attractivité touristique », et dont la vision des précédents piétonniers du centre-ville (artères de chalandise sans âme ni habitants, où la variété des commerces a disparu au profit de grandes chaînes et de franchisés) ou d’autres exemples à l’étranger (le Paris muséifié, la Barcelone acculée à lancer une politique répressive contre le tourisme de masse, etc.) ne rassure guère. Depuis l’instauration du piétonnier, la Ville de Bruxelles ne fait pas grand chose pour contredire ces mauvaises langues : tout-à-l’événementiel sur les boulevards, manifestations politiques détournées, écran publicitaire géant, concession à ClearChannel pour développer de l’affichage digital, suppression des kiosques à journaux, tentative de fermeture d’une baraque à caricoles, privatisation de la place Sainte-Catherine au bénéfice de terrasses de restaurants, interdiction de la consommation d’alcool en rue, élaboration d’un Schéma de développement commercial voulant attirer une « offre haut de gamme en lien avec la clientèle des touristes/congressistes », projets d’ouvrir un centre commercial et de transformer la Bourse en Beer Temple, béatitude affichée lors de l’ouverture d’un énième Carrefour (ce « commerce à destination des habitants [qui] correspond bien à la mixité de fonctions qu’on recherche »), etc. Tout cela n’est-il pas propice à créer la sensation que le « projet de ville » de mon bourgmestre s’inscrit prioritairement dans la compétition entre grandes villes dans une économie globalisée ?

J’en étais là dans mes réflexions amicales, lorsqu’il me fit comprendre par ses sarcasmes que j’avais tout faux. Flinguant la partialité de mon analyse, il informa l’assistance que mes rares informations pertinentes étaient à mettre sur le compte d’échevins de sa coalition. Traduction : si « le changement de paradigme » est imparfait voire incohérent, c’est de la faute à ses partenaires libéraux. Telle Els Ampe qui veut construire « plus de tunnels à Bruxelles », ou Marion Lemesre pour qui « piétonnier » rime surtout avec « touristes chinois » — ce n’est pas pour rien que la Ville y célébre désormais le Nouvel An chinois, ou a lancé les opérations I Shop on Sundays (afin qu’ils trouvent les magasins ouverts le dimanche) et You will Love Chinese Shoppers (pour leur faire connaître Bruxelles comme une « cool luxury shopping destination »)… Pauvre Yvan, songeais-je : devoir exercer le pouvoir avec des mandataires aux idées opposées, quel rôle ingrat. C’est donc quelque peu surpris que j’appris, dans la foulée, son souhait de reconduire cette alliance contre nature aux prochaines élections : « On a pris les risques, on a fait le boulot, on ne va tout de même pas laisser le soin à d’autres de couper les rubans ». Et patatras ! Voilà que la haute idée que je m’étais faite de la politique, en cette semaine où la Wallonie ne démordait pas de ses principes sociaux et démocratiques, se résumait au final à une vulgaire affaire de coalition.

Quelques jours plus tard, les socialistes francophones (qui déclaraient la veille encore que le temps de la démocratie aurait besoin de plusieurs semaines avant d’arriver à un accord) présentaient soudainement le CETA comme un bon traité. Et ceci « sans [y] toucher une virgule », claironnait le Premier ministre Charles Michel, s’envolant rassuré vers la Chine d’où il rapporta un joli trophée : « Le plus grand parti communiste du monde soutient mes réformes [libérales] et m’encourage à les intensifier. »

Non seulement mon bourgmestre n’avait pas voulu de mon amour, mais ma boussole politique était à nouveau déréglée. Si le socialisme est soluble dans le libéralisme, « le changement de paradigme » n’est donc pas pour demain ?

Gwenaël Breës

Article paru dans le n°27 de « Kairos, journal antiproductiviste », novembre-décembre 2016.




Fake

En ville, entre plage artificielle, folklores reconstitués, associations paravents, artisanat qui n’en est pas, faux clients, faux vieux et faux neuf, mirages et artifices sont partout. A-t-on franchi le rubicon de la duperie ?

Sable sur le bitume, palmiers en plastique, mojitos au Bacardi, cabanes décorées de feuilles de bananiers. Quelques transats disposés entre des bannières publicitaires entourées de grillages métalliques. L’été à Bruxelles, on profite d’un canal dont on voudrait nous faire oublier qu’il est avant tout industriel, même si ses lieux de production sont en train d’être transformés en lofts et en tours de logement de standing, ses rives en marinas, ses péniches en discothèques.

À la veille de la fête nationale, la place du Jeu de Balle (« tellement typique » du Vieux Bruxelles) est entourée de barrages de police et de checkpoints égayés par des drapeaux belges sponsorisés, envahie par un podium géant où défilent de vieilles gloires locales censées créer l’illusion d’une culture folklorique. Au printemps, on veut gommer les aspérités du marché aux puces en essayant d’en supprimer le brol et d’obliger ses marchands à remplacer leurs bâches par des tonnelles blanches et les caisses en carton par du plastique.

Puis vient l’hiver, la féérie des fêtes avec ses larges allées de petits chalets identiques bien alignés, copiés du modèle suisse et éclairés de lampions aux couleurs d’Electrabel, où l’on peut croiser des vendeurs de bière et de choucroute accoutrés de costumes bavarois, le tout agrémenté d’un faux sapin et parfois d’une fausse piste de ski…

Bon nombre de ces rassemblements sont organisés par l’ASBL Brussels Major Events, un paravent associatif piloté par la Ville de Bruxelles, pour qui l’événementiel semble avoir remplacé la culture. Le « festif » est leur leitmotiv, jusqu’à enterrer l’esprit des rave parties avec la grand messe de Tomorrow Land (et son extension touristique bruxelloise se déroulant sur « le plus grand piétonnier d’Europe » qui est peut-être aussi le plus paradoxal, puisqu’il a pour effets collatéraux de diminuer les transports en commun et d’augmenter le trafic automobile aux alentours). Mais attention, méfiez-vous de vos camarades de dance floor : cette année, l’État a engagé des jeunes pour surveiller « undercover » la vie nocturne des fêtards.

Désormais, c’est le bal des faussaires toute l’année. Au cœur de la ville, dans ce périmètre nouvellement dénommé BXL.Heart, la place De Brouckère est promise à devenir un « cœur créatif moderne d’interconnexion », les magasins de proximité des « commerces d’achats d’impulsions », pendant que l’ancien bâtiment de la Bourse attend sa transformation en New Beer Temple (tout en accueillant des expositions : il y a quelques mois, on a pu y visiter l’expo « Behind the Numbers » organisée par un fond d’investissement privé, dont on vous laisse deviner la valeur pédagogique), et que la réaffectation du Palais de Justice est encore incertaine mais déjà pleine de promesses. De son côté, le nouveau méga-centre commercial Docks vend non pas des marchandises, mais de l’« expérience urbaine » et de « l’architecture écoresponsable ». Tandis que certaines enseignes en sont à payer de faux clients pour contrôler le comportement de leurs caissières.

Alors que l’incrédulité face à la parole politique, étatique, financière ou médiatique a déjà atteint des sommets (et n’oublions pas les exploits un peu trop prodigieux de certains sportifs pourtant auréolés de gloire), c’est à présent dans toutes les strates de la vie urbaine que s’instille la confusion et la difficulté de distinguer le faux du faux. Y compris dans nos assiettes, où apparence et emballage priment sur le contenu. Et pas seulement pour les touristes à qui l’on vend de l’authenticité cuisinée dans des caves infestées de petits rongeurs, des glaces qui n’ont d’italiennes que le nom, des frites surgelées et des moules au printemps. On a bien du mal à se retrouver dans les étalages des magasins, entre produits bios traités aux pesticides, succédanés de viande végétaux et plats étiquetés végétariens mais contenant des ingrédients carnés. Et à l’heure où les autorités adulent la street food lorsqu’elle est vendue dans de proprettes camionnettes customisées (jusqu’à avoir son Brussels Food Truck Festival), les mêmes veulent déloger la baraque à caricoles de la Bourse parce que sa vue « n’est pas très agréable (…) quand on est en terrasse chez Exki ».

Dans la capitale d’une Europe qui n’a officiellement pas de capitale, les institutions placardent des affiches vantant leur transparence, pendant que des agences publiques et privées rivalisent de techniques de geomarketing pour fabriquer de « nouvelles identités » aux quartiers. Récemment, le concours Make.Brussels a ainsi choisi dix quartiers pour permettre aux consommateurs que nous sommes d’être in à la rue Neuve, relax à Notre-Dame-aux-Neiges, smart au Sablon, yourself à Saint-Jacques, welcome à Lemonnier, amazed au Mont des Arts, hungry à Sainte-Catherine, charmed à la Grand Place, curious aux Marolles ou encore original à Dansaert. Parmi les idées primées, le Sablon accueillera une expérience de « dégustation de chocolat avec les oreilles » et la rue Neuve aura sa « gazette compilant les dernières tendances locales sur le shopping avec une touche de social pour les recommandations ».

Dans un environnement d’imposture, toc et plagiat sont rois. Commerces de greenwashing, pop up stores, poubelles intelligentes, bornes de réalités augmentées, bars à concept et autres voitures électriques se répandent dans la ville. Le vintage remplace peu à peu le commerce de vêtements d’occasion : c’est toujours de la seconde main, mais c’est plus cher que du neuf — à l’image des magasins qui poncent des meubles neufs de bas de gamme pour leur donner la patine (et la valeur) de meubles anciens…

Au rayon des jeunes entrepreneurs « audacieux », le Brussels Beer Project a été gratifié récemment du titre de « Bruxellois de l’année » pour son projet de micro-brasserie « collaboratif » financé en partie par le crowdfunding et censé « perpétuer nos traditions brassicoles » grâce à des recettes variables, dont la publicité ne nous explique pas qu’elles sont en partie fabriquées en Flandre selon des techniques industrielles.

Dans cette course permanente à « l’innovation » et au changement, le nouveau chasse l’ancien même s’il n’est encore qu’un jeune débutant. À l’ère du « durable », l’obsolescence ne se cantonne pas au domaine du matériel : l’avenir appartient à qui pourra se recycler rapidement. C’est pourquoi « l’innovant » a tant besoin de la « classe créative », cette machine à créer des marques, des identités provisoires, à se ré-approprier et à dénaturer n’importe quel mouvement politique ou artistique, à vendre des idées originales récupérées dans de vieilles casseroles, et à transformer au passage les réfractaires en ringards nostalgiques et passéistes. « L’innovant » glorifie les self-made-men et les « auto-entrepreneurs » — et accessoirement, une économie de la précarité et de l’exploitation, comme nous le rappellent les travailleurs non indemnisés et dont les prestations n’ont pas été payées lors de la faillite de Take It Easy. « L’innovant » uberise, deliveroose, airbnbise et marchandise le non-marchand (qu’on songe au co-voiturage devenu un véritable marché monopolisé par Blablacar). C’est aussi une fabrique à anglicismes, qui brande, benchmarke, geomarkette. Qui dit .brussels plutôt que Bruxelles, parle en langage titré, met des points, des hashtags et des arobases dans chaque phrase. Qui rêve en slogans et voit des logos partout. Ne sait rien faire sans communicants. N’a pas d’idées mais des concepts. Ne renouvelle pas le sens mais cherche à le tuer…

Là-dessus, que diriez-vous d’être un peu yourself en allant boire une bonne bière micro-brassée collaborativement, servie par un authentique Bavarois qui vous surveille undercover dans un food truck novateur à l’ombre d’un palmier en plastique bio ?

Gwenaël Breës

Article paru dans le n°26 de « Kairos, journal antiproductiviste », septembre-octobre 2016 (photo : Le Brussels Beer Project élu Bruxellois de l’année 2016).




Non assistance à personnes affamées

Monsieur le Directeur,

Nous avons le plaisir d’écrire ces quelques mots
Au fond du désespoir, du fond du réfectoire
De votre maison de repos où on ne fera pas de vieux os
Bonne idée que cette enquête de satisfaction
Nous voulons profiter de cette belle occasion
Pour faire connaître les raisons de notre dépression
Et vous entretenir de la question de la nutrition

Chaque jour les repas qu’on nous sert ne passent pas
Chaque matin, chaque midi, sandwiches à la farine
Café filtre réchauffé et capsule de faux lait
Fruits sans vitamines aussi fades que les tartines
Cracottes que personne n’aime, biscuits aux OGM
Flan à la gélatine et jambon aux hormones
C’est ainsi qu’on bichonne notre santé dans ce home

Vient la fin de journée, les flocons de mousseline
L’odeur de vos cuisines qui infecte nos narines
Comment voudriez-vous qu’on soit dans notre assiette ?
Conserves de légumes, raviers sous cellophane
Plats mal décongelés, aliments en barquettes
Le dégoût, l’amertume, à petit feu nous fanent
L’envie part en purée, la vie part en sucette
On s’éteint comme des vieux en manque de soins

Certes nous sommes des papys
Aux pensions pas très grasses
Mais d’ici à ce qu’on trépasse
Il nous reste des papilles
Or jamais nous n’avions mangé
Aussi mal de toute notre vie
C’est pourquoi vous trouverez
Notre plainte pour non assistance
À personnes affamées

Monsieur le Directeur, pour calmer notre fronde
Notre mauvaise humeur chauffée au micro-onde
Nos commentaires grognons, une nouvelle rébellion
Il vous suffit de suivre nos revendications :
Retirez notre santé des sociétés auxquelles
Par nonchalance sans doute vous l’avez sous-traitée
Qu’on cesse de nous servir du dimanche au samedi
Des menus identiques qui finissent en coliques
Et dont nul cuisinier ne saurait être fier
Sauf à vouloir ramasser à la petite cuiller
Nos corps mous, encore tièdes, comme ces substances austères
Qui ont toujours le goût stérile de la clinique
Celui de la fourchette, des couverts en plastique
La saveur du gros sel, du savon, de la javel
Qui nous coupe l’appétit, qui nous anéantit

Nous tenons au contraire à toutes nos facultés
Système immunitaire, plaisirs alimentaires
Élémentaire, c’est une question de dignité
Ce questionnaire est l’occasion d’en témoigner
Et comme, moins que quiconque, nous n’avons de temps à perdre
Nous vous laissons deux semaines pour y remédier

Veuillez recevoir, Monsieur le Directeur
L’expression de nos salutations écœurées.

Gwenaël Breës

Article paru dans le n°25 de « Kairos, journal antiproductiviste », juillet-août 2016 (dessin : Sophie Legrelle).




Attentats dans les cœurs et les esprits

“Nous vivons dans un monde plutôt désagréable, où non seulement les gens, mais les pouvoirs établis ont intérêt à nous communiquer des affects tristes. La tristesse, les affects tristes sont tous ceux qui diminuent notre puissance d’agir. Les pouvoirs établis ont besoin de nos tristesses pour faire de nous des esclaves. Le tyran, le prêtre, les preneurs d’âmes, ont besoin de nous persuader que la vie est dure et lourde. Les pouvoirs ont moins besoin de nous réprimer que de nous angoisser…” (Gilles Deleuze, 1977)

22 mars. Rien de ce qui nous arrive aujourd’hui n’est une surprise. Et probablement rien de ce qui va suivre non plus. Au-delà de la tristesse, de la rage et de la peur qui nous envahissent, le pire est peut-être le sentiment d’impuissance que provoque ce genre de drame à répétition. Justement parce que c’était tellement prévisible, parce que rien n’est fait pour changer le cours des choses, parce qu’outre les fêlés qui se font exploser au milieu de la foule et sont suffisamment nombreux pour qu’on ne soit pas au bout de l’horreur, les fêlés qui nous gouvernent ne comptent pas une seconde remettre en question leurs politiques, arrêter leurs guerres et leurs victimes innocentes quotidiennes — bien commodes tant qu’elles sont loin de nous, invisibles, sans noms et sans visages. Ces pompiers pyromanes n’envisagent pas plus de repenser les injustices sociales dans nos sociétés, au contraire : ils nous enjoignent à ne pas réfléchir, à n’agir que sous le coup de l’émotion et de la vengeance, pour continuer l’escalade jusqu’à ce que « la guerre » ne soit plus un mot utilisé à l’emporte-pièce mais une réalité qui se sera vraiment propagée partout et aura profondément transformé nos sociétés.

24 mars. Depuis deux jours, le débit médiatique est continu. Je me suis moi-même surpris à m’y connecter au moindre retentissement d’hélicoptères et autres sirènes de police. Ce faisant, je me suis rappelé l’époque des tueries du Brabant wallon, au début des années 1980, et leur impact psychologique. J’étais enfant et j’avais été choqué, mais pas traumatisé. C’était un autre temps : Internet n’existait pas et les télévisions n’interrompaient leurs programmes à tout-va pour diffuser de l’information non-stop. Il fallait attendre la fin du film avant d’avoir droit à un flash spécial. Les tueries étaient aveugles, imprévisibles, proches de nous, mais il y avait moyen de relativiser. Aujourd’hui, le traumatisme des attentats est largement amplifié par le traitement médiatique. S’informer implique de confronter son cerveau au direct permanent, à l’absence de recul et d’analyse, au sensationnalisme, aux informations non vérifiées balancées sans même user du conditionnel. Sans compter la sous-médiatisation de faits marquants tel le scandaleux accord avec la Turquie (qui met de facto fin au droit d’asile et renforce la posture de l’Europe comme forteresse assiégée), dont les implications ont été largement occultées par la traque des suspects des attentats de Paris puis de Bruxelles.

À défaut de pouvoir couper le son des sirènes et des hélicos, il est devenu question de salubrité mentale de s’extraire au moins des flux continus des sites d’information, des télés, des réseaux sociaux et de leurs effets anxiogènes. Besoin de répit, de distance, de se faire du bien, de retrouver des capacités d’agir et pour ce faire, de se voir et se parler “en vrai”.

