« On ne vous répondra pas, ce n’est pas le sujet de la soirée »

La consultation populaire est une procédure prévue par le Code de la Démocratie Locale et de la Décentralisation, permettant à la population de faire entendre sa voix sur des questions spécifiques. À Namur, un collectif citoyen a ainsi récolté plus de 13 400 signatures, obligeant la Ville de Namur à demander l’avis de sa population sur le choix de raser le Parc Léopold pour y construire un centre commercial. Ainsi contrainte à un grand saut dans l’inconnu démocratique, la Ville prit tout le monde de cours et lança sa propre consultation populaire sur le sujet ! Ce qui lui permit de choisir elle-même la formulation des questions à poser à ses concitoyens. Pas folle, la guêpe.

Dans cet élan démocratique sans précédent, la Ville mit fissa la main au portefeuille public et lança une campagne (38 000€) permettant d’informer les Namurois sur… les raisons de voter oui aux trois questions alambiquées qui leur étaient posées le 8 février dernier. Pendant ce temps, les défenseurs du Parc Léopold, dont le travail patient a permis d’initier la consultation populaire, faisaient du bénévolat et du crowdfunding pour faire entendre leurs arguments…

Géométrie variable

Il s’est heureusement trouvé un parti d’opposition qui a eu le courage de dénoncer ce « déséquilibre », cette « outrance ». Un parti qui sait débusquer les manœuvres du pouvoir et n’hésite pas à cogner ni à dénoncer. « À force d’orienter à ce point le résultat, ce n’est plus une consultation populaire mais un plébiscite qu’organise la majorité », s’offusque-t-il, allant jusqu’à demander au Bourgmestre de partager le budget de la campagne d’information avec les partisans du non

Quel est donc ce parti si prompt à dénoncer le « vol » d’une initiative populaire et son « détournement » en opération marketing en faveur du projet d’un promoteur privé côté en bourse ? Je vous le donne en mille. Le PTB ? Nan. Ecolo, ce fervent défenseur de la participation ? Non plus : membre de la majorité namuroise, il porte à bout de bras cette mascarade qui a dénaturé la demande de 13 400 Namurois. Le CDH, alors, ce parti qui déclarait il y a peu à la Région wallonne que « Mettre la procédure (de la consultation populaire) dans les mains des politiques dénaturerait la dimension populaire de la démarche » et la « transformerait vite en une forme d’instrumentalisation politique du débat » ? Encore raté : le Bourgmestre de Namur, Maxime Prévot, est CDH et malgré le désaveu cinglant que lui ont infligé les Namurois en répondant majoritairement non aux trois questions posées, il en retient pour sa part« une volonté partagée par toutes les parties de favoriser la création d’un centre commercial au square Léopold ».

Mais vous chauffez… Ce parti frondeur, terré dans l’opposition d’où il forge des contestataires aguerris et pour qui le contrat avec l’électeur est un lien sacré se méritant à chaque instant, c’est le PS. Celui-là même qui, lorsqu’il disposait de la majorité absolue à Huy, s’était assis sur le résultat d’une consultation populaire où 95% des votants avaient refusé, là encore, qu’on rase un parc pour réaliser un projet immobilier fumeux. Qu’importe ce score a priori sans discussion, la Bourgmestre Anne-Marie Lizin avait estimé que seuls 27% des électeurs s’étant déplacés, cela signifiait que 73% de la population soutenaient implicitement son projet !

Circulez…

À Bruxelles, au même moment où son parti dénonçait la mascarade namuroise, le Bourgmestre PS Yvan Mayeur se prévalait lui aussi d’un « soutien massif » de la population à son projet de piétonniser les boulevards centraux, claironnant que 73% des personnes interrogées dans le cadre de ses « ateliers participatifs » y sont favorables. Un chiffre identique et tout aussi farfelu que celui de son ex-collègue hutoise. Car le bourgmestre oublie de préciser que ses « ateliers », sous-traités à un bureau d’études, se sont plutôt apparentés à un simple questionnaire soumis à 600 badauds passant sur le trottoir de la Bourse, et qui dans leur grande majorité n’habitent pas le quartier. Les questions posées n’insistaient pas sur le fait que le réaménagement des boulevards va créer une série de places destinées à accueillir de l’événementiel tout au long de l’année, transformer la place De Brouckère en « Times Square », enclencher la transformation sociale et commerciale des lieux pour attirer « des enseignes de qualité » et davantage de touristes…

Pas un mot non plus, dans les « ateliers participatifs », sur le plan de circulation accompagnant ce réaménagement, avec son détournement des bus, son mini-ring qui va encercler le piétonnier et asphyxier des artères étroites et habitées, et ses quatre parkings souterrains que la ville veut construire sous des places historiques du centre… Puisqu’on parle de piétonnier, pas la peine de perturber les esprits en expliquant en même temps qu’on va créer 1 600 nouvelles places de stationnement pour « compenser » les 600 places de stationnement supprimées, alors que le taux d’occupation des 19 000 places de parking « publics » (c’est-à-dire payants et privés) du Pentagone ne dépasse déjà pas les 60% ! Les « ateliers participatifs » sur la piétonisation des boulevards centraux se sont d’ailleurs déroulés avant que le plan de circulation soit divulgué, histoire de ne pas polluer la participation avec des débats inutiles. Et quand l’échevine bruxelloise de la Mobilité Els Ampe (OpenVLD) a organisé des réunions d’information pour les habitants, c’est après que la décision a été votée (sans aucune concertation ni enquête publique préalables), histoire de bien montrer qu’il ne servait à rien de contester.

