J’ai récemment eu l’occasion de débattre aux côtés de mon bourgmestre, Yvan Mayeur, à propos de son litigieux piétonnier bruxellois. L’homme étant un dur à cuire, je m’apprêtais à un rude affrontement. Mais quelque chose d’inattendu se produisit ce jour-là : pendant un bref instant, témoignant de « la haine » qui s’abat sur lui depuis l’instauration du piétonnier, il laissa entrevoir l’homme qui se cache derrière le politicien… Pour la première fois, je ressentis quelque chose comme de l’empathie pour ce visionnaire, forcé d’imposer « un changement de paradigme » écologique et comportemental à coups de menton, face au conservatisme de ses semblables.
Le hasard du calendrier avait fait que ce débat se déroulait au plus fort de la semaine de résistance héroïque opposée par la Région wallonne au reste du monde à propos du CETA — résistance incarnée par Paul Magnette et le Parti Socialiste. Alors que mon cœur vibrait à l’unisson de ces nouveaux hérauts de la démocratie participative, en plein coming-out alter-mondialiste et qui redoraient le blason du politique, mon esprit faisait le parallèle avec Mr Mayeur : issu du même parti, il se bat lui aussi seul contre tous. Et l’empathie se transforma en sympathie. Touché par son récit, je me devais de lui donner quelques conseils — étant redevable de celui qu’il m’avait proféré, un jour où je m’étais permis de l’interpeller depuis les rangs du public lors d’un conseil communal : « Je vous propose de vous présenter aux élections, d’être élu et d’ensuite vous exprimer ! » M’aventurant sur un terrain glissant (la vindicte populaire a rendu l’homme légèrement susceptible voire paranoïaque), c’est avec la plus grande bienveillance que je me permis d’émettre quelques hypothèses sur les raisons de son désamour…
Mon bourgmestre semble avoir besoin de beaucoup d’attention et de reconnaissance. C’est humain. Mais pour l’obtenir, ne devrait-il pas écouter ses concitoyens (au moins faire semblant), comme le camarade Magnette, et désamorcer ainsi la colère qui s’est répandue contre sa méthode ? Car imaginons qu’au lieu de « poser un acte politique majeur » au pas de charge, tout en répondant aux mécontents « Qu’on nous laisse faire ! », il ait pris en compte leur avis, et qu’au lieu de tout faire pour incarner personnellement ce projet, il ait impliqué un maximum de monde dans son élaboration : n’aurait-il pas ainsi profité d’une intelligence collective, créé de l’adhésion, évité une communication incompréhensible et des cafouillages et adaptations à la petite semaine ?
Le bashing qu’endure mon bourgmestre provient, pense-t-il, « de bourgeois bien pensants du sud de Bruxelles » pour qui la voiture est l’inaliénable mère de toutes les libertés. Mais admettons qu’à mieux tendre l’oreille dans cette pluie de critiques, la réalité s’avère un millipoil moins binaire et qu’on y distingue soudain une diversité de points de vue, émis tant par des habitants et commerçants du centre-ville que par des usagers venus d’autres communes, automobilistes comme cyclistes, issus de toutes catégories sociales, mais ayant en commun de penser que son projet a rendu le Pentagone plus infernal qu’avant… Il se pourrait même qu’on y perçoive les voix d’adeptes de la mobilité douce : des alliés du « changement de paradigme », déplorant que celui-ci s’accomplisse sur les grands boulevards alors que les voitures et leur pollution sont renvoyées dans les petites artères voisines, et au prix d’une entrave de la desserte des transports en commun.