2 avril. Se rendre à la Bourse pour un rassemblement anti-raciste, une semaine après que 400 supporters de foot emmenés par quelques néo-nazis aient paradé au même endroit et le jour-même où un groupe d’extrême droite annonce une manifestation à Molenbeek. Apprendre que toute manifestation est interdite aujourd’hui en région bruxelloise. Découvrir sur place un déploiement policier largement plus important que la somme des potentiels manifestants, des badauds, des touristes et des personnes rassemblées devant le mémorial spontané face aux marches de la Bourse. Voir le président de la Ligue des droits de l’homme se faire arrêter juste parce qu’il se trouvait là. Ça, c’est fait.

Se faire filmer par des policiers en civil. Se voir intimer l’ordre de déguerpir. Obtempérer. Se rendre dans un café proche, s’asseoir en terrasse, boire un verre. Assister aux arrestations parfois violentes de dizaines de personnes au comportement pacifique, ne brandissant aucune banderole ni ne scandant aucun slogan. Ça, c’est fait.

Voir la police encercler la terrasse du café, tout en laissant tranquilles militants d’extrême droite regroupés sur celle du pub irlandais d’en face. Se réfugier à l’intérieur du café. Voir les clients se faire contrôler leur identité, certains étant amenés dans les toilettes pour y être fouillés, puis quasiment tous se faire menotter avec des colsons et arrêter. Voir ensuite des policiers entrer dans le café et arrêter des personnes assises tranquillement en train de boire leur verre. Échapper à tout cela de manière aussi arbitraire que d’autres se sont faits arrêter… Ça, c’est fait.

Le lendemain, voir le président de la Ligue des droits de l’homme sur le plateau de la télévision de service public, sommé de s’expliquer sur sa présence à la Bourse et être suspecté d’avoir orchestré un “coup de pub” en se faisant arrêter, par des journalistes ne disant rien des conditions de cette interpellation qui concernait pourtant des dizaines d’autres personnes. Deux semaines plus tard, apprendre que le commissaire de police responsable de cette décision, et qui s’est par ailleurs distingué à de nombreuses autres reprises pour des violences et interpellations massives de “gauchistes”, compte déposer plainte contre président de la Ligue des droits de l’homme, coupable à ses yeux d’avoir critiqué publiquement son attitude. Ça aussi, c’est fait.

C’est quoi la prochaine étape ?

Gwenaël Breës

Article paru dans le n°24 de « Kairos, journal antiproductiviste », avril-mai 2016.




Niveau 4, degré zéro de l’info

À Bruxelles, pendant que la police était à la recherche d’aiguilles dans une botte de foin et que le gouvernement bouclait toute la grange, la ferme et les prés qui l’entourent… les médias se sont tus dans toutes les langues.

Tout a commencé comme une mauvaise gueule de bois, un samedi matin, une semaine après les attentats de Paris, avec l’annonce d’une menace similaire « sérieuse et imminente » (niveau 4) à Bruxelles. Un niveau d’alerte déterminé par l’opaque OCAM (Organe de coordination pour l’analyse de la menace) et suivi par des décisions politiques inédites. On n’avait jamais vu une ville belge en pareil état de siège à l’époque des Tueurs du Brabant ou des CCC, pas plus qu’à Paris ou dans des pays connaissant des vagues régulières d’attentats.

Pendant six jours, on a nagé en pleines injonctions paradoxales. « La vie économique et sociale doit continuer », disait le gouvernement tout en paralysant Bruxelles avec des mesures qui n’ont pas toujours eu le mérite de la cohérence : marchés ouverts samedi mais annulés dimanche et les jours suivants, métro fermé tandis que les trains circulaient tranquillement dans la ville, grands rassemblements interdits mais aussi une multitude de petits événements culturels ou sportifs, ouverture d’un Centre de Crise et de sa ligne d’appel d’urgence pourtant inaccessibles dès la soirée, grandes surfaces ouvertes mais écoles fermées, puis réouvertes sans surveillance particulière malgré le maintien du niveau d’alerte (soudain, nos dirigeants étaient parfaitement renseignés sur les intentions des terroristes pour qui « Les écoles et les métros seraient moins susceptibles d’être des cibles »), ou encore octroi d’une prime aux chauffeurs de De Lijn acceptant de travailler malgré la menace,… Derrière l’objectif affiché d’écarter une menace (objectif dont même le Parquet n’a jamais confirmé qu’il a été atteint), cette cacophonie a plongé la population dans la confusion et la psychose, certains parents et navetteurs se demandant ainsi pourquoi on leur faisait courir de tels risques en période de « danger maximal ».

Croquettes de la liberté, vous êtes bien mal embouchées

Au bout d’une semaine de bouclage, il a fallu tout l’art du rétropédalage politique pour justifier l’évaporation de la menace, subitement redevenue « possible et vraisemblable » (niveau 3) quelques heures après que le Premier ministre ait pourtant déclaré qu’elle « est devant nous », et alors que l’OCAM avait annoncé son maintien au niveau 4 pour plusieurs jours encore. La police avait-elle donc mis la main sur les terroristes « lourdement armés » dont la traque a justifié le bouclage de Bruxelles ? Que nenni. D’abord, on ne sait toujours pas combien ils étaient, ces terroristes, leur nombre ayant oscillé de un à dix selon les déclarations. Leurs armes et leurs explosifs n’ont jamais été saisis. Et l’ennemi public n°1 est resté introuvable après avoir été vu tour à tour à Anderlecht et Molenbeek, dans un bar gay et au stade Roi Baudouin, mais aussi en direction de la Syrie et en Allemagne. Il a même fait l’objet d’une tentative d’interpellation près de Liège… sauf que ce n’était pas lui, mais un jeune homme de bonne famille qui a bien failli se faire dézinguer par la police pendant son sommeil. Quant aux 16 personnes arrêtées lors des premières perquisitions, 15 ont été relâchées le lendemain sans inculpation… Malgré cette absence de résultat, le gouvernement nous a expliqué que « Le caractère urgent de la menace se réduit petit à petit ». Pas à coups d’assauts spectaculaires ou de démantèlement de réseaux, non, on n’est pas au cinéma. Mais en avançant « petit à petit vers une normalisation de la situation », doucement, silencieusement.

En réalité, la hausse et la baisse du niveau d’alerte semblent avoir été davantage utilisées à des fins politiques que policières. En une semaine de bouclage, l’économie bruxelloise a été touchée de plein fouet tandis qu’on assistait à une recrudescence des actes islamophobes. Pire : il était moins une avant que les Plaisirs d’Hiver soient annulés ! La Ville de Bruxelles, bien en peine de rassurer chalands et touristes pour les convaincre de revenir faire leur shopping dans le centre-ville (d’autant qu’un ministre fédéral venait de déclarer que les cibles privilégiées des terroristes seraient des « pôles d’activité commerciale »), sentait le sol se dérober sous ses pieds. Mais tout est bien qui finit bien : grâce à la baisse de l’alerte, elle a pu dès le lendemain inaugurer son marché de Noël avec ses guirlandes sponsorisées, son Gluh Wein industriel, ses fouilles et ses patrouilles de police épaulées par des agents de sécurité. Une belle fin d’année en perspective. Sauf qu’à moins de se contenter d’avoir retrouvé notre liberté de consommer, il fallait bien admettre qu’on venait de vivre un moment d’accélération, le déclencheur de quelque chose dont il était encore difficile de cerner les contours, et qu’il était grand temps de se préoccuper des libertés qu’on risquait de perdre dans cette histoire.

Pendant le niveau 4, il n’y a pas que les rues de Bruxelles qui étaient vides. Les médias, d’habitude si prompts à proposer de l’info en continu en ce genre d’occasion, ont observé un mutisme assourdissant. Ils ont ainsi accepté « les consignes données » : se taire pendant que la police travaille (et pendant que les utilisateurs de réseaux sociaux diffusent des images de chats – ils seront pour cela remerciés par l’envoi d’une image de croquettes dans une gamelle frappée du logo de la police fédérale), ne poser aucune question lorsque le Parquet daigne donner une conférence de presse d’à peine 10 minutes et en trois langues s’il vous plaît. Les médias belges ne se sont guère attardés par exemple sur ces armes chimiques qui se sont avérées être du lait battu, ni sur l’opération policière rue du Midi dont il fallut lire la presse étrangère pour apprendre qu’elle serait due à une « fausse alerte ». Et lorsqu’ils ont annoncé qu’une « vague d’attentats » avait été déjouée, c’est surtout leur info qui était vague – elle sera d’ailleurs démentie par la suite. Cette analyse énoncée par une radio nationale, en plein bouclage de Bruxelles, résume bien l’état d’esprit médiatique du moment et l’absence de tout recul critique : « La menace reste bien réelle et concrète. Pourquoi ? Eh bien parce le niveau 4 de la menace est maintenu à Bruxelles et, rappelons-le, il correspond à une menace imminente ». Brillant.

Mais il n’y a pas que la presse qui s’est tue. Pendant quelques jours, les voix critiques étaient inaudibles, comme si elles avaient été anesthésiées par la seule évocation du terme « terrorisme ». Il faudra trois jours pour qu’apparaissent timidement les premiers questionnements sur la nature de ce qui se déroulait : opération anti-terroriste, ou expérience de franchissement de nouvelles frontières dans l’état sécuritaire avec aux manettes un gouvernement dominé par la N-VA (laquelle dirige les départements de la Sécurité, de l’Intérieur et de la Défense) ? Mais trois jours, c’est amplement suffisant pour installer un climat de peur et d’anxiété, pour faire accepter beaucoup de précédents, des mesures « d’exception » qui, insidieusement, risquent bien de devenir habituelles… Depuis novembre, l’armée est en rue. Des nouvelles lois liberticides ont été votées dans l’urgence. Et il est désormais question d’instaurer un niveau 5 de menace, à côté duquel le niveau 4 ne serait plus qu’une banalité.

De ce point de vue, la leçon la plus terrifiante de cet épisode est peut-être de constater à quelle allure le silence peut s’instaurer et les contre-pouvoirs se tarir.

Gwenaël Breës

Article paru dans le n°23 de « Kairos, journal antiproductiviste », février-mars 2016.




« Le Soir » sur le piétonnier : un GPS qui fait fausse route

Cela faisait belle lurette que je ne le lisais plus. La goutte d’eau en avait été une de ces campagnes de promotion soulignant leur propre vacuité tant elles cherchent à vendre un produit sur des « valeurs » qui ne sont pas les siennes : « Le Soir se lève contre l’inacceptable », « On aura toujours raison de l’ouvrir », « Le Soir, j’y vois clair » ou encore « Le Soir. Je lis donc j’agis »… Quoiqu’il en soit, mon sevrage avait été immédiat et thérapeutique. Mais, par les bonnes grâces d’internet me renvoyant à la figure ce à quoi je tentais d’échapper, je l’ai retrouvé sur ma route et c’est surtout à travers de questions locales que j’ai eu l’occasion de tester son attachement infaillible aux valeurs qu’il affiche : « indépendance, fiabilité, citoyenneté, inspirant dans l’action ».

De l’art de l’esquive

Il y a un an, tout au long de la mobilisation contre le projet de la Ville de Bruxelles de construire un parking sous la place du Jeu de Balle, « Le Soir » avait montré peu d’empressement à couvrir le sujet. Le journal qui revendique être un « GPS dans l’actualité » et aider ses lecteurs à « faire le tri entre ce qui est dérisoire et essentiel », avait sans doute jugé que les 23.336 signataires (en trois semaines) de la pétition contre ce parking menaient un combat dérisoire…

La Ville avait fini par capituler, improvisant le déplacement de son projet sous un immeuble de logements sociaux, à 300 mètres de là, venant ainsi contredire et compliquer l’élaboration de son propre Contrat de quartier au même endroit. « Le Soir » passa sous silence tour à tour l’opposition des habitants, la débâcle des autorités mettant 7 mois à se rendre compte qu’un parking était incompatible avec l’inscription de ce terrain en zone verte, et encore leur « plan C » consistant à construire ce parking sous une gare… sans avoir consulté la SNCB, dont la fin de non recevoir tomba dans les 24h ! Savoir que la Ville procède avec tant d’amateurisme, voilà qui n’intéresse sûrement pas les lecteurs.

« Donner des armes » à ceux-ci pour qu’ils « se fassent leur propre opinion plutôt que de se limiter à leur dire ce qu’ils doivent penser », voilà l’ambition du « Soir ». Qui supposerait en l’occurrence une analyse détaillée et un débat contradictoire sur cette frénésie excavatrice et le programme dans lequel elle s’inscrit : celui de « rendre » aux piétons les boulevards du centre-ville et à la voiture les sous-sols de quatre places et les étroites artères du « mini-ring ». Ce programme — qui à défaut d’une vision cohérente repose sur un accord bancal entre socialistes et libéraux — doit à l’échéance électorale de 2018 son timing infernal et sa phobie des procédures démocratiques, comme le résume le bourgmestre Yvan Mayeur : « Il faut décider vite sinon je sais ce qui va se passer. On va être confronté à un tas d’experts et de comités qui vont donner leur avis bien entendu négatif. Sans compter les procédures légales qui sont une vraie partie de plaisir. »

Le « projet de société » que le bourgmestre est en train d’imposer dépasse largement le cadre de la mobilité : interdiction de manifester des opinions politiques sur les boulevards mais autorisation de happenings commerciaux, privatisation de l’espace public, interdiction de la consommation d’alcool en rue (sauf sur les terrasses), schéma de développement pour « upgrader » l’offre commerciale à destination notamment des touristes chinois, suppression des kiosques à journaux, installation d’écrans publicitaires géants, concession à ClearChannel pour développer l’affichage publicitaire digital sur le parcours du piétonnier, tout-à-l’événementiel, etc. Mais « Le Soir » préfère résumer la complexité de la problématique à une opposition binaire entre « partisans » et « opposants », suggérant que les voix critiques (cyclistes, personnes à mobilité réduite, automobilistes, associatif, patronat, autorités régionales, commerçants, habitants – y compris ceux qui défendent le principe de piétonnier et qui l’avaient initialement revendiqué) n’émaneraient que d’esprits retors, de partisans du tout-à-la-voiture, bref, un concert d’égoïsmes et d’archaïsmes. Cette malhonnêteté éditoriale ne consiste pas seulement à prendre parti pour les projets de la Ville, mais à le faire de manière non assumée, ne donnant la parole qu’à certains, éludant des informations et en fragmentant d’autres…

« Le Soir », quelques raisons de ne plus l’ouvrir…

En octobre, « Le Soir » ouvrait ses colonnes au philosophe et économiste Philippe Van Parijs : celui qui déclarait quelques mois plus tôt que « les habitants ne sont pas propriétaires de la ville » y proposa sa vision enthousiaste du piétonnier, gommant toute complexité, évacuant la question démocratique, réduisant les incidences de ce plan à de menus détails de « software » qui se règleront avec le temps. Une opinion relevant moins de l’analyse circonstanciée d’un membre du milieu académique que du parti-pris hâtif d’un citoyen n’hésitant pas à prendre quelques libertés avec la réalité et avec l’Histoire. Ainsi, évoquer « un retour au projet initial de nos boulevards [qui] ont été conçus à la fin du 19e siècle pour que les Bruxellois puissent flâner sur toute leur largeur, y papoter, y laisser jouer leurs enfants », c’est oublier un peu vite que les voiries étaient alors destinées aux tramways, calèches et charrettes (avant d’être accaparées par l’automobile), tandis que les trottoirs étaient dédiés aux piétons. Et c’est omettre de dire que désormais la Ville complique le cheminement des bus dans le centre et renvoie les voitures vers des artères moyenâgeuses, certainement pas conçues pour l’automobile et où on ne laisserait plus un enfant « flâner » sans masque à gaz.

Le lendemain, le quotidien qui ne renonce à rien pour faire reculer les frontières de l’ignorance et du conformisme réunissait à Mons des penseurs de la question urbaine, comme l’architecte-star Santiago Calatrava (concepteur des gares de Liège et bientôt de Mons) et plusieurs bourgmestres (dont Elio Di Rupo et Yvan Mayeur), pour un remue-méninges de haute volée à la conclusion digne de l’audacieuse « éditorialiste en chef » Béatrice Delvaux : « La ville est un être complexe, multiple, aux enjeux aussi variés que ceux qui y vivent ».

Le surlendemain, le lecteur du « Soir » pouvait ainsi apprécier avec plus de hauteur le compte-rendu de la Commission de concertation relative au piétonnier. Une demi-page signée Pierre Vassart (chef des pages bruxelloises), ne donnant curieusement aucune clef pour comprendre que cette concertation — organisée à l’issue d’une enquête publique menée à contretemps (alors qu’une phase test est en cours pour encore plusieurs mois) et avec pour seul objet à l’aménagement du piétonnier (les bancs, la suppression des bacs à fleurs,…) — ne permettait pas de se prononcer sur la préoccupation essentielle des 200 personnes présentes : celle de la mobilité. Pas un mot sur les nombreuses critiques du plan de mobilité, ni sur la revendication d’organiser une étude d’incidences, ni même sur l’absence d’études préalables — la Ville étant pourtant confrontée actuellement à des recours judiciaires pour ce motif précis. Des 3h30 de débats, le reporter n’a retenu que des paroles « [refusant] en bloc le principe même de piétonnier » ou estimant au contraire « que celui-ci n’allait pas assez loin »… propos qu’il est bien le seul à avoir entendus. Pas étonnant, puisqu’il souligne dans la foulée l’absence à la réunion d’une association qui y était pourtant présente au vu et au su de tous. En réalité, c’est le journaliste du « Soir » qui n’a pas pris la peine d’y pointer son nez et qui tenta de maquiller son absence en donnant la parole au seul échevin de l’Urbanisme.

Ce traitement de complaisance n’a évidemment rien à voir avec la proximité entre certains journalistes et élus. Ni avec le fait que les autorités communales publiaient dans « Le Soir », 15 jours après la concertation, un supplément de 28 pages d’articles non signés vantant les bienfaits de l’annonceur publicitaire de la page d’en face. La palme revenant à l’article « Les parkings, un atout pour le piétonnier bruxellois »… publié en face d’une publicité pour Interparking !

