Les ateliers d’audiovisuels sont nombreux. Rares sont ceux qui parviennent jusqu’à la production de films intéressants pour un grand public. On peut citer par exemple le désormais classique Pour vivre j’ai laissé d’un collectif de demandeurs d’asile résidant au Petit-Château sur une proposition de Bénédicte Liénard (2004) et dans un univers tout aussi bruxellois les deux films « Flagey » (2010) et « Le grand Nord » (2011) réalisés par les Ateliers Urbains. Une rencontre avec Gwenaël Breës qui est l’un des créateurs et animateurs des Ateliers, nous a permis d’en savoir un peu plus sur ces salubres et poétiques œuvres de contre-expertise urbanistique.
Cartes mentales
En 2010, après différents essais pour rendre compte du quartier Nord où il est implanté (1), le CVB (Centre Vidéo de Bruxelles) lance un nouvel appel à projets alimenté par un subside de « cohésion sociale ». Gwenaël Breës qui finit alors le film « Dans dix jours ou dans dix ans » à propos du dépeçage spéculatif du quartier Midi et Axel Claes de l’association Plus Tôt Te Laat, qui se connaissent pour avoir travaillé épisodiquement ensemble, sont choisis. Le directeur du CVB, Michel Steyaert, est particulièrement intéressé par une étude commanditée par plusieurs associations à propos de la mobilité des jeunes à Bruxelles (2). Ce travail a été fait à partir de cartes mentales, c’est-à-dire de représentations personnelles et spontanées de leur ville par les habitants de tel ou tel quartier, forme qui lui semble constituer un bon point de départ. Gwen et Axel comprennent alors qu’il s’agit de travailler plus globalement sur la ville plutôt que sur le seul quartier Nord. Ils imaginent un travail de long terme avec les habitants sur différents quartiers de Bruxelles avec en perspective la production de formes audiovisuelles au format variable au sujet de chaque quartier aussi bien que sur des thématiques plus transversales. Les Ateliers Urbains sont nés.
Constitution des groupes
L’idée de Gwen et d’Axel est de ne pas travailler avec des groupes pré-constitués, ce qui est souvent le cas dans le travail d’atelier où l’on intervient pour une activité donnée dans le cadre d’une association par exemple. Partis de l’envie de travailler dans (mais pas forcément sur) des quartiers de Bruxelles en phase de mutation, les deux animateurs ont donc prospecté et constitué pour chacun des films un groupe d’une douzaine de personnes en prenant soin de mêler les âges, les milieux, les horizons de participants unis par le fait d’habiter ou d’avoir habité un même quartier.
Phase préparatoire longue (trois mois pour « Flagey ») mais indispensable, qui explique aussi que, partis pour faire quatre films en deux ans, les Ateliers n’en aient finalement produit que deux dans la même période. Il était d’autant plus difficile d’agréger des personnes que le processus se voulait d’emblée ouvert tant sur ses fins que sur son fonctionnement : pas de sujet prédéfini, pas de cadre de travail rigide.
Plutôt que d’utiliser les cartes mentales comme la matière d’une expertise surplombante, ils décident d’en revenir à son utilisation première (en se référant à Kevin Lynch, urbaniste américain initiateur du procédé dans les années 60) au début du processus de travail pour faire se rencontrer les participants. Chaque participant choisi et contacté par les deux animateurs de l’atelier, est donc rencontré lors d’un entretien individuel ou une rencontre à plusieurs et la carte mentale, vision subjective et individuelle de Bruxelles, est l’aboutissement d’un questionnement sur les lieux clés et la perception que la personne se fait de sa ville et de son quartier.