Pourtant, la contestation a pris comme une traînée de poudre dès l’annonce du projet. D’abord sur les réseaux sociaux et internet, puis dans la rue. Le 1er décembre 2014, plus de 300 personnes se sont réunies spontanément pour exprimer leur colère à la séance du Conseil communal qui votait ces mesures et qui a dû être suspendue. Des collectifs et des plateformes se sont constitués, lançant actions, pétitions et recours. En trois semaines, plus de 23 000 personnes ont ainsi signé une pétition contre la création d’un parking sous la place du Jeu de Balle. Pour toute réponse, la Ville a voté un budget de 100 000€ pour faire campagne en faveur de son plan. Et le bourgmestre a continué à promouvoir son piétonnier comme si de rien n’était.

Le 22 janvier dernier, il organisait à l’Ancienne Belgique la deuxième « grande assemblée générale » pour présenter le résultat de son vaste « processus participatif », au cours duquel 60 participants, tirés au sort et répartis en plusieurs groupes, furent invités à se prononcer sur des sujets bien encadrés comme la forme des bancs et autres éléments de mobilier urbain. Sur scène, des membres de bureaux d’études et de l’administration communale ont exposé à un public incrédule le « top 24 » des propositions retenues à l’issue de ces groupes de travail. Sur l’écran, ça fleurait bon la novlangue et le catalogue JCDecaux®… Annoncé en tête d’affiche de la soirée, le bourgmestre resta finalement cloîtré dans son fauteuil au premier rang, entouré de ses échevins, muets, offrant l’image d’une cour royale qui tourne le dos à sa populace. « Yvan » ne broncha pas quand le public, énervé, scanda son prénom pour qu’il daigne répondre aux questions. Il était trop occupé à donner des consignes par petits gestes aux larbins envoyés au casse-pipe à sa place. Cela donna lieu à des scènes dignes d’un congrès soviétique, où ceux-ci restèrent figés et muets par exemple quand la salle demandait avec insistance « Où sont les études de mobilité et de pollution, pourquoi ne sont-elles pas publiques ? » Seule réponse sèche de la modératrice : « On ne vous répondra pas, ce n’est pas le sujet de la soirée »

Mais le public ne s’est pas déplacé pour rien : un concours de slogans et de logos a été annoncé ce soir-là. Il se murmure qu’il serait financé sur le budget de la participation.

Décidément, la participation, c’est tout un art.

Gwenaël Breës

Article paru dans le n°17 de « Kairos, journal antiproductiviste pour une société décente ».
Illustration : Fanny Dreyer.




Le « nouveau cœur » de Bruxelles va-t-il lui faire perdre son âme ?

C’est désormais officiel. Le grand projet de piétonisation des boulevards du centre, cher à la majorité socialiste-libérale de Bruxelles-Ville, a donc un revers : il va provoquer la création d’un mini-ring et de quatre parkings dans le Pentagone. Des années de chantier en perspective pour un résultat qui est de nature à chambouler la vie sociale et commerçante de plusieurs quartiers centraux, dont les Marolles. Comme aux pires heures de l’urbanisme bruxellois…

Les socialistes bruxellois, menés par le bourgmestre Yvan Mayeur, avaient fait de la piétonisation des boulevards du centre le dossier emblématique de la législature en cours. Dans le projet dévoilé en janvier 2014, la Ville dévoilait son intention de transformer les « boulevards en une succession de places » pour créer « un nouveau cœur pour Bruxelles » et permettre « aux citoyens de se réapproprier l’espace public » ((« Un nouveau cœur pour Bruxelles », Ville de Bruxelles, dossier de presse du 31/01/2014.)). « Une approche innovante » censée « profiter en premier lieu aux habitants de ces quartiers » ((« Un nouveau cœur pour Bruxelles », Ville de Bruxelles, dossier de presse du 31/01/2014.)).

En termes d’accessibilité, la Ville annonçait l’instauration d’un « véritable maillage de mobilité multimodal » et plus précisément d’un « système de boucles » dont l’objectif était « de décourager la circulation de transit en la déviant vers la Petite Ceinture, d’acheminer de façon plus fluide la circulation de destination et de libérer l’espace pour les piétons et les cyclistes » ((« Un nouveau cœur pour Bruxelles », Ville de Bruxelles, dossier de presse du 31/01/2014.)).