Gwenaël Breës

Article paru dans le n°22 de « Kairos, journal antiproductiviste », novembre 2015-janvier 2016.

Dessin : Lison De Ridder.




Petit bréviaire de novlangue piétonnisante

Sous l’apparence sympathique de permettre « aux citoyens de se réapproprier l’espace public », le piétonnier que de nombreux Bruxellois avaient appelé de leurs vœux s’est transformé en projet de parc-à-thèmes flanqué de sa « route des parkings ».

Au fil des plans et annonces qui se succèdent depuis plus d’un an, les desseins de la Ville de Bruxelles pour la naissance d’un « nouveau cœur » urbain (« BXL.Heart ») se précisent. Les boulevards centraux sont voués à devenir « une succession de places et placettes » avec d’un côté, la place De Brouckère redessinée en « agora » (aussi appelée « Times Square ») et de l’autre, la place Fontainas en « jardin ». Entre les deux : l’espace situé devant l’actuel Centre administratif se métamorphoserait en « foyer », la place de la Bourse en « théâtre urbain » et l’immeuble de la Bourse en « New Beer Temple ». Le ton est donné : dans l’auto-proclamée « plus grande zone piétonne d’Europe », ce sera « Plaisirs d’Hiver » toute l’année.

Les transports en commun seront déviés de cette « zone confort », mais un petit train électrique permettra aux touristes d’y circuler et des taxis de rejoindre le casino.

Pour parfaire ce plan de lutte contre « la bronchiolite, première maladie infantile de notre Ville, dûe au taux de pollution extrêmement élevé dans notre Ville », le Mayeur et son Collège veulent construire quatre nouveaux parkings souterrains sous des places historiques. Ils seront concédés pour une durée de 35 ans à des investisseurs privés à qui il incombera d’élaborer et réaliser le réaménagement des espaces publics. À ceux qui s’étonnent de ce projet en contradiction avec la suroffre de places de stationnement dans le périmètre et avec le Plan régional de Mobilité (qui vise à réduire l’utilisation de la voiture individuelle de 20% à l’horizon 2018), on rappellera que le Ministre régional de la Mobilité est aussi élu à Bruxelles-Ville et qu’il défend ces mesures négociées entre les partis de la majorité communale. Rien d’étonnant donc à ce que la Région mette son stand au MIPIM de Cannes (le marché international de la promotion immobilière) à disposition de la Ville pour y promouvoir son projet, baptisé pour l’occasion « BXL.Park ».

Autour de la « zone confort » : une « boucle de desserte » automobile, prompte à saturer des artères habitées et pour certaines déjà complètement embouteillées aux heures de pointe. Si le Mayeur s’offusque du vocable de « mini-ring », son Échevine de la Mobilité n’hésite pas, elle, à parler de « route des parkings ». Elle demande d’ailleurs « aux gens qui n’ont pas de voitures d’être solidaires avec ceux qui en ont une », et précise ainsi sa pensée : « Nous essayons que les automobilistes qui pénètrent dans le Pentagone évitent au maximum les quartiers résidentiels ». Les habitants du Pentagone, eux, peuvent subir la « zone d’inconfort » et sa pollution automobile…

Mini-ring, parkings… et bling-bling

L’Échevine des Affaires économiques, elle, voit ces parkings comme l’opportunité d’accroître « l’attractivité des logements, avec pour conséquence éventuelle l’arrivée d’habitants à meilleure capacité contributive », et le piétonnier comme « un plan de redéploiement économique » permettant de « booster le cœur de ville ». Au programme : étendre l’autorisation d’ouverture dominicale des commerces, « upgrader l’offre commerciale » en attirant « des enseignes de qualité » et en décourageant « le bas de gamme » — ce qui sera fait notamment par le non renouvellement de certains baux commerciaux de rez-de-chaussées appartenant à la Ville, ou encore par l’interdiction de mener une activité horeca à certains endroits…

La Ville veut agir, car les commerces du centre-ville sont menacés par Neo, ce vaste projet de transformation du plateau du Heysel en centre d’affaires, de loisirs et de commerce, qui a été initié… par la Ville, sous forme d’un partenariat public-privé des plus opaques. L’avènement de Neo, avec son centre commercial de 70.000 m2, ses bureaux et ses parkings, se solderait par une perte de clientèle de 23% pour les commerces du centre. C’est du moins le résultat d’une étude commanditée par la Ville à un consultant privé spécialisé dans le « geomarketing »… qui a aussi travaillé pour Neo.

L’Échevine des Affaires économiques, opposée à Neo lorsqu’elle siégeait dans l’opposition, le défend aujourd’hui « par cohérence politique ». Gênée aux entournures, elle veut éviter de construire « un succès qui se baserait sur l’effondrement du cœur de ville ». Remède préconisé : spécialiser les « noyaux commerciaux » en leur donnant de « nouvelles identités ». Ainsi, la rue Neuve deviendrait la « High street belge n°1 » attirant notamment « des concepts de magasins voués à une marque (ex. : Disney) » ; la place De Brouckère un « cœur créatif moderne d’interconnexion » avec « pop up store permanent axé sur les innovations », « bornes de réalités augmentées » et « logements pour classe créative » ; le boulevard Adolphe Max jouerait la carte d’une « offre haut de gamme en lien avec la clientèle des touristes/congressistes » ; le boulevard Anspach accueillerait « des commerces d’achats d’impulsions », etc.

Adieu simples troquets, artisans, bouquinistes, épiceries, pharmacies, night-shops et autres commerces de proximité ? Place au « centre commercial en plein air » ? Ceux qui craignaient une « disneylandification » du centre-ville ne croyaient pas si bien dire.

Un Mayeur « qui ose »

Derrière l’affirmation martelée en boucle qu’il faut avoir « une vision » et « des ambitions » pour la ville, et que celles-ci doivent « profiter en premier lieu aux habitants », la « cohérence » qui émerge des plans de la Ville est plutôt celle d’un urbanisme déterminé par le tourisme et le « benchmark international ».

Le Collège peine ainsi à justifier que ses plans n’aient fait l’objet d’aucune étude d’incidences ni enquête publique, qu’ils soient si peu concertés avec ses services administratifs et contradictoires avec d’autres plans de la Ville encore en cours d’exécution comme certains Contrats de quartier. Quant au « processus participatif » mis en place, il se contente « d’informer pour garantir l’adhésion » des habitants.

« Je sais que ce plan fait peur. C’est normal, parce que c’est nouveau et quand c’est nouveau, ça fait peur », répète à l’envi l’Échevine de la Mobilité pour expliquer les nombreuses critiques auxquelles elle doit faire face. Mais en fait de « modernité » et d’« innovation », le système qui permet l’éclosion de ces projets est une banale réplique du modèle de gouvernance néo-libérale, promu au rang d’horizon indépassable de la démocratie locale.

Lorsqu’on y regarde de plus près, ce système a aussi quelque chose de moyenâgeux. Il faut assister à un Conseil communal à Bruxelles-Ville pour observer à quel point le Mayeur et ses Échevins, assis dans leurs fauteuils cossus sous les lambris dorés de la salle du Conseil, méprisent tout questionnement ou critique émis envers leurs projets. « Le pouvoir, c’est de ne pas partager toute l’information et de la garder pour soi », dit le Mayeur en réponse à une question d’élus de l’opposition… Élus auxquels il arrive de ne recevoir l’ordre du jour complet d’un Conseil communal que quelques jours avant sa tenue, voire des documents juridiques importants et complexes le jour-même de leur mise au vote.

Il faut le voir pour le croire. Voir le Mayeur brandir le résultat d’une étude confiée à un bureau privé qui n’a de « participative » que le nom, et affirmer, sous le feu des critiques, qu’il bénéficie d’un large soutien de la population. Voir les membres de sa Cour gloser sur les questions des conseillers communaux, qu’ils écoutent à peine, trop occupés qu’ils sont à surfer sur leur Smartphone ou à ricaner entre eux. Les voir évacuer les questions gênantes sans y répondre, tout en prétendant y avoir « déjà répondu », ou prétendre que des études sont publiques alors qu’elles sont secrètes… voire inexistantes. Voir encore le Mayeur crier sur les citoyens mécontents, confinés dans un minuscule espace au fond de la salle, qu’ils ont juste le droit de se taire, « de se présenter aux élections, d’être candidats, d’être élus et d’ensuite s’exprimer » ! Une phrase cocasse pour un Bourgmestre non élu. Car ce mandataire peu populaire ne doit sa nomination qu’à sa soif de pouvoir et au stratagème de son parti qui l’a hissé dans ce fauteuil à la place de son prédécesseur, jugé trop vieux, en échange d’une retraite dorée. Ce dernier a été recasé aux manettes de… Neo.

Gwenaël Breës

Article paru dans le n°19 de « Kairos, journal antiproductiviste pour une société décente ».




« On ne vous répondra pas, ce n’est pas le sujet de la soirée »

La consultation populaire est une procédure prévue par le Code de la Démocratie Locale et de la Décentralisation, permettant à la population de faire entendre sa voix sur des questions spécifiques. À Namur, un collectif citoyen a ainsi récolté plus de 13 400 signatures, obligeant la Ville de Namur à demander l’avis de sa population sur le choix de raser le Parc Léopold pour y construire un centre commercial. Ainsi contrainte à un grand saut dans l’inconnu démocratique, la Ville prit tout le monde de cours et lança sa propre consultation populaire sur le sujet ! Ce qui lui permit de choisir elle-même la formulation des questions à poser à ses concitoyens. Pas folle, la guêpe.

Dans cet élan démocratique sans précédent, la Ville mit fissa la main au portefeuille public et lança une campagne (38 000€) permettant d’informer les Namurois sur… les raisons de voter oui aux trois questions alambiquées qui leur étaient posées le 8 février dernier. Pendant ce temps, les défenseurs du Parc Léopold, dont le travail patient a permis d’initier la consultation populaire, faisaient du bénévolat et du crowdfunding pour faire entendre leurs arguments…

Géométrie variable

Il s’est heureusement trouvé un parti d’opposition qui a eu le courage de dénoncer ce « déséquilibre », cette « outrance ». Un parti qui sait débusquer les manœuvres du pouvoir et n’hésite pas à cogner ni à dénoncer. « À force d’orienter à ce point le résultat, ce n’est plus une consultation populaire mais un plébiscite qu’organise la majorité », s’offusque-t-il, allant jusqu’à demander au Bourgmestre de partager le budget de la campagne d’information avec les partisans du non

Quel est donc ce parti si prompt à dénoncer le « vol » d’une initiative populaire et son « détournement » en opération marketing en faveur du projet d’un promoteur privé côté en bourse ? Je vous le donne en mille. Le PTB ? Nan. Ecolo, ce fervent défenseur de la participation ? Non plus : membre de la majorité namuroise, il porte à bout de bras cette mascarade qui a dénaturé la demande de 13 400 Namurois. Le CDH, alors, ce parti qui déclarait il y a peu à la Région wallonne que « Mettre la procédure (de la consultation populaire) dans les mains des politiques dénaturerait la dimension populaire de la démarche » et la « transformerait vite en une forme d’instrumentalisation politique du débat » ? Encore raté : le Bourgmestre de Namur, Maxime Prévot, est CDH et malgré le désaveu cinglant que lui ont infligé les Namurois en répondant majoritairement non aux trois questions posées, il en retient pour sa part« une volonté partagée par toutes les parties de favoriser la création d’un centre commercial au square Léopold ».

Mais vous chauffez… Ce parti frondeur, terré dans l’opposition d’où il forge des contestataires aguerris et pour qui le contrat avec l’électeur est un lien sacré se méritant à chaque instant, c’est le PS. Celui-là même qui, lorsqu’il disposait de la majorité absolue à Huy, s’était assis sur le résultat d’une consultation populaire où 95% des votants avaient refusé, là encore, qu’on rase un parc pour réaliser un projet immobilier fumeux. Qu’importe ce score a priori sans discussion, la Bourgmestre Anne-Marie Lizin avait estimé que seuls 27% des électeurs s’étant déplacés, cela signifiait que 73% de la population soutenaient implicitement son projet !

Circulez…

À Bruxelles, au même moment où son parti dénonçait la mascarade namuroise, le Bourgmestre PS Yvan Mayeur se prévalait lui aussi d’un « soutien massif » de la population à son projet de piétonniser les boulevards centraux, claironnant que 73% des personnes interrogées dans le cadre de ses « ateliers participatifs » y sont favorables. Un chiffre identique et tout aussi farfelu que celui de son ex-collègue hutoise. Car le bourgmestre oublie de préciser que ses « ateliers », sous-traités à un bureau d’études, se sont plutôt apparentés à un simple questionnaire soumis à 600 badauds passant sur le trottoir de la Bourse, et qui dans leur grande majorité n’habitent pas le quartier. Les questions posées n’insistaient pas sur le fait que le réaménagement des boulevards va créer une série de places destinées à accueillir de l’événementiel tout au long de l’année, transformer la place De Brouckère en « Times Square », enclencher la transformation sociale et commerciale des lieux pour attirer « des enseignes de qualité » et davantage de touristes…

Pas un mot non plus, dans les « ateliers participatifs », sur le plan de circulation accompagnant ce réaménagement, avec son détournement des bus, son mini-ring qui va encercler le piétonnier et asphyxier des artères étroites et habitées, et ses quatre parkings souterrains que la ville veut construire sous des places historiques du centre… Puisqu’on parle de piétonnier, pas la peine de perturber les esprits en expliquant en même temps qu’on va créer 1 600 nouvelles places de stationnement pour « compenser » les 600 places de stationnement supprimées, alors que le taux d’occupation des 19 000 places de parking « publics » (c’est-à-dire payants et privés) du Pentagone ne dépasse déjà pas les 60% ! Les « ateliers participatifs » sur la piétonisation des boulevards centraux se sont d’ailleurs déroulés avant que le plan de circulation soit divulgué, histoire de ne pas polluer la participation avec des débats inutiles. Et quand l’échevine bruxelloise de la Mobilité Els Ampe (OpenVLD) a organisé des réunions d’information pour les habitants, c’est après que la décision a été votée (sans aucune concertation ni enquête publique préalables), histoire de bien montrer qu’il ne servait à rien de contester.

Pourtant, la contestation a pris comme une traînée de poudre dès l’annonce du projet. D’abord sur les réseaux sociaux et internet, puis dans la rue. Le 1er décembre 2014, plus de 300 personnes se sont réunies spontanément pour exprimer leur colère à la séance du Conseil communal qui votait ces mesures et qui a dû être suspendue. Des collectifs et des plateformes se sont constitués, lançant actions, pétitions et recours. En trois semaines, plus de 23 000 personnes ont ainsi signé une pétition contre la création d’un parking sous la place du Jeu de Balle. Pour toute réponse, la Ville a voté un budget de 100 000€ pour faire campagne en faveur de son plan. Et le bourgmestre a continué à promouvoir son piétonnier comme si de rien n’était.

Le 22 janvier dernier, il organisait à l’Ancienne Belgique la deuxième « grande assemblée générale » pour présenter le résultat de son vaste « processus participatif », au cours duquel 60 participants, tirés au sort et répartis en plusieurs groupes, furent invités à se prononcer sur des sujets bien encadrés comme la forme des bancs et autres éléments de mobilier urbain. Sur scène, des membres de bureaux d’études et de l’administration communale ont exposé à un public incrédule le « top 24 » des propositions retenues à l’issue de ces groupes de travail. Sur l’écran, ça fleurait bon la novlangue et le catalogue JCDecaux®… Annoncé en tête d’affiche de la soirée, le bourgmestre resta finalement cloîtré dans son fauteuil au premier rang, entouré de ses échevins, muets, offrant l’image d’une cour royale qui tourne le dos à sa populace. « Yvan » ne broncha pas quand le public, énervé, scanda son prénom pour qu’il daigne répondre aux questions. Il était trop occupé à donner des consignes par petits gestes aux larbins envoyés au casse-pipe à sa place. Cela donna lieu à des scènes dignes d’un congrès soviétique, où ceux-ci restèrent figés et muets par exemple quand la salle demandait avec insistance « Où sont les études de mobilité et de pollution, pourquoi ne sont-elles pas publiques ? » Seule réponse sèche de la modératrice : « On ne vous répondra pas, ce n’est pas le sujet de la soirée »

Mais le public ne s’est pas déplacé pour rien : un concours de slogans et de logos a été annoncé ce soir-là. Il se murmure qu’il serait financé sur le budget de la participation.

Décidément, la participation, c’est tout un art.

Gwenaël Breës

Article paru dans le n°17 de « Kairos, journal antiproductiviste pour une société décente ».
Illustration : Fanny Dreyer.




Du bar aux barricades

Infiltrations, manipulation, amateurisme, début d’insurrection, actes gratuits et aveugles ou carnaval sauvage…? Que s’est-il passé le 6 novembre en marge de la manifestation nationale ?

Au premier abord, la manifestation organisée le 6 novembre de 12h à 14h entre les gares du Nord et du Midi n’avait rien pour enthousiasmer les blasés du traditionnel défilé de gilets et drapeaux aux couleurs syndicales sur un itinéraire balisé. Mais le contexte d’austérité généralisée et d’une grève nationale contre les mesures anti-sociales du nouveau gouvernement ont motivé les récalcitrants. Nous étions donc 120.000 selon la police, probablement quelques dizaines de milliers de plus, sans oublier tous ceux qui ont du rester à quai par manque de place dans les trains pour rallier Bruxelles… Voilà qui n’était pas arrivé depuis longtemps.

Après s’être laissé émouvoir par la force et la diversité de la foule, avoir goûté au plaisir de sautiller pour éviter les pétards, les premiers marcheurs étaient invités à rejoindre une esplanade largement trop petite pour contenir tout ce monde, où tour à tour des musiciens et des huiles syndicales tentaient de chauffer l’ambiance à l’aide de tubes et de discours datés des années 70-80. Face à ce final tristounet, certains préférèrent prendre d’assaut les bars et snacks du quartier, ou les trains du retour, ou encore rebrousser chemin et admirer le cortège qui s’étendait encore à perte de vue, les derniers manifestants n’ayant toujours pas quitté la gare du Nord.

