Multiplex, lies & video games

Dans l’éditorial de son précédent programme, le Nova manifestait son soutien au Cinéma Arenberg face à la menace de son éviction. Aujourd’hui, malgré une pétition qui a recueilli plus de 36.000 signataires, l’Arenberg devra vraisemblablement fermer d’ici la fin de l’année. Même si les jeux semblent faits, il paraît important de revenir sur cette saga.

A quoi avons-nous assisté ces derniers mois ? Non pas à la naissance d’un projet de cinéma cherchant une complémentarité avec les salles bruxelloises existantes. Mais à une sorte d’OPA hostile orchestrée par un consortium privé, créé de toutes pièces pour l’occasion et dont l’ambition a été dès le départ de mettre fin à l’Arenberg. Leur enjeu ? « Moderniser » ce cinéma, en éjecter l’équipe… tout en tentant de capturer certains pans de sa programmation, son public et ses subsides !

Les actionnaires de ce projet franco-belge intitulé « Galeries » (et dont fait partie la société propriétaire de la salle) ont exprimé publiquement leur « gratitude » à l’Arenberg pour la qualité de la programmation menée depuis près de 25 ans. En pratique, ils ont pourtant tout fait pour que l’équipe évincée n’ait aucune possibilité de retomber sur ses pieds. Leur seul mérite est d’avoir fait preuve d’une habilité juridique manifeste, de certaines relations politiques et d’une incontestable capacité à communiquer. Les efforts déployés pour justifier l’éviction de l’Arenberg ont ainsi joué sur une argumentation fluctuante mais toujours en véhiculant un discours qui, si on n’y prend garde, pourrait créer de dangereux précédents.

La fin des salles de cinéma ?

Ainsi, les attaques sur le « manque de vision » de l’Arenberg ont porté l’idée qu’en dehors d’une ouverture aux « arts numériques », il n’y aurait point de salut pour les salles de cinéma. Nos experts en marketing se sont toutefois bien gardé de préciser où se situe la frontière entre « cultures » et « produits culturels » dans leur vision de la nébuleuse digitale.

Par ailleurs, c’est la baisse de fréquentation de l’Arenberg qui a été ciblée. Démagogiquement. Car comment ignorer l’érosion généralisée du public face à la diversification des moyens de diffusion (films à la demande, télévision, DVD, téléchargement en ligne…) ? Une situation à laquelle sont confrontés tous les cinémas d’art et essai, et qui rend leur survie encore plus improbable sans un soutien accru des pouvoirs publics.

Il fut un temps pas si lointain où le cinéma était exclusivement considéré comme un secteur marchand devant générer sa propre rentabilité. En Belgique, c’est assez récemment qu’ont été initiées des politiques de soutien aux salles d’art et essai. Mais elles restent largement sous-financées et sans réelles cohérences. Or, si l’on considère important de maintenir l’existence des salles obscures ˗ parce qu’elles permettent à l’art cinématographique de rester une expérience collective qui se partage sur grand écran ˗, un soutien significatif et très rapide des pouvoirs publics est indispensable. Surtout pour les salles dont l’économie est aujourd’hui la plus précaire, celles qui privilégient une approche non industrielle et la découverte d’une diversité de films parfois artisanaux, fragiles et non soumis au formatage marchand… Mais pour ce faire, il faut absolument remettre en question la hiérarchie entre disciplines instaurée et bien ancrée dans les politiques culturelles en Belgique : celle qui permet de reprocher à un cinéma de n’être pas suffisamment rentable, alors que la même exigence ne serait jamais adressée à un théâtre ou à une compagnie de danse.

En ce sens, le silence des politiques sur les mésaventures de l’Arenberg et leur position ambiguë envers le projet « Galeries » sont des signaux inquiétants. Ils s’inscrivent dans une tendance plus large des pouvoirs publics à se défaire de leurs missions de base, se distanciant de la philosophie des associations sans but lucratif pour lui préférer un modèle économique qui favorise l’implication du secteur privé, c’est-à-dire de capitaux dont l’objectif premier est d’engranger des dividendes. Et c’est bien de cela dont il s’agit ici, les principaux actionnaires de « Galeries » étant des sociétés françaises expertes en « culture stratégique », en « business development » et en jeux vidéo. Après avoir fait main basse sur l’Arenberg, ces entrepreneurs ont pour objectif d’y transplanter leur modèle économique : celui de « l’ingénierie culturelle » et du partenariat public-privé.

De l’art du copié-collé…

Au Nova, on pense que la fin ne justifie pas les moyens. On ne peut donc que réprouver les procédés utilisés par les « Galeries ». On se permet également d’être sceptiques sur les réelles intentions de ce projet. Etre vigilants, c’est jouer notre rôle élémentaire d’éducation permanente. On préfère ainsi juger le futur « pôle cinéma et arts numériques » sur pièces, lorsqu’il ne sera plus seulement un objet de communication.

Cette affaire est en effet symptomatique d’une époque dominée par les techniques de communication de masse, où les slogans et concepts creux l’emportent souvent sur l’analyse des faits. Les agences de communications mobilisées par « Galeries » ont parfaitement su « ringardiser » leur adversaire et vendre leur projet, tantôt à la sauce de la culture populaire et de l’éducation permanente, tantôt sous l’angle de la culture d’élite et du marketing urbain. L’aisance avec laquelle ces grands manitous de la comm’ ont annoncé une surenchère d’activités en tous genres (matinées scolaires au « créative store », « terrain de jeux », cafés pédagogiques, application wi-fi, « film + lunch », master classes, bar de nuit, cinéma belge, nouvelles technologies, édition d’un magazine, ateliers enfants, événements, débats, films d’art, festivals, avant-premières, séances nocturnes, films de genres, cycles thématiques, rétrospectives, expos, résidences, etc.) n’a d’égal que l’absence d’interrogations dans le chef de la presse et des pouvoirs publics. Dans une belle unanimité, ceux-ci ne semblent pas se poser de questions sur le sens de ce grand copié-collé, ni sur la faisabilité d’un tel patchwork de promesses, ni même sur ce qui va réellement en rester à l’usage.

Au contraire, la presse n’a fait preuve d’aucun esprit critique et n’a pas joué son rôle de mise en contexte et d’investigation. Elle s’est contentée de relayer sans réflexion le message artificiel de professionnels du merchandising. La conférence de presse de lancement de « Galeries » était très éloquente à cet égard : pas un journaliste n’y a posé une seule question…

• Éditorial du programme n°127 du Cinéma Nova