Les oreilles à vif

Chronique sonore d’une matinée ordinaire à Bruxelles au printemps 2014.

4h37. Soudain, une sonnerie stridente retentit à intervalle régulier. Je sursaute. Les rêves dans lesquels j’étais plongé s’évaporent en quelques secondes. Il y a deux heures, j’avais été tiré une première fois du sommeil par une bande de fêtards sortant de boîte de nuit. Mon sang ne fait qu’un tour, je bondis hors du lit et ouvre rageusement la fenêtre. Pour une fois, il ne s’agit pas d’une alarme antivol défaillante : j’aperçois un camion stationné sur le trottoir dont un ouvrier au tablier tacheté de sang décharge des carcasses bovines pour les livrer au boucher du coin. Trop content de pouvoir interpeller le responsable de ce tintamarre, je lui hurle qu’en voilà des heures pour s’adonner à ce genre de tâche. Imperturbable, il m’invite à adresser mes plaintes à son patron pour ce qui concerne les horaires de travail, et au constructeur automobile afin que celui-ci permette d’ouvrir le hayon de ses véhicules sans faire tout ce boucan. Désarçonné, je cherche une répartie pertinente lorsque le voisin d’en face ouvre à son tour sa fenêtre et se met à vitupérer… sur moi. C’est mon tapage intempestif qui suscite sa fureur. J’essaye de m’excuser mais en vain, mon voisin préférant claquer sa fenêtre plutôt qu’écouter mes explications. Tandis que le livreur de viande se gausse de la situation et retourne à son labeur, je me rallonge et, convaincu des vertus apaisantes du tabac, j’allume une cigarette.

La répétition quasi quotidienne de ce genre d’incidents me donne des sentiments de colère que j’ignore encore contre qui retourner. Mon propriétaire ? Il vient de refaire l’isolation de l’appartement, me procurant ainsi un peu plus de calme. Mon voisin ? À sa décharge, je dois admettre l’avoir déjà réveillé quelques jours plus tôt alors que j’écoutais de la musique sans me soucier ni de l’heure tardive ni des fenêtres restées ouvertes à cause de la chaleur… L’Union européenne ? Un adversaire un peu trop colossal et qui semble plus sensible aux sirènes des lobbies automobile qu’aux 210 millions d’Européens victimes de surexposition aux nuisances sonores des véhicules. Le nouveau règlement de l’UE limitant le niveau de bruit ne s’appliquera d’ailleurs réellement que dans 8 ans… et permettra, par dérogation, aux voitures de sport ou de grand luxe d’augmenter leur volume sonore de 2 à 6 décibels ! C’est en méditant là-dessus que j’enfonce des boules Quies dans mes oreilles et finis par retrouver le sommeil.

5h52. Première ambulance de la nuit, troisième réveil, deuxième cigarette. Suivent des voitures de police toutes sirènes hurlantes. En fond, le murmure des premiers trams et bus annonce l’arrivée imminente et massive des voitures. Il reste moins d’une heure avant que les marteaux-piqueurs se mettent à vrombir sur le chantier d’à côté… Face à un rapport de force à ce point disproportionné, ma capitulation est inéluctable : inutile d’essayer encore de dormir. Je me réconforte en comparant mon calvaire à celui des riverains de Zaventem qui endurent chaque année des dizaines de milliers de décollage et d’atterrissage d’avions.

7h00. Les nerfs à vif, les yeux embrumés et les neurones en désordre, je sors acheter un paquet de tabac. Je me dis que tout ça ne doit pas être très bon pour la santé. Ma consommation de cigarettes augmente proportionnellement à mon niveau de tension et au manque de sommeil. Pour me consoler, je ne trouve rien de mieux que repenser au dicton prétendant que le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt.

7h30. Après avoir slalomé sur mon vélo au milieu des gaz d’échappement et des coups de klaxon de conducteurs énervés par un long embouteillage, me voilà bloqué par un barrage de police. Aujourd’hui, Bruxelles accueille le sommet Europe-Afrique dont les 90 délégations entraînent le déploiement de milliers de policiers paralysant plusieurs quartiers. J’abandonne ma traversée du centre-ville, et par la même occasion ma liste de courses.