Là, entre l’esplanade et les boulevards, on pouvait apercevoir une autre animation, beaucoup plus impressionnante et inattendue. Des centaines voire des milliers de personnes, arborant pour la plupart des tenues de travail oranges qui indiquait leur appartenance au port d’Anvers, avaient décidé de prolonger le parcours sur la Petite Ceinture, probablement jusqu’au siège du MR, le parti du nouveau Premier Ministre. Mais leur projet fut contrarié par l’apparition d’un barrage de la police, qui s’était montrée particulièrement discrète jusque-là.

Une rangée d’hommes bleus, affublés de boucliers, matraques et casques blancs, tenta donc de contenir une masse d’hommes oranges, parfois cagoulés, qui arrachait, jetait ou renversait tout ce qu’elle trouvait sur son passage : pavés, poteaux, barrières, camionnettes… Les bleus finirent par faire marche arrière de plusieurs centaines de mètres, ouvrant un énorme terrain de jeu aux « fauteurs de trouble ». De temps en temps, les bleus chargeaient. Puis reculaient, visiblement dépassés.

Les curieux affluaient pour observer, photographier ou commenter un verre à la main ces scènes insurrectionnelles. Une confusion indescriptible se dégageait de ce ballet de couleurs, de sons, d’odeurs, d’émotions. On pouvait ainsi admirer l’entrée majestueuse des auto-pompes, le lancer de lacrymogènes, les nuages de fumigènes, les foyers de feu émergeant dans les poubelles ou au milieu des rues, les manifestants inanimés emmenés en ambulances, les policiers évacués en brancards, les « agitateurs » passant du bar aux barricades, une chope en main… On pouvait tour à tour : s’enthousiasmer de la décapitation des panneaux publicitaires Decaux, s’attrister de l’explosion de véhicules d’habitants de ce quartier populaire, se réjouir d’un début de démontage de l’horreur immobilière qui a défiguré le quartier pour abriter les bureaux de la SNCB… S’amuser de la vision d’un policier fuyant au pas de course tout en abandonnant sa moto, calcinée quelques instants plus tard ; ou de son collègue en civil se faisant arracher son appareil photo par des dockers jetant celui-ci aux flammes. Eprouver de la sympathie pour ceux qui faisaient reculer cette police dont la réputation a pesé en 2002 sur la décision du Conseil de l’Europe d’organiser tous ses sommets à Bruxelles ; de la haine lorsque certains d’entre eux s’attaquaient à d’autres manifestants ou à des riverains ; de l’injustice lorsque partaient en fumée des camionnettes de brocanteurs du marché aux puces…

La bagarre dura ainsi plus de deux heures, sans que jamais les bleus ne cherchent à encercler les oranges ni à les ramener vers le lieu de la manifestation. Bilan provisoire : 112 policiers et des dizaines de manifestants blessés, 43 arrestations, 11 véhicules incendiés et 62 autres endommagés.

Que s’était-il passé ? Un torrent de commentaires et d’interprétations n’allait pas tarder à déferler. Le bourgmestre de Bruxelles nous expliqua que les dockers anversois détestent la capitale et n’y descendent que pour « casser ». Le porte-parole de la police précisa que les dockers avaient été « infiltrés par des anarchistes » et que cette alliance improbable avait mis le feu aux poudres. Des journalistes virent plutôt la main de l’extrême droite planer sur les « casseurs », certains dockers étant liés au Vlaams Belang et une poignée de membres du groupe Nation ayant par ailleurs été sortie de la manifestation par des syndicalistes. Pire : les fins limiers du site anti-fasciste Résistances ont même débusqué deux néo-nazis hollandais défilant, les mains dans les poches, parmi les 120.000 manifestants… ce qui valait bien un communiqué de presse, largement repris, donnant ainsi corps à la thèse absurde de « l’infiltration néo-nazie ».

Du côté des manifestants, d’aucuns ont souligné que les policiers répugnaient à monter au front parce qu’ils avaient à faire à des bras plus gros que les leurs. Des syndicalistes ont noté qu’une partie des « forces de l’ordre », exaspérée par l’atteinte portée à leur régime de pension mais aussi par la mise en place chaotique de la réforme des polices, était solidaire de la manifestation et ne voulait pas la réprimer. A l’inverse, certains ont soutenu un scénario de manipulation selon lequel l’Etat aurait laissé faire pour ternir la manifestation et justifier la répression au prochain épisode. Moins prosaïquement, d’autres ont vu dans ces événements le début d’un large soulèvement anti-capitaliste.

Une seule chose est sûre : les autorités et les syndicats semblent ne pas avoir anticipé ces « débordements ». Le service d’ordre syndical était invisible, la stratégie policière inexistante. Les dockers ont été repérés à leur arrivée à Bruxelles, mais le « dispositif anti-hooligans » n’a pas été déclenché, les auto-pompes sont arrivées vides, aucune des rues adjacentes n’a été bloquée. Des agents de la zone Bruxelles se sont plaints de ne pas avoir obtenu l’autorisation d’envoyer des renforts lorsque leurs collègues de la zone Midi les appelaient à l’aide, transformant l’affaire en psychodrame au sein d’un corps de police qui se sent mal-aimé par son bourgmestre — celui-ci faisant d’ailleurs l’objet d’une plainte de certains syndicats de police et d’une enquête diligentée par le ministre de l’Intérieur.

Et si aucune de ces explications n’était satisfaisante ? Et si, au-delà de la soif de sensation médiatique, des versions romantiques ou paranoïaques qui ignorent les concours de circonstances, il fallait d’abord accepter une certaine complexité pour comprendre un mouvement social d’une telle ampleur ? Accepter de voir que les manifestants sont aussi divers que leurs motivations, qu’ils ne sont pas forcément tous « de gauche » et qu’il peut arriver que le racisme se mélange à la révolte sociale, même si cela fait voler en éclats certains de nos repères… Et qu’outre le ras-le-bol exprimé pacifiquement par une manifestation de masse bien codifiée, la colère et la rage grondent dans certaines couches sociales. Bien plus qu’une quête désespérée pour aller casser le siège du MR, ou que la seule envie d’en découdre avec la police, les affrontements du 6 novembre peuvent alors être vus aussi comme la simple expression d’un besoin d’exutoire pour éviter de suffoquer dans le climat politique actuel. Un moment de transgression, comme un carnaval en quelque sorte, permettant de libérer des énergies refoulées dans une société occupée à casser toutes les soupapes qui les contenaient jusqu’alors.

Gwenaël Breës

Article paru dans le n°16 de « Kairos, journal antiproductiviste pour une société décente ».




Les oreilles à vif

Chronique sonore d’une matinée ordinaire à Bruxelles au printemps 2014.

4h37. Soudain, une sonnerie stridente retentit à intervalle régulier. Je sursaute. Les rêves dans lesquels j’étais plongé s’évaporent en quelques secondes. Il y a deux heures, j’avais été tiré une première fois du sommeil par une bande de fêtards sortant de boîte de nuit. Mon sang ne fait qu’un tour, je bondis hors du lit et ouvre rageusement la fenêtre. Pour une fois, il ne s’agit pas d’une alarme antivol défaillante : j’aperçois un camion stationné sur le trottoir dont un ouvrier au tablier tacheté de sang décharge des carcasses bovines pour les livrer au boucher du coin. Trop content de pouvoir interpeller le responsable de ce tintamarre, je lui hurle qu’en voilà des heures pour s’adonner à ce genre de tâche. Imperturbable, il m’invite à adresser mes plaintes à son patron pour ce qui concerne les horaires de travail, et au constructeur automobile afin que celui-ci permette d’ouvrir le hayon de ses véhicules sans faire tout ce boucan. Désarçonné, je cherche une répartie pertinente lorsque le voisin d’en face ouvre à son tour sa fenêtre et se met à vitupérer… sur moi. C’est mon tapage intempestif qui suscite sa fureur. J’essaye de m’excuser mais en vain, mon voisin préférant claquer sa fenêtre plutôt qu’écouter mes explications. Tandis que le livreur de viande se gausse de la situation et retourne à son labeur, je me rallonge et, convaincu des vertus apaisantes du tabac, j’allume une cigarette.

La répétition quasi quotidienne de ce genre d’incidents me donne des sentiments de colère que j’ignore encore contre qui retourner. Mon propriétaire ? Il vient de refaire l’isolation de l’appartement, me procurant ainsi un peu plus de calme. Mon voisin ? À sa décharge, je dois admettre l’avoir déjà réveillé quelques jours plus tôt alors que j’écoutais de la musique sans me soucier ni de l’heure tardive ni des fenêtres restées ouvertes à cause de la chaleur… L’Union européenne ? Un adversaire un peu trop colossal et qui semble plus sensible aux sirènes des lobbies automobile qu’aux 210 millions d’Européens victimes de surexposition aux nuisances sonores des véhicules. Le nouveau règlement de l’UE limitant le niveau de bruit ne s’appliquera d’ailleurs réellement que dans 8 ans… et permettra, par dérogation, aux voitures de sport ou de grand luxe d’augmenter leur volume sonore de 2 à 6 décibels ! C’est en méditant là-dessus que j’enfonce des boules Quies dans mes oreilles et finis par retrouver le sommeil.

5h52. Première ambulance de la nuit, troisième réveil, deuxième cigarette. Suivent des voitures de police toutes sirènes hurlantes. En fond, le murmure des premiers trams et bus annonce l’arrivée imminente et massive des voitures. Il reste moins d’une heure avant que les marteaux-piqueurs se mettent à vrombir sur le chantier d’à côté… Face à un rapport de force à ce point disproportionné, ma capitulation est inéluctable : inutile d’essayer encore de dormir. Je me réconforte en comparant mon calvaire à celui des riverains de Zaventem qui endurent chaque année des dizaines de milliers de décollage et d’atterrissage d’avions.

7h00. Les nerfs à vif, les yeux embrumés et les neurones en désordre, je sors acheter un paquet de tabac. Je me dis que tout ça ne doit pas être très bon pour la santé. Ma consommation de cigarettes augmente proportionnellement à mon niveau de tension et au manque de sommeil. Pour me consoler, je ne trouve rien de mieux que repenser au dicton prétendant que le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt.

7h30. Après avoir slalomé sur mon vélo au milieu des gaz d’échappement et des coups de klaxon de conducteurs énervés par un long embouteillage, me voilà bloqué par un barrage de police. Aujourd’hui, Bruxelles accueille le sommet Europe-Afrique dont les 90 délégations entraînent le déploiement de milliers de policiers paralysant plusieurs quartiers. J’abandonne ma traversée du centre-ville, et par la même occasion ma liste de courses.

8h45. Jugeant sage de ne pas rentrer chez moi tant que les marteaux-piqueurs y font trembler le sol, j’ai trouvé une terrasse tranquille où, après avoir savouré un premier café, je patiente en goûtant le plaisir de fermer les yeux en me laissant doucement griller au soleil. Quiétude aussitôt troublée par l’arrivée d’un hélicoptère tournoyant dans les airs. Connaissez-vous la sensation que procure la présence d’un appareil de police stagnant juste au-dessus de votre tête ? Outre le vacarme des hélices et du moteur qui ferait passer la circulation automobile pour un doux ronronnement, il y a cette ambiance de guerre et cette désagréable impression d’être surveillé, soupçonné, voire déjà coupable. Je n’arrive pas à m’y habituer, même si l’hélicoptère est devenu un engin familier dans le ciel bruxellois. Au cours des 10 derniers jours, j’en ai déjà croisé à 5 reprises au moins : il y a eu la visite du secrétaire général de l’ONU, celles des présidents américain et chinois, puis un sommet de l’OTAN et un autre de l’UE. En 2001, Bruxelles a hérité de l’organisation de tous les sommets européens dont le nombre annuel a quintuplé en une décennie… Être capitale internationale, ça se mérite !

10h00. De retour chez moi, je constate avec plaisir que les marteaux-piqueurs ne sont plus à l’œuvre. Je me demande parfois si les chefs de chantiers font exprès de planifier à l’aube les travaux les plus bruyants. Aucune réglementation ne l’interdit et l’entrepreneur concerné m’a d’ailleurs fait comprendre (un samedi matin où je me plaignais que ses machines tournent le week-end) que je pouvais m’estimer heureux de ce que le gros œuvre touche à sa fin et qu’il ne reste plus qu’un an et demi avant l’achèvement des finitions… si tout va bien. Mais soit. Profitant du répit sonore, je peux enfin trouver la concentration nécessaire pour commencer ma journée de travail.

10h05. Un joueur de cymbalum s’installe sous ma fenêtre. J’aime beaucoup le cymbalum, c’est un instrument très mélodieux. La première fois que j’ai entendu un musicien en jouer dans ma rue, c’était en aménageant dans cet appartement et j’étais enchanté d’entendre de la musique acoustique dans l’espace public. Depuis, 2 années ont passé et la répétition hebdomadaire des quelques mêmes morceaux, joués en boucle à destination des touristes, s’est transformée en supplice. Hélas, les oreilles n’ont pas de paupières… À l’image des détenus des prisons secrètes de la CIA obligés d’écouter pendant des jours d’affilée des morceaux de rap, de metal, de pop, voire des chansons pour enfants, des pleurs de bébés ou des miaulements de chats ; ou comme les habitants de Falloujah en 2004, bombardés de hard rock à plein volume par les GI’s ; je suis privé de silence et d’intimité sonore.

Que faire ? Se défendre en se dotant d’un ampli et de baffles puissants, et ajouter à la cacophonie générale ? S’isoler sous un casque pour pouvoir au moins choisir sa propre musique ? Continuer à subir cette invraisemblable accumulation d’informations sonores en tous genres, sirènes, sonneries, moteurs, baffles, alarmes, qui nous rendent stressés et malades ? Déménager vers des quartiers plus périphériques, plus calmes, plus ennuyants et plus chers ? Quitter la ville ? Se doter de « zones calmes » comme le préconisent certaines villes françaises ? Créer à la campagne des « zones de silence » pour le repos des citadins, et lancer un tourisme du silence comme cela s’expérimente aux Pays-Bas ? Prendre des somnifères ? Devenir sourd ?…

10h30. À force de retourner cette équation dans tous les sens, un douloureux mal de tête s’est ajouté à la fatigue, à la tension et à la mauvaise humeur. Je ne suis sûr que d’une chose : le monde n’appartient pas forcément à ceux qui se lèvent tôt.

Gwenaël Breës

Article paru dans le n°15 de « Kairos, journal antiproductiviste pour une société décente ».




Affreux, sales et méchants

Une notion sacrément compliquée à manier dans les débats sur la ville, c’est celle du « beau » et son corollaire : le « laid ». Lorsqu’elles s’invitent dans la discussion, attention terrain glissant !

Les paramètres pouvant être considérés pour penser un aménagement urbain sont nombreux, qu’il s’agisse des affectations prévues, des gabarits, des matériaux utilisés, des incidences en terme de mobilité, de dépense énergétique, de pollution, et de tous autres effets concrets qui se produiront pour les habitants… Autant de facteurs dont peuvent s’emparer les acteurs concernés pour se forger une opinion et participer au débat. Mais que faire de commentaires sur l’esthétique de tel ou tel projet ? Difficile de construire une position à partir de perceptions et de ressentis aussi personnels et subjectifs.

Or, les discours sur la « beauté » et la « laideur » urbaines ont manifestement tendance à se répandre tout en véhiculant des sous-entendus sociaux et quand on gratte ce qui fonde pareils argumentaires, on tombe fréquemment sur d’autres notions, comme celles du « propre » versus le « sale », de la « mixité » versus le « ghetto », du quartier « sûr » versus le « dangereux »… Un peu comme si ces propos en disaient plus sur ceux qui les tiennent que sur les sujets qu’ils sont censés désigner.

L’article paru en mai 2013 dans « Libération » (quotidien français « de gauche » dont le correspondant à Bruxelles est un fervent défenseur des politiques néo-libérales européennes) était un énième relent de cette pensée qui fustige Bruxelles depuis belle lurette pour sa saleté. Subtilement intitulé « Bruxelles pas belle », il fit grand bruit et permit aux ennemis du « moche » de donner de la voix. On ne compte plus les internautes, élus et journalistes qui y sont allés de leurs contributions. S’agit-il dans leur chef de promouvoir un ramassage plus efficace des ordures ménagères et l’installation d’un mobilier urbain plus adapté, soit d’une préoccupation sociale visant à offrir une sécurité sanitaire optimale à tous les Bruxellois ? Si c’était le cas, je signerais des deux mains.

Mais les termes dans lesquels la question est posée supposent que Bruxelles serait « chaotique » du fait de son organisation administrative, de ses 19 communes dont certains verraient la disparition d’un bon œil, comme si le centralisme régional était d’office une avancée démocratique. Ils se basent aussi sur le présupposé que les Bruxellois sont mal éduqués : ces barbares sortent leurs immondices n’importe quand, jettent leurs détritus par la fenêtre, organisent la nuit des dépôts clandestins… Il faut donc les sensibiliser, leur inculquer les bonnes manières, bref, les civiliser. Et il y a du boulot : il va falloir leur apprendre à garder leurs déchets à la maison jusqu’au jour du ramassage des poubelles, ce qui ne sera pas simple dans le cas des familles habitant de petits appartements. D’autant plus que ces crasseux ne semblent pas dérangés par les sacs poubelles posés sur la voierie publique, vision qui est au contraire perturbante et répugnante pour nombre de touristes, d’eurocrates et d’hommes d’affaires arrivant dans la capitale de l’Europe.