Supposons, enfin, que dans le débat public qui fait rage depuis deux ans, « le piétonnier » soit devenu un terme générique englobant un tas d’aspects n’ayant en partie rien à voir avec des questions de mobilité. Que les autorités n’aient rien fait pour dissiper cette confusion, par exemple en déclarant, acculées par la critique, que « le périmètre du piétonnier ne sera pas réduit mais qu’il y aura une réduction de la zone strictement piétonne ». Qu’il se trouve des Bruxellois craignant que ce périmètre vise avant tout à « booster l’attractivité touristique », et dont la vision des précédents piétonniers du centre-ville (artères de chalandise sans âme ni habitants, où la variété des commerces a disparu au profit de grandes chaînes et de franchisés) ou d’autres exemples à l’étranger (le Paris muséifié, la Barcelone acculée à lancer une politique répressive contre le tourisme de masse, etc.) ne rassure guère. Depuis l’instauration du piétonnier, la Ville de Bruxelles ne fait pas grand chose pour contredire ces mauvaises langues : tout-à-l’événementiel sur les boulevards, manifestations politiques détournées, écran publicitaire géant, concession à ClearChannel pour développer de l’affichage digital, suppression des kiosques à journaux, tentative de fermeture d’une baraque à caricoles, privatisation de la place Sainte-Catherine au bénéfice de terrasses de restaurants, interdiction de la consommation d’alcool en rue, élaboration d’un Schéma de développement commercial voulant attirer une « offre haut de gamme en lien avec la clientèle des touristes/congressistes », projets d’ouvrir un centre commercial et de transformer la Bourse en Beer Temple, béatitude affichée lors de l’ouverture d’un énième Carrefour (ce « commerce à destination des habitants [qui] correspond bien à la mixité de fonctions qu’on recherche »), etc. Tout cela n’est-il pas propice à créer la sensation que le « projet de ville » de mon bourgmestre s’inscrit prioritairement dans la compétition entre grandes villes dans une économie globalisée ?
J’en étais là dans mes réflexions amicales, lorsqu’il me fit comprendre par ses sarcasmes que j’avais tout faux. Flinguant la partialité de mon analyse, il informa l’assistance que mes rares informations pertinentes étaient à mettre sur le compte d’échevins de sa coalition. Traduction : si « le changement de paradigme » est imparfait voire incohérent, c’est de la faute à ses partenaires libéraux. Telle Els Ampe qui veut construire « plus de tunnels à Bruxelles », ou Marion Lemesre pour qui « piétonnier » rime surtout avec « touristes chinois » — ce n’est pas pour rien que la Ville y célébre désormais le Nouvel An chinois, ou a lancé les opérations I Shop on Sundays (afin qu’ils trouvent les magasins ouverts le dimanche) et You will Love Chinese Shoppers (pour leur faire connaître Bruxelles comme une « cool luxury shopping destination »)… Pauvre Yvan, songeais-je : devoir exercer le pouvoir avec des mandataires aux idées opposées, quel rôle ingrat. C’est donc quelque peu surpris que j’appris, dans la foulée, son souhait de reconduire cette alliance contre nature aux prochaines élections : « On a pris les risques, on a fait le boulot, on ne va tout de même pas laisser le soin à d’autres de couper les rubans ». Et patatras ! Voilà que la haute idée que je m’étais faite de la politique, en cette semaine où la Wallonie ne démordait pas de ses principes sociaux et démocratiques, se résumait au final à une vulgaire affaire de coalition.
Quelques jours plus tard, les socialistes francophones (qui déclaraient la veille encore que le temps de la démocratie aurait besoin de plusieurs semaines avant d’arriver à un accord) présentaient soudainement le CETA comme un bon traité. Et ceci « sans [y] toucher une virgule », claironnait le Premier ministre Charles Michel, s’envolant rassuré vers la Chine d’où il rapporta un joli trophée : « Le plus grand parti communiste du monde soutient mes réformes [libérales] et m’encourage à les intensifier. »
Non seulement mon bourgmestre n’avait pas voulu de mon amour, mais ma boussole politique était à nouveau déréglée. Si le socialisme est soluble dans le libéralisme, « le changement de paradigme » n’est donc pas pour demain ?
Gwenaël Breës
Article paru dans le n°27 de « Kairos, journal antiproductiviste », novembre-décembre 2016.