8h45. Jugeant sage de ne pas rentrer chez moi tant que les marteaux-piqueurs y font trembler le sol, j’ai trouvé une terrasse tranquille où, après avoir savouré un premier café, je patiente en goûtant le plaisir de fermer les yeux en me laissant doucement griller au soleil. Quiétude aussitôt troublée par l’arrivée d’un hélicoptère tournoyant dans les airs. Connaissez-vous la sensation que procure la présence d’un appareil de police stagnant juste au-dessus de votre tête ? Outre le vacarme des hélices et du moteur qui ferait passer la circulation automobile pour un doux ronronnement, il y a cette ambiance de guerre et cette désagréable impression d’être surveillé, soupçonné, voire déjà coupable. Je n’arrive pas à m’y habituer, même si l’hélicoptère est devenu un engin familier dans le ciel bruxellois. Au cours des 10 derniers jours, j’en ai déjà croisé à 5 reprises au moins : il y a eu la visite du secrétaire général de l’ONU, celles des présidents américain et chinois, puis un sommet de l’OTAN et un autre de l’UE. En 2001, Bruxelles a hérité de l’organisation de tous les sommets européens dont le nombre annuel a quintuplé en une décennie… Être capitale internationale, ça se mérite !

10h00. De retour chez moi, je constate avec plaisir que les marteaux-piqueurs ne sont plus à l’œuvre. Je me demande parfois si les chefs de chantiers font exprès de planifier à l’aube les travaux les plus bruyants. Aucune réglementation ne l’interdit et l’entrepreneur concerné m’a d’ailleurs fait comprendre (un samedi matin où je me plaignais que ses machines tournent le week-end) que je pouvais m’estimer heureux de ce que le gros œuvre touche à sa fin et qu’il ne reste plus qu’un an et demi avant l’achèvement des finitions… si tout va bien. Mais soit. Profitant du répit sonore, je peux enfin trouver la concentration nécessaire pour commencer ma journée de travail.

10h05. Un joueur de cymbalum s’installe sous ma fenêtre. J’aime beaucoup le cymbalum, c’est un instrument très mélodieux. La première fois que j’ai entendu un musicien en jouer dans ma rue, c’était en aménageant dans cet appartement et j’étais enchanté d’entendre de la musique acoustique dans l’espace public. Depuis, 2 années ont passé et la répétition hebdomadaire des quelques mêmes morceaux, joués en boucle à destination des touristes, s’est transformée en supplice. Hélas, les oreilles n’ont pas de paupières… À l’image des détenus des prisons secrètes de la CIA obligés d’écouter pendant des jours d’affilée des morceaux de rap, de metal, de pop, voire des chansons pour enfants, des pleurs de bébés ou des miaulements de chats ; ou comme les habitants de Falloujah en 2004, bombardés de hard rock à plein volume par les GI’s ; je suis privé de silence et d’intimité sonore.

Que faire ? Se défendre en se dotant d’un ampli et de baffles puissants, et ajouter à la cacophonie générale ? S’isoler sous un casque pour pouvoir au moins choisir sa propre musique ? Continuer à subir cette invraisemblable accumulation d’informations sonores en tous genres, sirènes, sonneries, moteurs, baffles, alarmes, qui nous rendent stressés et malades ? Déménager vers des quartiers plus périphériques, plus calmes, plus ennuyants et plus chers ? Quitter la ville ? Se doter de « zones calmes » comme le préconisent certaines villes françaises ? Créer à la campagne des « zones de silence » pour le repos des citadins, et lancer un tourisme du silence comme cela s’expérimente aux Pays-Bas ? Prendre des somnifères ? Devenir sourd ?…

10h30. À force de retourner cette équation dans tous les sens, un douloureux mal de tête s’est ajouté à la fatigue, à la tension et à la mauvaise humeur. Je ne suis sûr que d’une chose : le monde n’appartient pas forcément à ceux qui se lèvent tôt.

Gwenaël Breës

Article paru dans le n°15 de « Kairos, journal antiproductiviste pour une société décente ».