Serait-ce trop caricatural de dire que cette campagne « de propreté » est essentiellement le fait d’expatriés, de ménages au « capital culturel » et aux revenus supérieurs à la moyenne locale, et qui n’ont pas forcément conscience de leur arrogance ? Sans me baser sur la moindre étude sociologique sérieuse, me risquerais-je à les qualifier de gens attirés par les quartiers centraux, bigarrés et animés, où l’on peut trouver de nombreux services et des commerces variés (comme Saint-Gilles, Forest, les Marolles et pourquoi pas Saint-Josse, Anderlecht ou Schaerbeek, mais pas Molenbeek : trop dangereux)… mais qui, paradoxalement, veulent y imposer leurs codes ? Au diable les pincettes, après tout, la caricature est intrinsèque à un tel débat. Alors je me lance : ces adeptes de la « beauté urbaine » et de « l’authenticité populaire », donc, ont toutefois horreur de se confronter quotidiennement à des visions aussi glauques que celles de SDF dormant à même le sol ; ils détestent se mêler à la banalité et à la vulgarité des classes populaires : habillés hors des goûts du jour, ces pouilleux se nourrissent de chips et de surgelés, crachent par terre, jettent mégôts et chewing-gums sur le trottoir, s’informent au mieux avec « La dernière heure » (et encore, quand ils lisent), friment au volant de leur voiture ou de leur moto ; Belges ou immigrés, ils sont tous racistes ; il arrive qu’ils s’engueulent sans pudeur, mettent la télé à fond la caisse sans se soucier de la porosité des murs mitoyens ; les gamins braillent à pas d’heure, les ados font les 400 coups dans l’espace public, tandis que les pères boivent leur première chope à 9 heures du matin dans des bars où l’odeur d’eau de javel se mélange à celle du tabac froid (malgré l’interdiction de fumer), où se succèdent les colporteurs revendant des montres et des DVD recélés et où la télé tourne en boucle, et que les mères tirent leur caddie plein de linge sale vers la wasserette…

Qu’on ne s’y trompe pas : la plupart des vilipendeurs de la « Bruxelles pas belle » adorent l’ambiance des ruelles étroites et des vieux pavés, les petits commerces et les boutiques de seconde main… Ce ne sont pas des fans d’hypermarchés, d’autoroutes urbaines ou de villes aseptisées. En cela ils se distinguent de la pensée hygiéniste qui a autrefois provoqué l’éradication de nombreux quartiers populaires. Au contraire, ils apprécient ces quartiers pour leur côté « village dans la grande ville ». Mais ce serait quand même tellement mieux avec davantage de verdure, de pistes cyclables, de magasins vintage et bios, de cafés sympas où l’on peut siroter un jus de fruit frais en grignotant un bagel et en lisant « Libé » ! On ne peut pas les blâmer de souhaiter transformer leur environnement selon leurs goûts et de l’adapter à leur niveau social. Gageons même qu’ils sont férus de justice sociale et ne les accusons pas trop vite de racisme de classe. Ils prônent respect, tolérance, bien-être, égalité des genres, participation démocratique, commerce et alimentation « éthique » et « durable »…

Ils oublient juste un petit détail : leur action va-t-elle permettre à la population locale de se hisser à leur rang et de partager avec eux le même type de revenus et de confort, ou va-t-elle au contraire contribuer à changer l’image du quartier où ils se sont installés, à augmenter sa valeur symbolique et immobilière de sorte qu’une classe semblable à la leur viendra massivement s’y loger tandis que la population la plus pauvre en sera exclue à terme ?

Il me revient le souvenir d’un débat qui s’est tenu au sein d’une auguste assemblée de Bruxellois soucieux de la qualité de leur environnement de vie. L’un des participants, partant du constat que la rénovation urbaine s’accompagne souvent d’une hausse des loyers et des valeurs foncières ayant pour effet de chasser de leur quartier les habitants les moins nantis, avait soutenu l’idée que la « mochitude » était un bon rempart contre cette forme d’injustice sociale. En gros, dans un quartier en proie à la gentrification, il valait mieux selon lui un aménagement urbain raté plutôt qu’une rénovation tape-à-l’œil, la construction d’une barre de logements sociaux plutôt que d’un parc, l’installation d’un night-shop plutôt que d’un café branché, etc. Son intervention avait provoqué les esclandres, les regards médusés et réprobateurs d’une partie de l’assistance, convaincue que l’amélioration de l’environnement était d’office profitable aux habitants. Sa position était effectivement difficile à défendre, pourtant elle avait le mérite d’une certaine lucidité : la prise en compte des rapports de force qui sont à l’œuvre dans la ville.

En tout cas, en attendant des politiques publiques qui garantissent à tous les habitants de pouvoir se loger convenablement et à des prix abordables (construction massive de logements publics et sociaux, encadrement des loyers privés…), moi, mon opinion est faite… Vive les rues sales, les crottes de chiens, les sacs poubelles ! Vive la mochitude !

Gwenaël Breës

Article paru dans le n°13 de « Kairos, journal antiproductiviste pour une société décente ».




Demain, demain, toujours demain…

Chômeurs, si vous devez rendre visite à votre syndicat, ne vous y aventurez pas sans prendre quelques précautions d’usage. Notamment : emporter de la lecture. Nos conseils…

C’est un local trop étroit pour contenir la file de chômeurs qui s’y déploie chaque jour et déborde régulièrement sur le trottoir.

Souvent, la raison de votre présence à cet endroit a déjà de quoi vous plomber le moral : conflit avec un employeur, licenciement abusif, embrouilles administratives avec l’office régional pour l’emploi, l’administration communale, la mutuelle ou encore l’ONEM,… Quand les uns ne vous enjoignent pas de leur prouver votre détermination à dégoter un emploi, les autres vous pressent de revenir avec tel ou tel formulaire dûment rempli et cacheté par telle autre administration… Vous voilà donc en quête de soutien pour vous aider à mieux comprendre ce qu’on vous veut, à faire face à ces tracasseries sans fin et vous redonner un peu de fierté, de combativité et d’humanité dans ce système qui vous angoisse, vous culpabilise, vous humilie, vous infantilise et vous désigne non plus comme un travailleur au chômage mais comme un fraudeur potentiel, ou à tout le moins un profiteur de la sécurité sociale.

Ce local, c’est votre « centre de services ». Il symbolise la relation que vous entretenez avec votre syndicat, comme des centaines de milliers d’autres chômeurs cotisant auprès de ces organisations qui sont là, heureusement, pour défendre vos droits dans un esprit de camaraderie et de solidarité. On peut donc s’y sentir un peu comme chez soi, tel un membre parmi bien d’autres d’une grande famille, aux côtés de jeunes et de moins jeunes, de femmes tirant des poussettes, d’enfants qui pleurent, d’hommes qui râlent à haute voix tout en tentant de dépasser nonchalamment tout le monde dans la file, de mal réveillés, de patients et d’impatients, de nerveux et de stressés…

A l’intérieur, deux guichets sont à votre disposition, quatre matinées par semaine à raison de trois heures par jour. L’accueil y est convivial et le service de premier ordre, dans les limites du possible bien sûr… Car si les syndicats belges revendiquent un nombre impressionnant d’adhérents et que cela est en partie dû au fait qu’ils jouent le rôle de caisse d’allocations de chômage, ils n’en ont pas pour autant les moyens de rémunérer autant de guichetiers que nécessiteraient les chômeurs défilant chaque jour dans ces centres trop exigus pour contenir tant de monde.

Dans mon centre de services, il y a de bons moments où les deux guichets sont ouverts en même temps. La logique veut alors que l’un d’entre eux soit réservé à des démarches spécifiques paraissant ne concerner qu’une petite minorité de gens, vu qu’aucune file ne s’y forme au contraire du guichet voisin.

Alors, même si c’est un peu une seconde maison, je préfère éviter de m’y rendre trop souvent dans mon centre de services. C’est que, bien qu’étant chômeur, ma vie ne se résume pas à cet état et à ce statut. Pour ne pas patienter une demi-journée avant de recevoir un conseil ou un document, la meilleure solution est donc de se lever à l’aube pour être parmi les premiers à fouler le trottoir en attendant l’ouverture des guichets. Ce qui, il faut le reconnaître, peut s’avérer tout-à-fait sympathique en été. Et d’ailleurs, pourquoi les chômeurs détiendraient-ils le privilège de la grasse matinée ? Se lever tôt et faire l’expérience de la patience ne peut que vous aider à vous activer et à lutter contre l’oisiveté.

A défaut d’être un lève-tôt, la première file peut facilement durer deux bonnes heures et lorsque vous avez atteint le « guichet rapide », c’est souvent pour vous entendre dire que le but de votre visite nécessite un entretien avec l’un des agents installés de l’autre côté de la cloison. Une nouvelle attente démarre alors. Mais cette fois, vous voilà confortablement installé dans l’une des chaises métalliques de la salle d’attente et muni d’un ticket numéroté semblable à celui d’une tombola mais qui vous garantit que votre cas sera traité aujourd’hui.

Une toilette ? On n’est pas à l’hôtel. Rien n’est là d’ailleurs pour vous inciter à de tels besoins naturels, ni distributeur de boissons chaudes ni de quoi boire un verre d’eau.

Pour patienter, quelques brochures sont à votre disposition qui vous permettent de vous familiariser avec telle ou telle centrale professionnelle, tandis que sur les murs deux écrans proposent des informations en continu. L’un, sans doute destiné à apaiser le chômeur angoissé que vous êtes, donne à votre esprit la possibilité de se reposer en contemplant le célèbre fond d’écran Windows avec sa grande prairie verte et son ciel bleu. L’autre, davantage informatif et revendicatif, fait défiler tour à tour des dates de réunions syndicales et un appel à participer à une grande manifestation en faveur du pouvoir d’achat… informations disponibles uniquement en flamand et malheureusement quelque peu datées, les rendez-vous étant parfois passés depuis plusieurs mois ou années.

Qui va à la chasse…

L’attente est un art qui nécessite de connaître certaines ficelles. Ainsi, si vous vous trouvez encore dans la salle d’attente à l’heure de la fermeture des guichets, ne vous aventurez pas à quitter votre centre de services pour prendre l’air sur le trottoir, fumer une cigarette, donner un coup de fil, profiter de ces heures perdues pour faire une course, chercher de la lecture à la librairie, boire un café, manger un bout, balader les enfants, remettre de l’argent dans le parcmètre,… Car si vous dépassez l’heure fatidique, vous trouverez porte close à votre retour et personne pour l’ouvrir. Peu importe que vous ayez obtenu votre ticket au prix d’une longue patience et que votre temps d’attente soit encore estimé à une heure au moins.

Reprendre sa place dans la salle d’attente ne pourra alors se faire qu’en empruntant une porte dérobée. Mais attention, cela vous expose aux foudres de camarades syndicalistes qui n’auront d’autre choix que vous évincer des lieux manu militari. Les règles sont les règles. Dans ce cas, vous n’aurez qu’à revenir le lendemain.

Pour éviter ce genre de déconvenue, mieux vaut rester sagement assis en attendant son tour. Et si les conditions d’accueil ne vous satisfont pas, libre à vous de vous munir de tartines, thermos, petit coussin, walkman, mots croisés ou toute autre lecture de votre choix…

Tenez, lors de ma dernière visite à mon centre de services, bien assis sur mon petit coussinet, j’ai lu « Choming Out » (1). Cet essai écrit par trois « Cybermandaïs » liégeois se base tant sur les analyses politiques des auteurs que sur leur parcours militant et bénévole, leurs expériences de salariat et de chômage dans les secteurs privé, public et associatif. Des écouteurs vissés dans les oreilles, rien ne pouvait détourner mon attention de ce texte dénonçant le délitement des acquis sociaux mené ces 30 dernières années au nom de « l’emploi » et de « la relance économique », invitant le lecteur tour à tour à sortir des positions figées, à ne plus voir « la valeur Travail » comme seul et unique vecteur de socialisation, à refuser les injonctions à l’employabilité, à connecter la question du travail à celle de l’écologie, à redéfinir la notion de travail « convenable », à renverser les rapports de force, à revendiquer le redéploiement des services publics accessibles à tous ou encore l’instauration d’un « revenu socialisé, généralisé et inconditionnel »… C’est rare, de lire un texte qui propose de déplacer notre regard sur le chômage et nous invite à considérer aussi les chômeurs comme des producteurs de sens et de savoirs, de valeurs non marchandes…

Je me sentais léger au moment de refermer ce livre. Déculpabilisé, mobilisé. Tout en remerciant intérieurement mon syndicat de m’avoir permis de prendre le temps de cette lecture, je levais les yeux pour me rendre compte que mon numéro était passé. J’avais raté mon tour. Pas la peine d’insister, je connaissais les règles. Je déposais alors le livre au milieu de la littérature syndicale en espérant que quelqu’un le prenne à son tour, puis je quittais mon centre de services. Je reviendrai demain.

• Gwenaël Breës

Article paru dans le n°12 de « Kairos, journal antiproductiviste pour une société décente ».

(1) « Choming out », écrit par Marco Monaco, Thierry Müller et Gregory Pascon, postface de Bernard Friot, éditions D’une certaine gaieté, Liège, 2013, 127 pages, 8 €.




Monsieur le Bourgmestre,

Vous le savez mieux que nous : à l’heure où Bruxelles est menacée par le séparatisme et toujours sous-financée par un État méprisant et prédateur, son unique gage d’avenir est la présence sur son territoire d’une série d’institutions internationales. Mais le statut de capitale internationale de notre région est en péril, le cœur de l’Europe se déplaçant toujours plus à l’Est. Il nous faut donc mener des politiques dignes d’une ville ambitieuse et dynamique, capables de retenir les institutions internationales et d’attirer davantage de ménages aisés pour mieux contribuer à son développement. D’autant que d’autres villes, à quelques centaines de kilomètres à peine, ne lésinent pas sur les moyens pour renforcer leur attractivité métropolitaine.

C’est pourquoi nous, signataires de cette lettre ouverte, avons le devoir de dénoncer les freins qui empêchent les grands projets urbanistiques de se déployer pleinement à Bruxelles, les lourdeurs qui y étouffent l’esprit d’entreprendre, brident l’imagination des urbanistes et condamnent les grands noms de l’architecture à la plus banale médiocrité.

Certes, votre présidence du gouvernement pendant près de 20 ans a contribué à mettre Bruxelles sur les bons rails et nous vous en sommes reconnaissants. Des quartiers entiers ont été dédiés aux institutions européennes ; certains transformés en quartiers d’affaires où la production de bureaux et d’hôtels n’est pas prête de s’arrêter ; d’autres, jadis malfamés, attirent aujourd’hui artistes, classes moyennes et expatriés. Depuis quelques années, Bruxelles a enfin son casino. Sa première tour de logements de luxe est en train de sortir de terre. De nouveaux centres commerciaux sont planifiés. Un nouveau stade et un musée d’art contemporain viennent d’être annoncés… Bref, Bruxelles bouge.

Mais à quelle allure ? Au XXIe siècle, la capitale de l’Europe offre encore un visage sinistré. Les rives du canal ? Toujours bordées d’industries crapoteuses. Le quartier de la gare internationale du Midi ? Il a fallu près de 20 ans à la Région, sous votre pilotage, pour en exproprier quelques centaines d’habitants : à l’époque de l’État national, quelques années avaient suffi pour exproprier plus de 15.000 ménages du quartier Nord. À la sortie du TGV, bureaux et hôtels neufs n’ont pas eu raison d’îlots entiers où règnent l’alcoolisme et l’insécurité et qui constituent le premier contact des touristes et hommes d’affaires avec notre ville. À deux pas de là, malgré sept contrats de quartier, Cureghem continue à abriter un abattoir qui répand quotidiennement son odeur nauséabonde, tandis qu’à ses côtés tout un quartier a pour seule fierté d’être la plaque tournante du commerce international d’exportation de voitures d’occasion. Et que dire du nouveau morceau de ville promis à Tour & Taxis ? Après des années de tergiversations politiques et de tracasseries bureaucratiques, il peine encore à poindre le bout de son nez… Nous pourrions ainsi multiplier les exemples d’occasions urbanistiques manquées.

Les grands projets urbains, nécessaires au développement international de Bruxelles, se heurtent systématiquement à différents maux qui gangrènent notre Région. Les ambitions des investisseurs sont ainsi bloquées puis revues à la baisse. Pourtant, vu la petitesse de notre territoire, les occasions de tels gestes redessinant notre capitale sont très rares. Elles n’en sont que plus précieuses.

Dès lors, nous comprenons mal votre position sur le dossier du déménagement des prisons de Saint-Gilles et Forest. Au départ : un Masterplan de l’État fédéral visant à augmenter la capacité carcérale en Belgique et prévoyant de doter Bruxelles de la plus grande prison du pays, à construire sur les vertes plaines de Haren (ce que ni vous ni nous n’allons déplorer, ces terrains ne servant jusqu’à présent qu’à quelques centaines d’habitants et à de rares amateurs de nature). Une chance pour notre région, d’autant que l’édification de ce méga-complexe pénitentiaire devrait entraîner le déménagement des prisons actuelles, libérant 10 hectares de terrains exploitables en pleine ville et créant ainsi une opportunité exceptionnelle de développement urbain !

Or, quelle n’a pas été notre surprise et notre déception de constater que votre voix s’était jointe au concert de lamentations passéistes qui condamne d’avance tout projet d’envergure à cet endroit. « Je ne veux pas que cette zone laisse la place à des tours à bureaux », avez-vous déclaré (1). « Je préférerais du logement. On pourrait même tracer de nouvelles rues là où se trouvent les ailes de la prison actuellement ».

Et pourquoi pas, tant que vous y êtes, recréer des impasses et des fontaines, installer des bancs publics, des ateliers d’artisans ou des épiceries ? On croit rêver… Vous, l’auteur du Plan de développement international de Bruxelles ! Vous, qui avez poussé fonctions internationales, bureaux, centres de congrès, stades, densification et modernité dans toutes les zones décrétées stratégiques par vous-même ! Que ne salivez-vous donc devant les potentialités de ces 10 hectares ? Que ne rêvez-vous d’y ériger l’un de ces « pôles de développement métropolitain » nécessaires, selon vos propres plans (2), à combler « les besoins tertiaires liés au rayonnement international de Bruxelles et à ses rôles de capitale internationale » ?