Phase de recherche
Le travail de recherche pouvait lui aussi paraître un peu chaotique nous confie Gwen. Pour « Flagey » par exemple, la dizaine de cartes mentales produites ne représentent jamais le Canal de Bruxelles ou le représentent comme le début d’une sorte de Terra Incognita. On envisage même un moment la possibilité de faire un film sur l’exploration de cette partie de Bruxelles pour finalement décider de se recentrer sur Flagey. Des petits groupes se forment sur des centres d’intérêts assez libres (l’un va prendre du son, l’autre plutôt des images, l’un plutôt chez les gens, l’autre dans l’espace public…) Si bien que la matière ramenée peut d’abord sembler très hétéroclite. Pendant le montage de Flagey, l’idée de produire un film unitaire ne fut d’ailleurs pas d’emblée évidente. On commença par monter de petites capsules, des séquences et le film est donc né d’un travail de recherche permanent plutôt que d’une écriture préalable.
Concrètement, de façon un peu plus structurée pour « Le grand Nord » que pour « Flagey », chaque sous-groupe parti d’une idée plus ou moins précise pré-montait la matière filmée qu’il avait envie de soumettre au collectif. Lequel après discussion décidait de l’inclusion de telle ou telle séquence dans un ours sur lequel un groupe plus restreint commençait le travail de finalisation du montage final toujours en interaction avec l’ensemble des participants.
La question de la forme
Pour les animateurs dont le nombre s’est élargi à trois (Gwen, Axel et Ccil Michel) au fur et à mesure des projets, ne pas se montrer trop directifs sur le contenu implique néanmoins de mener peu à peu les participants à prendre confiance dans la forme qu’ils vont produire, sans s’autocensurer au nom des canons télévisuels ou du modèle du long métrage de fiction. D’où discussions récurrentes sur la possibilité d’exploiter le matériau que les participants eux-mêmes auraient parfois tendance à considérer comme raté ou hors-cadre. Pour accoucher le collectif de la poésie des deux films, il a fallu reconnaît Gwen, faire admettre comme admissibles, le flou, le bougé et les chutes qui témoignent du processus de travail. Le doute sur la valeur de leur oeuvre n’a réellement cessé à s’estomper pour certains participants qu’à la première projection en salle.
Par exemple, l’interview de Dominique Janne (3) dans « Flagey » a donné lieu à beaucoup de préparation. On avait été, raconte Gwen, jusqu’à jouer la scène pour que l’équipe soit rodée. Puis rendez-vous a été pris et Axel et Gwen ont laissé les participants faire leur expérience. Mais Dominique Janne est arrivé trois heures en retard et s’est installé devant une grande baie vitrée, ce qui n’avait pas été prévu. Sans penser à nettoyer la lentille et à mettre la caméra au niveau de l’homme assis, nos interviewers commencent à cuisiner un client particulièrement habile à contourner les questions. Ce qui au bout du compte donne une image en contre-jour, sale et en contre-plongée de quelqu’un qui évite les sujets épineux. Si le but avait été d’inclure cette séquence dans un reportage télé, explique Gwen, c’était objectivement raté. Mais de notre point de vue, c’était une forme improbable qui avait clairement son intérêt, comme peuvent en avoir tous les accidents dans le cadre d’un atelier de recherche et non de stricte formation. En l’occurrence, ça nous a montré que certains participants n’avaient pas osé intervenir en cours de prise de vue parce qu’ils n’avaient pas encore pris conscience que la matière allait être coupée et montée. Ce fut une leçon pour mieux préparer tout le monde dès le départ à cette notion pour Le grand Nord dont le montage a d’ailleurs été mieux organisé et donc d’autant plus collectif.