Vous qui êtes voisin direct de la prison de Saint-Gilles, auriez-vous donc été touché par le NIMBYsme (« Not In My BackYard »), ce syndrome qui paralyse la ville et que vous avez pourtant combattu à maintes reprises au cours de votre carrière ? La crainte d’un « traitement énergique » (3) se retournant contre les riverains, comme au Midi, aurait-elle eut raison de vos idéaux ? Sans doute n’êtes vous plus « que » bourgmestre d’une commune, Saint-Gilles, mais cela ne justifie pas de céder à la tentation affligeante du sous-localisme. On attend de vous, qui symbolisez notre région, d’incarner en toutes circonstances l’impérieuse défense de l’intérêt supérieur.

Le site des futures ex-prisons doit résolument être dédié à la réalisation d’un grand projet, l’un de ceux qui bouleversent la ville et chamboulent les paysages… On pourrait y dresser, comme vous le préconisez pour d’autres quartiers (2), un « signal urbain », un ensemble de « tours iconiques », un « cluster de bâtiments élevés » rivalisant avec la City londonienne ! Un stade ? Un centre commercial ? Un nouvel hémicycle pour le Parlement européen ? Une place à votre nom ! Le tout agrémenté d’une station de métro, et pourquoi pas d’un tunnel afin d’enterrer le trafic automobile que ces nouvelles fonctions ne manqueront pas de générer.

Bien sûr, tout cela pourrait prendre des proportions imprévues et causer quelques effets collatéraux, comme l’expropriation des riverains. De toutes façons, il est déconseillé d’habiter à côté d’un chantier de cette taille qui durera plusieurs années, et il n’est pas digne d’un homme de votre rang de vivre dans les bruits assourdissants des pelleteuses, les vibrations, la poussière, ni de subir l’incertitude et l’humiliation de pénibles procédures d’expropriation .

Sans doute seriez-vous mieux inspiré de céder, toutes affaires cessantes, votre maison à l’amiable. La Région n’aura probablement pas les moyens de l’acquérir à sa pleine valeur, certes, mais il faut bien qu’elle puisse engranger une conséquente plus-value lorsqu’elle revendra le terrain nu à des investisseurs privés.

Nous sommes convaincus que vous qui nous avez montré la voie, comprendrez que la logique du développement international ne souffre aucune exception, pas même dans votre quartier.

En vous souhaitant bonne réception de la présente, veuillez recevoir, cher Bourgmestre, nos excuses anticipées pour ces éventuels petits désagréments.

(1) « La Libre Belgique », 05/03/2012.
(2) Projet de « Plan régional de développement durable », 2013.
(3) « Le Soir », 1983.

Lettre ouverte parue dans le n°8 de « Kairos, journal antiproductiviste pour une société décente ».
Envoyée anonymement, son contenu n’engage pas la rédaction de « Kairos ».




Après moi le déluge

Avant de se retirer « prématurément » de la présidence de la Région bruxelloise (en pleine législature, mais après 20 ans de pouvoir tout de même), Charles Picqué a pris une dernière grande décision : offrir les rives du canal à la promotion immobilière…

Au départ, on vous propose d’écrire une chronique dans une gazette et vous vous dites : pas de problème. Les sujets intéressants, mal traités ou occultés par les médias ne manquent pas ! Vous intitulez votre chronique de manière à indiquer que la résignation n’y aura pas cours. Vous êtes décidé à n’y évoquer que des sujets mobilisateurs susceptibles de provoquer une envie d’agir plutôt qu’un sentiment d’impuissance. Pourtant, quelques numéros plus tard, vous vous rendez compte qu’elle s’est transformée en catalogue de mauvaises nouvelles. Que s’est-il passé ?

Vous êtes le reflet de votre époque. L’esprit submergé de sujets révoltants, l’énergie et la colère constamment sollicitées par les manifestations d’un système qui court malheureusement à notre perte plutôt qu’à la sienne, vous ne savez plus à quelle cause vous consacrer. Vous vous êtes ainsi transformé peu à peu en perpétuel indigné. À l’image de la plupart des mouvements sociaux qui ont inventé des slogans censés souligner leur approche propositionnelle, mais qui se retrouvent le plus souvent dans une position défensive, contestataire, cherchant à faire barrage aux offensives de l’économie financiarisée et à préserver ce qu’ils pensaient être des acquis sociaux.

La précipitation et la complexité actuelles sont telles que la moindre revendication de justice sociale paraît relever de l’utopie. Vous ne vous étonnez donc plus de rencontrer des militants déboussolés (anarchistes défendant le rôle l’État contre le pouvoir de la finance, décroissants soutenant des industries contre la voracité du patronat,…), ni de vous voir disqualifier sans nuances dès lors que vous critiquez une décision politique pourtant « moderne », « créative » ou « innovante ». Bref, vous êtes un idéaliste ringard, un conservateur poussiéreux. Parfois, vous vous demandez même si la situation peut s’améliorer avec l’arrivée de nouvelles générations qui n’ont jamais connu de contexte plus favorable.

Évidemment, vous pourriez choisir la résignation, le désabusement, l’oubli. Opter pour la « consommation responsable » et l’action individuelle dans vos choix quotidiens. « Ouvrir les yeux », comme on vous y encourage, et accepter enfin le « réalisme ». Ou encore vous décider à changer le système de l’intérieur, quitte à prendre le risque que ce soit l’inverse qui se produise… Mais vous connaissez trop d’exemples de militants engagés dans des partis politiques et qui, une fois au pouvoir, ont rangé leurs principes pour mieux avaler des couleuvres géantes et vous expliquer ensuite à quel point ce serait pire sans eux. Finalement, vous vous dites qu’au fond, il n’est pas si mal ce rôle de porteur de mauvaises nouvelles (voire de lanceur d’alertes comme on dit aujourd’hui, ça sonne mieux)…

Et puisque vous pensez encore que les enjeux locaux offrent aux habitants des prises tangibles (et d’autant plus si les pouvoirs publics ont encore un mot à y dire), vous choisissez comme toujours un sujet local et terriblement sexy, susceptible d’intéresser les masses populaires à lire votre rubrique.

La mauvaise nouvelle du mois : le PRAS-D

De quoi s’agit-il ? Comme son nom l’indique, le « Plan régional d’affectation du sol » découpe le territoire bruxellois en zones pour fixer les fonctions qui peuvent s’y développer. Transformer une terre agricole en terre à bâtir ? Un quartier d’habitat en zone de bureaux ? Une activité productive en centre commercial ? Si le PRAS le veut, les promoteurs le peuvent (et l’histoire a parfois montré que l’inverse pouvait aussi être vrai).

Heureusement, la Région bruxelloise est actuellement gouvernée par une équipe « progressiste » qui, bien qu’éprouvant quelques difficultés à trouver une cohérence entre ses différentes composantes, agit avant tout pour le bien commun. La fière équipe, pilotée jusqu’ici par le socialiste tendance social-démocrate Charles Picqué, vient donc d’adopter un nouveau PRAS-D… avec D comme « démographique », car voilà le défi actuel de Bruxelles : faire face à l’essor démographique.

L’urgence est telle, que l’adoption du PRAS-D n’a pas pu attendre l’élaboration du nouveau PRD-D (le « Plan régional de développement », affublé d’un second D pour « durable »), un plan qui lui est pourtant hiérarchiquement supérieur car il détermine les grandes orientations politiques pour l’avenir de Bruxelles. En toute logique, un PRAS ne pourrait être élaboré hors du cadre d’un PRD existant préalablement. Mais la logique s’accommode mal des urgences démographiques… Cette fois, le PRAS-D a été entériné alors que le PRD-D n’en est même pas au stade de l’enquête publique.

Ce tour de passe-passe réglementaire a bien sûr des vertus. Il permet d’abord de transformer sans plus attendre une série de zones industrielles situées le long du canal de Bruxelles en zones de logement ou de « mixité ». Et cela tombe bien : ces dernières années, des investisseurs privés ont commencé à s’approprier ces zones. Le PRAS-D récompense ainsi leur ardeur spéculative et leur permet de générer de grasses plus-values foncières et immobilières dont les autorités publiques se contenteront d’aspirer les miettes. Pour la petit histoire, le PRAS-D ouvre par ailleurs la voie au projet public-privé « Neo » et à son méga-centre commercial et de congrès (indispensable à « l’internationalisation » de Bruxelles, bien entendu). Le boom démographique a bon dos…

Un beau cadeau d’adieu

« Nous ne chassons pas une activité pour une autre, mais permettons, dans ces espaces d’industries urbaines, de faire du logement », réplique Charles Picqué aux nombreuses critiques émises pendant l’enquête publique du PRAS-D et qu’il a choisi de ne pas suivre.

Son gouvernement ignore-t-il que logement et industrie sont des fonctions difficilement compatibles ? Qu’il ne faudra pas longtemps avant que la cohabitation entre habitants et activités productives, entre bateaux de plaisance et péniches, pose problème ?

Le canal qui relie Anvers et Charleroi permet à Bruxelles de disposer d’un véritable Port, une fonction essentielle dans une perspective écologique, énergétique, sociale et économique à long terme. Vouloir le transformer en « fleuve », installer des marinas dans ses bassins et construire du logement sur ses rives, privera durablement le Port d’accès stratégiques à la voie d’eau.

Pourtant, la gentrification résidentielle des abords du canal n’est pas une fatalité, pas plus que l’incurie à résoudre cette crise du logement qui n’a pas attendu les études démographiques pour être aiguë… Tout ça est affaire de choix politiques. D’autres solutions, connues de longue date, sont à disposition des pouvoirs publics s’ils le souhaitent : construction des nouveaux logements publics promis depuis des années, réquisition des maisons vides, transformation des bureaux vides, imposition d’un pourcentage de logements sociaux aux communes, etc. S’il avait voulu frapper un grand coup, le gouvernement bruxellois aurait même pu revoir la planification de certains sites ayant un très grand potentiel de nouveaux logements, mais dans lesquels il a préféré tailler la part du lion aux fonctions tertiaires « internationales ».

À l’heure de quitter ses fonctions, Charles Picqué entend donc s’auréoler de gloire en léguant aux générations futures un PRAS-D censé permettre de loger « 20.000 habitants supplémentaires« . Il omet de préciser que ces logements seront vendus ou loués sur le marché privé… c’est-à-dire impayables par une grande partie des futurs nouveaux Bruxellois (les prévisions démographiques ne s’annoncent pas particulièrement galopantes dans les quartiers bourgeois, et les perspectives économiques pas folichonnes pour les plus pauvres ni pour les classes moyennes !).

Quant aux près de 40.000 personnes inscrites sur les listes d’attente du logement social (parfois de longue date)… elles peuvent encore attendre leur tour, ou aller voir ailleurs si les loyers sont moins chers.

Les générations futures s’en souviendront.

• Gwenaël Breës

Article paru dans le n°7 de « Kairos, journal antiproductiviste pour une société décente ».

 




Le cauchemar du parc à thèmes permanent

Petit conte moderne et féérique.

C’était une petite ville, une vieille localité divisée en 19 petites entités, qui devint un jour région à part entière. Capitale certes, mais d’un petit pays, un royaume bâtard et compliqué qui ne la reconnaissait pas à sa juste valeur et la sous-finançait en conséquence. Serrée dans des frontières étriquées, cette ville-région était peuplée de nombreux Lilliputiens fiscalement peu rentables, consommant beaucoup d’aide sociale et laissant leurs maisons se délabrer, alors qu’elle attirait quotidiennement des centaines de milliers de travailleurs venus d’autres parties du pays où ils rentraient chaque soir pour dormir et payer leurs impôts.

Face à tant d’ingratitude et de petitesse, les élus de cette bourgade avaient fini par cultiver un profond complexe d’infériorité, qui se mua au fil du temps en esprit de revanche et en rêves de grandeur : convaincus que leur petit territoire allait finir par rayonner dans le monde entier, ils le proclamèrent capitale de tout un continent. La réalité était plus cruelle : s’ils étaient bien parvenus à y attirer les sièges d’institutions internationales, celles-ci n’y payaient pas d’impôts, leurs travailleurs bénéficiaient d’avantages fiscaux et leurs bâtiments grignotaient peu à peu le paysage. Qu’importe, la région existait désormais sur la carte du monde. Elle pouvait se targuer d’avoir les meilleures gaufres et frites du monde et d’être positionnée dans le peloton de tête des villes accueillant le plus de congrès internationaux. Proche de gravir les sommets, elle n’avait plus qu’à se montrer chaque jour plus attractive.

Génération après génération, les élus étaient plus nombreux et motivés à servir l’ambition de leur région. Certains, toujours à la pointe de la créativité et du dynamisme, y mettaient plus de zèle que d’autres. Il en allait ainsi des élus de la ville-commune qui constituait le berceau de la ville-région, portait le même nom et attirait la majorité des touristes grâce à ses sites historiques. Consciente de ses atouts, cette commune se comportait dans certains dossiers comme un petit État dans l’État. Par le passé, elle n’avait d’ailleurs jamais hésité à annexer des pans entiers de communes voisines lorsque son intérêt économique le dictait. Chantre de la modernité, elle s’était fait la spécialité d’importer des concepts de « city marketing » inventés à l’étranger et de les sous-traiter à des partenaires privés. Mais elle savait aussi combien le caractère « typique » de certains quartiers était important pour son image. L’harmonie entre modernité et tradition faisait donc l’objet d’une recherche constante et minutieuse au service du tourisme.

Un jour de l’an 2012, pourtant, ce subtil équilibre vacilla… L’Échevin du Tourisme de ladite commune avait eu une brillante idée. Il en avait souvent. Malgré son jeune âge, l’homme était parfaitement rôdé aux mécaniques du pouvoir. Il se murmurait même qu’il était une sorte de vizir de l’ombre. Mais tout entier tourné vers le futur et la prospérité, il en avait quelque peu oublié combien l’esprit et la mentalité de ses concitoyens étaient parfois étroits. Dès qu’il annonça le remplacement du traditionnel arbre de Noël par une installation électronique de 25 mètres de haut, les foudres de l’opinion publique s’abattirent sur lui. L’objet sacrilège, appelé « XMAS Tree », suscita une volée de bois vert. Les critiques les plus médiatisées s’exprimèrent au nom des valeurs chrétiennes, certains soupçonnant que l’opération visait à faire disparaître ce symbole de Noël « pour ménager les autres confessions » — entendez : « sous pression des fondamentalistes musulmans ». Une conseillère communale catholique monta au créneau : « Qu’arrivera-t-il ensuite ? La suppression des œufs de Pâques parce qu’ils se réfèrent à Pâques ? » Une pétition « Pour le respect de nos valeurs et de nos traditions » récolta l’adhésion de quelques 25.000 personnes. Le changement de nom du marché de Noël en « Plaisirs d’hiver » avait déjà échaudé l’esprit des signataires. De plus, l’affaire n’était pas isolée : au même moment, dans un grand pays laïque voisin, la décision d’une ville de rebaptiser son marché de Noël en « Parfums d’hiver » avait déclenché l’ire d’une certaine presse qui y voyait rien de moins que la capitulation de la République devant l’obscurantisme islamique. Bigre.

En d’autres occasions, l’orgueilleux Échevin aurait balayé les critiques d’un revers de la main. Il ne craignait jamais de passer en force, par exemple lorsque des habitants s’élevaient contre son projet de construction d’un nouveau méga-complexe commercial et d’affaires qu’ils jugeaient dangereux socialement, écologiquement et économiquement. Mais cette fois, l’enjeu était bien plus crucial. La réputation des « Plaisirs d’hiver » était en cause. Même les touristes cherchaient en vain le pieux sapin, qui avait été remplacé par un échafaudage de son et lumière sponsorisé par une multinationale d’électricité. Pour calmer cette tempête qu’il n’avait pas anticipée, l’Échevin argumenta sur le terrain de « l’audace » et de « l’innovation » plutôt que de s’alerter du caractère raciste de la polémique. Avec le ton solennel qu’imposait cette épineuse situation, il expliqua dans une lettre ouverte le caractère « avant-gardiste » de sa démarche : se « démarquer des autres grandes capitales », « créer le buzz », « casser notre image de ville ennuyeuse » pour mieux se « positionner comme destination de city trips ». Même le Bourgmestre dut venir à sa rescousse, affirmant avec fermeté que « rien ni personne » ne ferait modifier ce projet, mais précisant pour « apaiser les craintes » de ses concitoyens que cette sculpture métallique constituait « une ode au sapin ». La preuve ? Elle avait été achetée à « des architectes alsaciens issus de la petite ville de Guebwiller où fût inventée la tradition du sapin de Noël ».

Les élus promirent que le vrai sapin reviendrait l’année suivante. L’histoire pouvait donc s’arrêter là. Mais c’était sans compter sur d’autres ennemis de la modernité qui délièrent à leur tour leurs mauvaises langues. Pensant vivre un mauvais rêve plutôt qu’un conte de Noël, ceux-ci se demandaient s’il était vraiment nécessaire de dépenser 40.000 euros pour un conifère, même techno. Ils soulignaient que « l’oeuvre d’art », construite illégalement, avait surtout été l’occasion d’ajouter une attraction lucrative de plus (il coûtait 4 euros de la visiter) à un marché de Noël présenté comme « féérique et magique » — mais où se bousculaient des milliers de touristes entre vin chaud industriel et échoppes de souvenirs éclairées aux couleurs du sponsor producteur d’électricité.

Ces grincheux n’étaient pas que des contribuables atterrés : ils voyaient surtout dans le rutilant-sapin-éclairé-de-LED une énième manifestation lumineuse des politiques de « benchmarking », de privatisation et d’invasion publicitaire de l’espace public. Après les parades de ballons et de rollers skates, les compétitions de garçons de café et de filles en talons aiguilles, les vaches sponsorisées et autres sculptures de moules ou de choux géants, ils déploraient qu’il existe désormais une programmation événementielle pour chaque saison, une thématique pour chaque année, une couleur pour chaque quartier commerçant. Ils s’alertaient que les autorités souhaitent toujours plus d’hôtels, de bureaux, de tours, de stades, de centres commerciaux et d’événements internationaux pour attirer toujours plus de touristes, d’hommes d’affaires et d’habitants fortunés. Ils détestaient la transformation de leur ville en parc à thèmes permanent, de ses avenues en ramblas sans mer, de ses brasseries en musées, de ses cafés populaires en bars branchés, de ses rues en pistes de ski artificielles, de son canal industriel en Eldorado pour lofts design, de ses quais en plages de pacotille,…

On ignore si ces hérétiques ont été brûlés vifs sur le bûcher ou s’ils se sont réveillés de ce cauchemar. Dans tous les cas, la suite de l’histoire reste à écrire, heureusement…

• Gwenaël Breës

Article paru dans le n°5 de « Kairos, journal antiproductiviste pour une société décente ».




En rase campagne

C’était l’été. Les vacances… J’avais oublié à quel point cela fait du bien de voir du paysage, de quitter ses habitudes en dorant sous le soleil les pieds dans l’eau ; combien le temps passe vite à ne rien faire ; combien aussi le choc du retour peut être violent…

Je débarquais gare du Midi, aussitôt confronté à une foule de gens stressés, pauvreté, trafic, pollution, terrains vagues et bureaux. Il me fallut à peine quelques minutes pour perdre le bénéfice de plusieurs semaines passées au grand air de la campagne. La ville prend vite le dessus. D’autant qu’ici, une autre campagne battait son plein. Dans un pays où le compromis est le maître mot dans la formation des gouvernements, les élections communales constituent le climax de notre vie démocratique. Air bien connu. C’est le moment où les candidats sont partout, en rue, sur les terrasses, les marchés, serrant des mains, à l’écoute des citoyens.

Des centaines d’affiches s’étalaient ainsi dans l’espace public. Rien de neuf à première vue, une sorte de concours géant de poses ratées et de sourires faussement spontanés. Certaines têtes me semblaient tellement familières que je compris avoir déjà vu ces mêmes photos : il est des candidats immuables, j’en soupçonne même certains de rajeunir tous les 6 ans.

En traversant plusieurs quartiers, je voyais ces noms et ces visages défiler et parfois changer d’une rue à l’autre, signe que je venais de franchir la frontière entre deux communes ou de traverser un quartier immigré dans lequel les partis misaient sur un vote ethnique en poussant des candidats issus de telle ou telle communauté, qui avaient hérité le plus souvent d’une place non éligible. Parmi les centaines de commerces qui avaient accepté d’exhiber des affiches à leur vitrine, combien l’avaient fait par conviction ou pour éviter de se faire mal voir par les élus ou futurs élus locaux ?

J’étais frappé par l’absence quasi totale de contenu politique. Il est vrai qu’enjeux, programmes, idées et propositions ont rarement une place prépondérante dans ce type de campagne. Cette fois pourtant, même les slogans avaient quasiment disparus, remplacés tantôt par un mauvais jeu de mots, une phrase vide de sens ou par le néant absolu. « Je pousse la liste », annonçait ainsi une candidate non sans une certaine fierté. « Je ne suis pas un politique, je suis comme vous », précisait un de ses collègues tandis que d’autres évoquaient propreté, engagement, vision, confiance ou avenir, sans donner plus de précisions sur ces professions de foi qui n’engagent pas à grand chose et sur lesquelles nous n’aurons de toute façon plus aucun contrôle une fois le vote passé.

Rentrant chez moi, je découvrais une pile de prospectus électoraux débordant de ma boîte-aux-lettres. En mon absence, aucun parti n’avait respecté mon refus clairement indiqué d’y recevoir de la publicité. Peut-être ne s’étaient-ils pas sentis concernés par la consigne. Leurs brochures tenaient pourtant plus du marketing que de messages d’intérêt général ou de programmes politiques. En grimpant l’escalier, je me fit la réflexion que les intitulés des partis demeuraient les derniers véritables signes distinctifs en politique. Je me ravisais aussi vite : au fond, en quoi est-il contradictoire d’être démocrate et socialiste, réformateur et écolo, francophone et humaniste, etc…? Que recouvrent encore de tels étandards ?

Songeant que si le débat politique n’existait pas dans l’espace public il devait bien se nicher dans les médias, je décidais de prendre la température de la campagne sur internet. Je découvrais dans ma boîte mail le lien vers une émission télé sur Walking Madou, un tronçon de la chaussée de Louvain devenu provisoirement piéton. Dans le sujet, une ministre bruxelloise s’extasiait sur un urbaniste « tellement créatif » qu’il avait eu l’idée de repeindre la rue en jaune. Le présentateur, passant son bras sur l’épaule du prodige, lui demanda pourquoi ce choix… puis se reprit, affirmant connaître la réponse : « c’est la seule couleur qui n’est pas prise par un parti politique ». Je vis dans cette phrase le signe d’un refus bien ancré dans les médias francophones de donner du crédit à ce qui s’écarte des piliers de la politique belge. Car si le jaune n’est effectivement associé à aucun des partis traditionnels, il est par contre largement utilisé par des partis nationalistes flamands, parmi lesquels le principal faiseur de voix du pays. Mais pour certains, des couleurs il n’y en a que quatre, ce sont celles des totems que la SNCB plante à l’entrée des grandes gares du pays. Le reste n’existe pas. Or si le plus grand parti du pays n’est dans l’esprit des éditorialistes qu’un accident ou une parenthèse de l’histoire, comment de petites formations se présentant aux élections locales pourraient-elles prétendre bénéficier de meilleur traitement ? Lorsqu’un peu d’espace médiatique leur est consacré, c’est pour se faire traiter de farfelues et voir leur programmé moqué. Et lorsqu’elles émanent de communautés immigrées, grands partis et grands médias s’accordent pour leur jeter le discrédit, tant elles correspondent peu à ce qui est attendu d’elles.

Quelques jours plus tard, j’achetais le journal… Le grand quotidien qui se lève, titrait : « A Bruxelles, plus d’un bourgmestre sur deux sera réélu ». Je me demandais à quoi bon aller voter s’il connaissait déjà les résultats, mais je reconnaissais la réalité des baronnies. Certains bourgmestres ont même pu conserver leur poste jusqu’à leur mort. L’exercice du pouvoir est une profession réservée à ceux qui veulent y faire carrière. Dans un tel système, certaines pratiques exercées pour obtenir des voix, accéder ou se maintenir au pouvoir sont forcément peu vertueuses. La presse bruxelloise, si prompte à donner des leçons de morale et à dénoncer les dérives de la démocratie représentative en Wallonie ou ailleurs, semblait pourtant ne pas voir les pratiques ayant cours sous ses yeux.

Bruxelles est sans doute une exception… La preuve ? Au lendemain des élections, contre toute attente, plusieurs barons sont tombés. Sous le coup d’un opposition féroce ou d’un grand débat d’idées ? Non. Plus prosaïquement, leurs alliés d’hier, avec lesquels ils avaient parfois conclu des accords secrets, se sont retournés avec d’autres… avec qui ils avaient parfois passé d’autres accords. Ces renversements inattendus n’ont pas uniquement démontré l’obsession des candidats à se hisser au pouvoir : ils n’avaient souvent aucun rapport avec la mise en place d’alliances politiques cohérentes, voire relevaient de stratégies ou de vengeances extra-locales. Rageant du parachutage raté d’une des leurs dans telle commune, les uns le faisaient payer aux autres dans telle autre coalition, avant d’être renversés en retour dans telle autre circonscription, etc. A ce petit jeu, même les partis se revendiquant d’une éthique politique ont montré leur capacité à être aussi vicieux que les autres. Quant aux médias, tout affairés à traquer les invectives et les coups bas, ils en ont presque occulté des sujets sur lesquels il aurait peut-être été utile de méditer, comme le taux d’abstention : 17 % à Bruxelles…

Seul sujet de réjouissement : la campagne est finie. C’est déjà ça. Jusqu’au bout, elle aura un moment de dépolitisation généralisée, vidant de sa substance l’idée même du mandat et de la délégation de pouvoir. Elle a au moins eu le mérite de rappeler que faire de la politique ce n’est pas voter sur de vagues promesses. C’est se mobiliser, résister, proposer, créer, inventer d’autres modes de délibération, de concertation et de décision…

Mais nous voilà avec de nouveaux élus qui vont nous représenter pour 6 ans, grâce à la relation de confiance qu’ils ont nouée avec nous. Le modèle représentatif a une nouvelle fois montré son efficience. Habitants, collectifs, associations, militants : les urnes ont parlé ! Nous pourrons désormais participer dans les espaces prévus à cet effet. Au-delà de cette limite, nos actions et nos revendications seront toujours confrontées à l’argument suprême de la légitimité du suffrage universel. Jusqu’à la prochaine campagne…

• Gwenaël Breës

Article paru dans le n°4 de « Kairos, journal antiproductiviste pour une société décente ».




Starchistem

Depuis quelques années, des vedettes de l’architecture dessinent de «grands gestes» à Bruxelles et dans d’autres villes belges… Mais en quoi cette déferlante d’architectes côtés (en bourse ?) est-elle un gage d’intelligence, de démocratie, de durabilité ou de qualité ?

Bruxelles est marquée de longue date par un mouvement chaotique de démolition de son bâti historique. Il fut un temps pas si lointain où tous les grands projets immobiliers étaient portés par quelques sociétés faisant systématiquement appel aux mêmes bureaux d’architecture, lesquels reproduisaient des formes guidées davantage par la rentabilité maximale que par l’intégration dans le tissu urbain. La situation fut à ce point caricaturale que certaines parties de la ville, tel le quartier européen, semblent avoir fait l’objet d’une répartition concertée entre quelques promoteurs et architectes avec la bénédiction des pouvoirs publics. Le paroxysme du ridicule fut atteint à la fin des années ’80 lorsqu’il fut décidé, intérêt national oblige, que la construction du Parlement européen devait être l’œuvre d’un consensus politique et immobilier : pour contenter tout le monde et pallier l’absence d’un projet public, une société immobilière fut créée avec des banques d’obédiences laïque et chrétienne, ainsi qu’un atelier d’architecture réunissant les habituels bureaux bruxellois. Aujourd’hui, on peut juger sur pièce du résultat…

Cette manie de démolir la ville et cette façon de la reconstruire comme centre administratif et d’affaires a conduit à une architecture glaciale, à un urbanisme mortifère. Des voix se sont élevées contre cette politique des petits arrangements, y compris au sein de la profession des architectes dont émanèrent des revendications destinées à ouvrir ce jeu très fermé. Certaines d’entre elles finirent par aboutir parallèlement à l’arrivée aux affaires d’une nouvelle génération d’architectes et d’urbanistes. Prenant exemple sur la France, Bruxelles se dota d’une Agence de développement territorial et, s’inspirant de la Flandre, créa un poste de Maître architecte. Des dispositifs censés garantir une vision cohérente, des bonnes pratiques architecturales et la qualité des formes produites, même si ces instances dépendent directement du pouvoir politique et ne remettent pas en cause les grandes options prises en termes de programme et d’affectations.

Le recours à des concours internationaux fut aussi présenté comme une manière de s’assurer de la qualité des grands projets. Mais dans un pays où les autorités se complaisent dans un discours sur leur incapacité à produire une architecture publique (le chantier du Berlaymont avec ses années de retard et l’explosion de ses coûts, est toujours pris en exemple à ce propos), ce type de procédure a relativement peu d’impact. Quand bien même elle en aurait, il reste à savoir qui définit cette notion de qualité et comment…

A défaut de répondre à ces épineuses questions, les décideurs urbains semblent s’être accordés tacitement pour adopter une pratique répandue ailleurs et supposée éviter la médiocrité. Il s’agit de faire appel à des architectes internationaux, dont l’aura de gourou résulte souvent d’un début de carrière marqué par l’opposition à un système opaque et technocratique, dont la réputation s’est forgée sur une réflexion intellectuelle, un discours démocratique, social, écologique ; sur une démarche et un engagement progressistes, prônant l’innovation, refusant l’uniformisation et le conformisme ; sur une approche dépassant le strict cadre de la discipline architecturale en y intégrant des aspects culturels et artistiques. Ce sont souvent de prestigieuses commandes publiques (musées, instituts, cités, théâtres, opéras, palais de justice,…) qui ont contribué à les rendre célèbres.

Il en va ainsi de Jean Nouvel, connu notamment pour son implication dans la création du Syndicat français de l’architecture, d’une Biennale de l’architecture ou encore dans l’organisation de contre-concours lors de projets publics. Son approche pluridisciplinaire l’a amené à développer des activités parallèles, notamment dans la scénographie ou le design, en concevant par exemple des objets et emballages pour des produits de consommation plutôt chics. Anciennement défenseur du patrimoine industriel, Nouvel milita pour la sauvegarde des anciennes usines Renault de l’île Séguin à Boulogne-Billancourt… où il projette désormais d’ériger un nouveau morceau de ville composé notamment de 5 tours, dont 4 de bureaux. Autrefois pourfendeur de l’Ordre des architectes et des barons de la profession, il est aujourd’hui à la tête d’une entreprise internationale qui construit à tour de bras gratte-ciel de bureaux, centres de congrès ou hôtels, de Paris à Barcelone, d’Abu Dhabi au Qatar, de New York à Tokyo, s’accommodant des désidératas de ses clients (même si les cahiers de charges empêchent d’emblée tout projet décent, socialement et écologiquement non nuisible) et des procédures pas toujours démocratiques ayant mené à sa propre désignation.

«Mon credo, c’est le dialogue avec les habitants et leur culture, dans le but de faire plaisir», dit-il. Mais à qui s’agit-il de faire plaisir ? Sollicité pour construire une tour de 50 millions d’euros pour la police à Charleroi, Nouvel va surtout laisser sa marque à Bruxelles où la SNCB a fait appel à lui pour transformer la gare du Midi en vaste complexe de 550 mètres de long, comprenant 250.000 m² de bureaux, un centre de congrès et un restaurant panoramique, flanqué d’un édifice transparent haut de 120 mètres en forme de V… Dans un quartier qui a déjà été amplement démoli pour y ériger 300.000 m² de bureaux, voilà certainement de quoi faire plaisir aux habitants.

L’Espagnol Santiago Calatrava, quant à lui, a offert à Liège, ville de 200.000 habitants, la plus grande gare TGV d’Europe au terme d’un chantier de 9 ans qui vit exploser les coûts de construction (de 161 à 500 millions d’euros, sur les deniers de la SNCB) et fut le prétexte à raser les îlots voisins : «La cohabitation entre la gare et le quartier n’est plus possible» déclara celui qui s’apprête maintenant à remettre le couvert à Mons. En 2001, c’est son collègue Hollandais Rem Koolhaas qui vint au secours d’institutions européennes soucieuses de redorer leur image à Bruxelles : il préconisa de penser en termes de sigles et de transformer le drapeau européen en code barre, comme s’il s’agissait de vendre l’image d’une marque. En 2008, c’est au tour du Français Christian de Portzamparc d’être convoqué par les autorités pour redessiner la rue de la Loi afin de mieux satisfaire les appétits immobiliers dans un quartier européen arrivant à saturation ; dans la foulée, il est embauché par un promoteur pour dessiner 2 tours de bureaux dans le même quartier, et 3 autres ayant la même fonction du côté de la gare du Midi.

Ces iconoclastes autoproclamés ont donc parfaitement intégré l’économie de marché et relayent le discours ambiant, justifiant la course à la hauteur et à la densification que se livrent les grandes villes. Les bâtiments ou les plans d’urbanisme qui leur sont commandés servent avant tout à ériger des «emblèmes d’un nouvel élan métropolitain» comme l’exprime avec emphase le maire de Paris. Ce qui importe, c’est de symboliser la puissance d’une firme, d’un pays, d’une région ou d’une ville qui se pensent comme des marques et veulent exprimer leur dynamisme et leur attractivité à travers des immeubles tape-à-l’œil comparables à des logos. Les superstars de l’architecture suivent servilement cette logique de marketing qui vise à transformer les villes en capitales d’affaires et de tourisme, les gares en cathédrales ultra-modernes. Dans le champ institutionnel et médiatique, la seule évocation de leur nom donne légitimité et standing à des projets titanesques, comme si leur signature devait suffire à éteindre tout débat et tout esprit critique. Mais pourquoi leur ferions-nous confiance ? Nageant comme des poissons dans l’eau d’un secteur immobilier qui condense la grande majorité des affaires de corruption dans le monde, ils portent en revanche peu d’intérêt aux besoins des populations locales et des usagers. Bombardés experts de villes qu’ils connaissent à peine, ils ont maintes fois montré le peu de cas qu’ils font des conséquences urbaines, humaines et environnementales de leurs projets, de leurs coûts de construction et d’entretien exorbitants, de leur pseudo-durabilité, et même de leurs finitions parfois bâclées…

Il est grand temps de chercher le chemin d’une véritable architecture publique, d’intérêt général, qui soit enseignée, critiquée, débattue, concertée. La ville est une affaire trop importante pour être laissée aux mains d’une poignée d’hommes d’affaires à la pensée utilitariste, ou d’un star system qui produit des exercices formels pour magazines de papier glacé et vend de l’architecture comme du branding ou de la publicité.

• Gwenaël Breës

Article paru dans le n°3 de « Kairos, journal antiproductiviste pour une société décente ».




Les eurocrates en mal d’amour

La presse internationale s’est récemment émue des signes d’hostilité qui fleurissent à Bruxelles à l’encontre des eurocrates. « Eurocrate, sers-toi de ta cravate » dit un slogan peint sur des murs et placardé sous forme d’autocollants illustrés par le dessin d’un fonctionnaire… pendu à sa cravate.