Adaptations du dispositif aux personnes et aux lieux
Quatre personnes sur douze dans le travail sur Flagey venaient d’institutions en santé mentale du quartier. Il a fallu trouver une façon de fonctionner autour de ces personnes pour faire avec leur timidité ou leur impatience. Plutôt que les perdre parce qu’ils n’arrivaient pas à participer au travail collectif, on a cherché la meilleure manière de les suivre dans leurs envies. L’un a filmé avec son GSM et a donc apporté au montage final des images tirées de cette forme de prise de vue ainsi que des compositions musicales. Elisabeth a voulu filmer le cinéma Le Styx, ce qui a produit une séquence qui n’est pas restée au montage final mais demeure dans l’édition DVD du film à l’état de bonus. Un autre a voulu filmer autour de la statue de Tijl Uilenspiegel de Charles de Coster et cela a fourni l’une des plus belles séquences du film. Enfin, au début de Flagey, on se penche sur la carte mentale particulièrement intéressante que Karl a bien voulu redessiner et commenter devant la caméra. C’est d’ailleurs la seule fois que la forme de la carte mentale est intervenue au-delà du processus de préparation.
Pour le travail sur Flagey, toutes les cartes mentales convergeaient d’ailleurs vers la place. Alors que lorsqu’on a commencé à travailler dans le quartier Nord, chacun en avait une représentation complètement différente. Il a fallu beaucoup plus découper l’espace. Certains des participants voulaient travailler sur la Gare du Nord qui, quoi qu’il en soit, est un lieu incontournable du quartier et qui les a amené à s’intéresser aux navetteurs et donc aux bureaux alentours ; d’autres étaient plus tentés par l’espace public et donc plutôt par la place Gaucheret ; beaucoup ont voulu travailler sur la prostitution mais se sont vite heurtés à la très grande difficulté du sujet dont il reste cependant des traces dans le film. Mais en somme, puisque chacun avait une idée différente du quartier, l’axe choisi en commun a été justement d’en faire ressortir le caractère un peu indéfinissable et contrasté. Au final, même si on est encore loin de la complexité réelle des lieux, cette dimension multiple ressort quand même assez bien estime Gwen. Mais le montage a du coup posé un monde de questions quant à la sur ou sous-représentation de tel ou tel aspect, de telle ou telle communauté socio-culturelle par exemple.
Laisser s’exprimer les divergences
L’idée en général c’était de laisser exister les divergences de points de vue sur les lieux. Dans « Flagey », on trouve à la fois l’idée que la nouvelle place qui vient d’être livrée au public est horrible, ratée, froide et en même temps l’idée qu’au premier rayon de soleil, elle est réappropriée par la population, qui n’est pas obligatoirement la plus bourgeoise malgré le standing des nouveaux commerces, sur lequel on entend aussi des avis divergents. On trouve le même dilemme dans « Le Grand Nord » non seulement sur la question de sa définition même mais aussi sur celle de savoir si c’est un quartier vivant ou mort, où une femme peut ou non trouver des endroits de convivialité… etc… Ca donne d’ailleurs lieu à une séquence très étonnante où Safu, locataire dans le même immeuble des alentours de la place Gaucheret que Moniek, qui est propriétaire, intervient dans le même cadre où celle-ci vient d’exprimer un avis sur son quartier, le nuancer par sa propre perception. On a l’impression que cette superposition de points de vue est très élaborée mais en fait, ça s’est fait quasiment par hasard. Les deux avaient été interrogées séparément et se sont trouvées au même endroit ce jour-là.
Néanmoins, pour « Le Grand Nord » on a choisi de remanier le film après la première projection parce que certains pouvaient lui trouver des connotations « racistes » du fait qu’on avait laissé s’exprimer certaines opinions au détriment d’autres. Donc il y a vraiment dans ce genre de travail un équilibre dur à trouver, a fortiori dans la mesure où la définition même du quartier reste floue.
Les projets qui ont suivis et continuent
Beaucoup de choses sont déterminées par les sources de financement malheureusement. En général, les Ateliers Urbains ne veulent pas entrer dans une démarche de commande où ils pourraient être directement associés aux autorités qui sont partie prenante dans la transformation d’un quartier.