Un humour local qui n’a pas plu aux syndicats et associations de fonctionnaires des Institutions européennes : dans un courrier alertant les plus hautes autorités de l’Union, ils dénoncent les « nombreux organes de presse relayés par des associations et lobbys antieuropéens [qui] se livrent régulièrement à des attaques calomnieuses contre la Fonction Publique européenne », et insistent sur la « nécessité et l’urgence à assurer efficacement la défense du personnel des Institutions non plus seulement diffamés (…) mais maintenant physiquement intimidés et conspués ». Il est vrai « qu’un groupe d’activistes », en marge de la Marche des Indignés en mars dernier, a accueilli des eurocrates à la sortie du métro par « des intimidations, des quolibets » et des chansons aux « paroles haineuses ». Ces « meneurs » ont même peints des slogans tels que « Eurocrates de merde ! » Bigre. On n’est plus en sécurité nulle part. Même dans l’un des quartiers les plus surveillés de la ville, mais où il est encore nécessaire de s’aventurer sur la voie publique pour pénétrer dans les citadelles de l’Union. Le bouclage du quartier européen lors des Sommets européens ne suffit plus, les autorités belges doivent y renforcer la présence policière ! Car du graffiti au terrorisme, il n’y a qu’un pas…

Un peuple ingrat

Dans la bouche des Bruxellois, le néologisme eurocrate désigne péjorativement et indistinctement plusieurs catégories de personnes transitant par Bruxelles ou venues s’y installer, directement ou indirectement en lien avec les affaires européennes. Un peu à l’image du schieven architek, qu’ils utilisaient jadis pour désigner les promoteurs et bureaucrates responsables de la destruction de leurs quartiers afin d’y ériger le plus grand Palais de Justice de la planète.

Aujourd’hui, Bruxelles est une capitale internationale. Les 20 années (1866-1883) qui ont été nécessaires à la construction du Palais de Justice, correspondent désormais à la durée de vie d’un nouvel immeuble de bureaux. Les chantiers sont moins longs, mais il est vrai qu’il y en a plus. La ville est en perpétuelle mutation. Seules, la mentalité des Bruxellois et leur faible capacité de discernement semblent n’avoir pas évolué ! À présent, c’est la présence des institutions européennes et leur cortège de bureaucrates qui est ressentie comme démesurée et méprisante. Sur les 190.000 Européens qui vivent à Bruxelles, environ 110.000 (40.000 fonctionnaires, 20.000 lobbyistes,…), soit 10% de la population régionale, sont liés aux institutions européennes et se voient ainsi stigmatisés quotidiennement, caricaturés par l’image de l’homme bien vêtu, un badge au cou, tirant d’un pas rapide sa valise à roulettes. Les Bruxellois ne font pas toujours dans la dentelle… Au lieu d’être reconnaissants envers l’Institution qui leur évite la guerre depuis un demi-siècle, ils se lamentent des petits inconvénients que leur procure son implantation dans leur ville… qu’ils comparent à Beyrouth. Étrangers au goût de l’innovation et des grands gestes, ils préfèrent les vieux pavés aux espaces minéraux et les petites maisons aux flamboyants immeubles de verre et de béton qui font pourtant la modernité du skyline bruxellois. Bref, ils sont conservateurs. Et ingrats. Ils oublient un peu vite que la présence européenne à Bruxelles a augmenté leur PIB et permet à leur région de jouer sur la scène internationale de la compétition entre grandes villes. Se rendent-ils compte que sans les Institutions, Bruxelles ne serait qu’une misérable petite ville de province ?

Heureusement, il y a parmi eux des décideurs politiques, investisseurs ou architectes qui ont le sens de l’Histoire et des responsabilités, et n’hésitent pas à prendre des décisions impopulaires. Grâce à ces visionnaires, Bruxelles compte aujourd’hui près de 13.000.000 de m2 de bureaux (dont plus ou moins 1/4 de surfaces vides), dont 3.500.000 sont occupés par des activités liées de près ou de loin à l’Europe…

Conquérir les coeurs et les esprits

Pourtant, les pouvoirs publics et les investisseurs font tout ce qu’ils peuvent pour favoriser l’insertion harmonieuse des Européens dans la société locale. Des infrastructures sportives et des magasins leur sont réservés. Les boulangeries branchées et les pubs qui leur sont destinés fleurissent bien au-delà du quartier européen. Des sorties groupées sont organisées pour leurs stagiaires. Des écoles et des crèches sont ouvertes pour leurs enfants…

Quant aux Institutions, elles ne manquent pas une occasion pour montrer leur visage humain et séduire la population indigène. Elles diffusent dans leur Info Point des brochures reproduisant à l’infini des étoiles jaunes sur fond bleu et les drapeaux des pays membres sur papier glacé. Elles organisent des fêtes populaires gratifiant la façade du Parlement européen de spectaculaires illuminations. Elles prévoient prochainement l’ouverture d’un musée dédié à leur propre gloire. Elles invitent une fois par an le commun des mortels à palper de la démocratie européenne en visitant les sièges des Institutions, une occasion unique de fouler la même moquette et de s’asseoir aux mêmes tables que les décideurs européens, de découvrir de touchants films didactiques vantant les mérites de l’Union et doublés dans toutes les langues par les voix chaleureuses d’interprètes rompus à l’exercice de la traduction simultanée, et même de goûter les délicieux mets à prix défiant toute concurrence des restaurants Sodexho inaccessibles le reste de l’année, le tout en recevant des cadeaux pour toute la famille : sacs, crayons et ballons gonflables aux couleurs de l’Europe… Que demande le peuple ?

Mais les clichés ont la peau dure et les mauvaises langues ne manquent pas pour les perpétuer. Ainsi, entend-on souvent des esprits chagrin se plaindre que l’image de Bruxelles dans le monde est devenue celle d’une sorte de forteresse bureaucratique digne du Kremlin ; que les règles urbanistiques y sont taillées sur mesure pour favoriser le déploiement des bureaux européens ; que le pouvoir d’achat des Européens, largement supérieur à la moyenne des habitants, contribue à faire grimper les loyers et à rendre le logement inaccessible aux Bruxellois ; etc. Certains adeptes d’idéologies d’un autre âge vont jusqu’à insinuer que les eurocrates défendraient leurs privilèges (salaires, pensions avantageuses, traitement fiscal de faveur,…) alors que leurs Institutions, opaques et anti-démocratiques, seraient responsables de l’austérité actuelle et donc du détricotage de la fonction publique dans les pays membres.

Pour « riposter efficacement » à cette déferlante de balivernes hargneuses, les organisations professionnelles européennes demandent que « toutes les parties prenantes au processus de réforme de [leur] Statut fassent preuve du plus grand discernement dans leur communication avec la presse afin d’éviter que des médias propagent diverses allégations basées sur des généralisations hâtives et mal documentées facilitant leur exploitation ultérieure par des associations populistes dont la seule motivation est de ternir l’image de l’Europe ». En d’autres termes : mieux vaut ne pas trop parler des négociations en cours sur les salaires des fonctionnaires européens, sinon « à la prochaine étape il y aura des blessés ».

Leur analyse rejoint celle des pouvoirs publics : l’intégration des Institutions européennes à Bruxelles est parfaitement réussie et symbolise à merveille la proximité que cultive l’Union avec ses citoyens. S’il y a un problème, il est tout au plus de l’ordre de la communication. Les Bruxellois sont mal informés. Les efforts conjoints de la police et des services de communication de l’Union vont certainement y remédier…

• Gwenaël Breës

Article paru dans le n°2 de « Kairos, journal antiproductiviste pour une société décente ».




Le cinéma à l’heure de l’obsolescence programmée du numérique

Alors que la bande magnétique ou la cassette audio sont de lointains souvenirs, que même le MiniDisc peut paraître ancestral ; alors que le CD, après avoir remplacé le vinyl, disparaît lui-même au profit du mp3 ; que le DVD, après avoir supplanté la cassette VHS, fait peu à peu place au BluRay, lequel cèdera bientôt face à la VOD… A l’heure où la perpétuelle création de nouveaux processeurs, systèmes d’exploitation et logiciels nous force à changer régulièrement d’ordinateur ; et tandis qu’on se rend compte que toutes nos archives stockées sur des DVD ou des disques durs n’ont qu’une très courte espérance de vie… Après l’électroménager, la hi-fi et l’informatique, voilà qu’un nouveau bastion est en train de tomber aux mains de l’industrie de l’obsolescence permanente : la salle de cinéma.

Depuis son apparition dans la seconde moitié du XIXe siècle, le cinéma se réalisé et se projette avec de la pellicule argentique. En 1909, le 35mm s’est imposé comme standard international et a dominé les autres formats (8mm, super8, 9,5mm, 16mm…) jusqu’à leur quasi disparition. Ce procédé de fabrication et de duplication des films a toujours été coûteux, mais il a largement prouvé ses qualités et sa capacité de préservation. Ainsi, depuis plus d’un siècle, les salles de cinéma sont équipées avec un type de projecteurs ayant relativement peu évolué. Si les cinémas de type multiplexes ont pris l’habitude de changer régulièrement leurs machines, c’est parce que ce turn over arrangeait leurs affaires et qu’ils les revendaient dans des contrées lointaines. Les plus petites salles, elles, utilisaient parfois le même projecteur pendant plusieurs décennies. Une pièce abimée ? Il suffisait de la changer.

Alors que les mutliplexes avaient réussi à écraser les petits cinémas grâce à leur taille, leur offre de films plus grande, leur accès plus aisé aux catalogues des distributeurs, la technique, elle, maintenait ainsi une forme d’égalité entre petites et grandes salles, du moins en termes de qualité d’image et d’accès au matériel de projection.

Faut-il en parler au passé ? En effet, des changements majeurs sont en train de s’opérer à une vitesse déconcertante : à grand renfort d’inventions et de nouveaux standards imposés sur le marché mondial, l’industrie a réussi à modifier radicalement la donne dans un créneau dont elle avait jusqu’à présent sous-exploité le potentiel commercial.

Vive le progrès !

L’arrivée du numérique (1) a été présentée comme une évolution technologique majeure : grande qualité d’image calculée en millions de pixels, moindre coût de duplication des copies, moindre utilisation de matières et moins de pollution,… de quoi faire miroiter la perspective d’une avancée écologique et d’une démocratisation de la production et de la diffusion de films.

Mais là n’était pas exactement l’intention qui se trouvait derrière ce nouveau progrès… Obsédés par la guerre au piratage, les grands groupes de cinéma ont développé le numérique comme un système fermé, sécurisé, verrouillé de toutes parts. Les copies de films, désormais virtuelles (2), sont cryptées et utilisables pour un nombre précis de séances. Le matériel de projection, qu’on aurait pu penser léger vu les évolutions de la vidéo ces 20 dernières années, s’avère physiquement massif et oblige souvent les salles à devoir se défaire d’un projecteur 35mm pour avoir la place d’installer un projecteur numérique. Les appareils ne permettent pas l’accès aux différents composants, ni aux réglages d’image et de couleurs, condamnant ainsi le métier de projectionnistes tout en intronisant celui de techniciens extérieurs, joignables via une hotline payante.

La f(r)acture numérique

Le numérique n’a pas été conçu pour cohabiter avec d’autres formats de projection, mais pour être hégémonique. L’imposer au monde semble s’être fait avec d’autant plus de facilité que les industries de production de films et celles du matériel de cinéma poursuivent les mêmes objectifs, quand elles n’appartiennent pas tout simplement aux mêmes groupes. Certains blockbusters sortis uniquement en format numérique ont ainsi servi de chevaux de Troie pour accélérer le déploiement du nouveau standard (3). D’ici quelques mois à peine, plus personne n’aura le choix : ce sera s’équiper ou mourir, puisqu’on annonce qu’en 2013 les copies 35mm auront définitivement cessé d’être produites. Les salles ayant raté la marche du progrès numérique n’auront donc plus accès aux films.

A terme, même les films anciens risquent de ne plus être diffusés en 35mm. La texture et la profondeur de champ spécifiques à l’argentique étant condamnées à disparaître au profit de l’image lisse du numérique, il deviendra exceptionnel de pouvoir faire l’expérience de projections de films de répertoire dans leurs conditions originales de création. Que penser de l’impact que cette transformation aura sur la mémoire collective ? Que deviendront les archives de cinéma lorsque la plupart des copies de films seront des fichiers cryptés, stockés sur des disques durs à la longévité incertaine ? Qu’importe me direz-vous, on inventera bien de nouveaux supports d’archivage…

En attendant, commercialement, le tour est magistralement joué. La « transition numérique » s’opére dans le monde entier. Toute la filière du cinéma se digitalise à tour de bras. Dans de nombreux pays, il ne reste guère qu’une minorité de distributeurs et d’exploitants à devoir franchir le cap. Et comme toujours, ce sont les plus petits qui ont du mal à ne pas être avalés par la vague. Car la facture numérique est salée : pour un cinéma, s’équiper coûte au bas mot 80.000 euros pour une seule salle, à quoi il faut ajouter les investissements annexes mais néanmoins indispensables au bon fonctionnement de la chose (nouveau matériel son, nouvel écran, climatisation…). Tant qu’à remplacer le projecteur, autant changer tout ce qu’il y a autour…

Concentration de pouvoirs

Heureusement, dans sa grande bonté, l’industrie a pensé aux plus nécessiteux. Pour qui éprouverait des difficultés à s’offrir ce nouvel équipement, elle a inventé le VPF : Virtual Print Fee (Contribution de Copie Virtuelle). Ce système prévoit que les distributeurs reversent pendant plusieurs années une partie des économies réalisées sur le tirage des copies de films (les copies numériques étant moins chères que les argentiques). Cet argent est collecté par des « tiers investisseurs », c’est-à-dire le plus souvent les mêmes sociétés qui vendent déjà l’équipement numérique aux salles. Ceux-ci le déduisent des coûts d’achat et d’installation facturés aux salles, selon un pourcentage calculé au prorata des recettes effectuées sur la billetterie des films. Montrer des films en sortie nationale et faire du chiffre devient ainsi plus que jamais la règle. Si une salle n’engrange pas assez de recettes, ou si elle diffuse des oeuvres de répertoire ou des films non distribués dans son pays, il lui en coûtera une amende. Ainsi, apparaissent non seulement de nouveaux intermédiaires à vocation monopolistique, mais un lien direct se crée également entre la liberté de programmation d’une salle et sa faculté à s’équiper. Pour ce qui est de faciliter la diffusion des films produits hors des circuits commerciaux, on repassera…

De plus, le système VPF ne vaut que pour les cinémas de moyenne importance ayant donc une programmation classique. Pour les autres (ceux qui diffusent essentiellement des films de répertoire, des films non distribués, ou qui n’ont pas accès aux films en première sortie, parce que trop petits, trop éloignés de la capitale ou générant de trop maigres recettes), le VPF n’est pas une solution. Alors quoi ?

Les alternatives restent à inventer

Alors, c’est ici qu’interviennent les pouvoirs publics… pour freiner l’industrie numérique, dans l’attente d’une réflexion collective et approfondie sur ces questions à la fois techniques, commerciales et politiques ? Pas vraiment. Semblant pris de cours par la vitesse des événements, les pouvoirs publics ont plutôt laissé faire, voire accompagné le mouvement, tout en cherchant à colmater les plaies. Les voilà donc qui mettent en place tant bien que mal des dispositifs d’aide aux petites salles… Pas pour toutes (cela coûterait trop cher et risquerait de déclencher des guerres juridiques pour cause de « concurrence déloyale »), mais au moins pour celles qui correspondent à certains critères de qualité et de quantité. A terme, une certaine diversité devrait donc être préservée. Mais il y aura probablement des dégâts collatéraux du côté des derniers petits cinémas de quartiers ou de villages, des ciné-clubs, des cinémas itinérants et en plein air…

Lorsque cette opération d’uniformisation technologique planétaire sera achevée, les « tiers investisseurs » auront donc acquis une position dominante susceptible d’influencer la programmation de toutes les salles équipées en VPF, tandis que les salles les plus « culturelles » se seront en outre rendues davantage dépendantes des pouvoirs publics. Les projectionnistes, quant à eux, auront été reconvertis en personnel d’accueil ou en chômeurs. Seuls le secteur de la grande exploitation et les majors auront renforcé leur position et leurs bénéfices.

Réjouissons-nous, il restera tout de même un point qui mettra petites et grandes salles sur un pied d’égalité. Tous les 5 ou 10 ans, elles devront toutes faire face à de nouveaux coûts lorsqu’arrivera une nouvelle génération de projecteurs plus compacts et plus puissants, un format d’image de meilleure définition, une 3D multidimensionnelle, un diffuseur d’odeurs, ou toute autre invention procurant pourquoi pas la sensation d’une projection argentique… Et ceci n’est même pas une prédiction ironique, c’est déjà une réalité. Dans certains pays comme la Belgique, les salles qui s’équipent actuellement en numérique le sont au format 2K : le must de la technologie à l’heure où elles ont entamé le processus. Mais ailleurs, aux Etats-Unis par exemple, l’industrie ne jure déjà plus que par le 4K, deux fois plus précis !

Que feront les petites salles lorsqu’il leur faudra encore faire face à de nouveaux investissements de cette importance ? Et les pouvoirs publics, financeront-ils indéfiniment ces transitions technologiques dictées par l’industrie ?

On le voit bien, le numérique n’est pas plus durable sur le plan écologique, que culturel ou politique. Ce sont d’autres voies, basées sur des technologies libres et peu coûteuses, qu’il faut explorer si l’on veut permettre à des films de tous formats et de tous genres d’être diffusés par une pluralité de distributeurs et de salles qui puissent préserver ce qui leur reste d’indépendance.

• Gwenaël Breës

Article paru dans le n°1 de « Kairos, journal antiproductiviste pour une société décente ».


(1) « Digital » en anglais, un format développé initialement par des sociétés comme Walt Disney, Texas Instruments ou Gaumont…
(2) Les copies sont à présent des fichiers livrés sur un disque dur ou téléchargés via satellite.
(3) Par exemple, « Avatar » de James Cameron a convaincu les multiplexes traînant encore les pieds de s’équiper, tandis que « Pina » de Wim Wenders a forcé le bras des salles d’art et essai récalcitrantes.