Au printemps dernier, ils ont organisé au Pianofabriek quatre mois d’exposition alimentés par de courts ateliers d’écriture, de prise de son, de fabrication d’affiches, de collages, de prises de vue vidéo, super 8 mm et photos qui constituent le troisième volet de leur recherche sur les quartiers de Bruxelles. Puis a suivi cet été, un atelier sur le déménagement des prisons de Saint-Gilles avec des habitants de Saint-Gilles et de Haren mêlés à des travailleurs d’Inter-Environnement Bruxelles qui souhaitaient se former à la vidéo. Travail beaucoup plus court, dans un cadre de travail plus contraint et qui a abouti à un film finalement beaucoup plus classique dans la forme quoi que toujours très riche dans son contenu. Il fera l’objet de projections au début de l’année 2014.
Ces deux derniers ateliers ont d’ailleurs essaimé avec pour l’un un atelier en cours visant à la production d’un journal à propos du mobilier urbain et pour l’autre un atelier de production d’affiches à propos de la prison.
Enfin, les Ateliers Urbains viennent de se poser dans la cité de logement social des Goujons à Cureghem (Anderlecht). Cité construite à la fin des années 60, elle était le must du HLM à l’époque. Mais le désinvestissement a peu à peu laissé un bâtiment relativement énergivore vieillir et se dégrader… Les balcons menaçant de s’effondrer, on les condamne aujourd’hui pour deux ans. L’idée est de partir de ça, des questions que ça pose aux habitants.
C’est un travail beaucoup plus inscrit dans un périmètre, où le groupe est cette fois-ci pré-constitué mais (supprimer ce qui précède) qui permet aux animateurs des Ateliers d’aller au bout de l’idée d’un travail participatif possible avec des personnes issus du milieu populaire. Constat a en effet été fait que les abandons qui ont eu lieu pendant le travail des deux films précédents concernait le plus souvent des personnes simplement plus appelés par les nécessités concrètes de trouver ou d’assumer un emploi par exemple ou dans des situations de plus grande fragilité sociale. Ainsi estime Gwen, même avec la meilleure volonté du monde, il y a toujours un certain tri qui se fait autour des pratiques visant à une expression non experte des usagers même de la ville. Ici, on est dans un lieu plus restreint où l’on essaye d’aller beaucoup plus à la rencontre des gens là où ils se trouvent.
En somme, on pourrait dire des Ateliers Urbains que sans s’enfermer dans le localisme à tout prix, en portant une égale attention tant au fond qu’à la forme -plutôt que de sacrifier la qualité de l’objet final à la seule valorisation du processus- en prenant le temps de constituer des groupes qui donnent la possibilité aux participants de s’investir dans le long terme, en ne sur-valorisant pas le statut des animateurs, initiateurs mais certainement pas auteurs ou leaders dans le travail et la décision et en ne faisant pas du montage l’étape qui évacue le processus collectif au profit de mains plus expertes, ils ont montré qu’il était possible d’émettre des points de vue collectifs sur la ville par ceux qui la vivent au quotidien.
• Patrick Talliercio, in « Smala Cinéma » n°2, décembre 2013.
(1) Télé quartier en Nord (2006-2007), puis Nord de Hachimiya Ahamada, Clémence Hébert, Jérémy van der Haegen et Thomas Vandecasteele (2008.)
(2) Disponible sur le site de Samarcande sous le titre « Jeunes en ville, Bruxelles à dos ? » (http://www.samarcande.be/IMG/pdf/jeunesenville-bruxellesados.pdf) cette étude a également fait l’objet d’une parution plus condensée dans Le Monde diplomatique (Avec les jeunes de Bruxelles enfermés dans leurs quartiers) en août 2008, c’est-à-dire au moment d’émeutes dans un quartier d’Anderlecht. Ce qui avait soulevé de nombreuses interrogations sur ses bases scientifiques et ses conclusions quant à de supposés ghettos intra-urbains.
(3) Entrepreneur touche-à-tout qui a notamment racheté et fait customiser de nombreux commerces sur et autour de la place Flagey.