En somme, il s’agissait d’un gros projet, dans l’air du temps, moderne, écologique et tout et tout… bref, digne de faire entrer un bourgmestre dans l’Histoire. Peut-être qu’un jour, Bruxellois et touristes allaient flâner sur la place Yvan Mayeur, à côté de la place De Brouckère que ce jeune et grand visionnaire avait appelé à devenir rien moins que « le Times Square de Bruxelles » ((« Yvan Mayeur: « Un Times Square au centre de Bruxelles », La Libre Belgique, 13/12/2013.)).

À la Ville, ça marchande comme à la brocante

Mais c’était sans compter sur les partenaires libéraux de la majorité bruxelloise. Ceux-ci, dont leurs électeurs aimaient paraît-il se déplacer en voiture, avaient besoin d’une compensation pour avaler la couleuvre socialiste. Ils avaient ainsi obtenu une jolie sucette : à l’initiative d’Els Ampe, échevine OpenVLD de la Mobilité, des Travaux Publics et du Parc automobile, le Collège de Bruxelles-Ville décida de construire 1600 nouveaux emplacements répartis en 4 nouveaux parkings souterrains au plus proche du « nouveau cœur » de Bruxelles (Yser, Nouveau Marché aux Grains, place Rouppe, place du Jeu de Balle et en bonus, une extension du parking Poelaert baptisée Sablon-Marolles). Et en guise de « boucles de desserte », c’est finalement une grande boucle qui sortit des cartons de la Ville afin de relier les nouveaux parkings : un véritable mini-ring prompt à saturer des artères habitées et pour certaines déjà complètement embouteillées aux heures de pointe (rues du Lombard, des Alexiens, des Bogards, Van Artevelde, de la Vierge Noire, de l’Ecuyer, d’Arenberg, Fossé-aux-Loups,…).

Pour « décourager la circulation de transit en la déviant vers la Petite Ceinture », le Collège échevinal a voté l’augmentation de l’offre de parkings en plein centre-ville !

Résultat de ce marchandage : pour « décourager la circulation de transit en la déviant vers la Petite Ceinture », le Collège échevinal a voté l’augmentation de l’offre de parkings en plein centre-ville (qui compte déjà parmi les plus hauts ratios d’Europe) ! Une décision absurde, tant le lien entre la possibilité de se garer et le choix de la voiture comme mode de déplacement est devenu évident de nos jours ((Les « Cahiers de l’Observatoire de la mobilité », édités par la Région bruxelloise, l’ont rappelé récemment : « La disponibilité d’une place de parking à proximité du domicile, et davantage encore à destination du déplacement, est un incitant majeur à l’usage de la voiture » ‑ De Witte, 2011.)). Qui plus est, les 1600 places de parking supplémentaires que projette de construire la Ville iraient s’ajouter aux 18.978 déjà existantes dans les 34 parkings que compte le centre de Bruxelles… et dont le taux d’occupation est d’à peine 60% ((Selon les chiffres officiels établis tant par Bruxelles Mobilité que par le Plan communal de mobilité.)) !

Il existe donc 6000 à 7500 places de parking inoccupées dans le Pentagone. Soit amplement de quoi compenser les 600 qui seraient supprimées en surface par la piétonisation des boulevards du centre ((« Parkings publics souterrains : les projets de la Ville de Bruxelles doivent être enterrés ! », communiqué de presse de l’ARAU, 08/05/2014.)). Pourquoi en créer de nouvelles ? C’est pourtant ce que la majorité socialiste-libérale appelle, contre toute évidence, un projet cohérent : « Ce grand réaménagement aura le mérite d’être cohérent. Bordeaux a dû passer par là il y a quelques années, mais tout le monde s’en félicite aujourd’hui et la considère comme une ville modèle » ((« Le centre en chantier jusqu’en 2018 », Le Soir, 08/11/2014.)).

Circulez, y a rien à voir…

Ironie de l’histoire : alors que le Parking 58, situé en plein dans le périmètre du futur piétonnier, devrait bientôt disparaître pour faire place au nouvel immeuble administratif de Bruxelles-Ville ((Nouvel immeuble administratif où sont d’ailleurs prévus 847 emplacements de parking.)), la démolition de ce symbole de la bruxellisation marque paradoxalement le retour d’une politique qu’on croyait révolue. Même si le discours a changé et s’est fait plus moderne, même si ce n’est plus à la fonction « bureau » qu’on vend la ville mais désormais « aux citoyens » et aux touristes qu’on la « rend », le résultat est une politique similaire à celle qui a défiguré Bruxelles entre la moitié des années 1950 et les années 1970, faisant la part belle aux voitures et aux parkings… et accessoirement fuir les habitants.

Ceux-là, ils peuvent bien fuir, d’ailleurs. Ce sont des emmerdeurs, jamais contents. Les commerçants ? Ils ne pensent qu’à leur commerce. Les associations ? Des emmerdeuses aussi, mais des professionnelles. À quoi bon s’embarrasser à consulter tout ce petit monde ? Leurs préoccupations et revendications multiples viendraient gâcher la concrétisation de cette grande vision pour la ville. « Times Square » vaut bien ça… Le Collège échevinal a donc préféré sortir prudemment les nouveaux parkings de son chapeau, sans la moindre concertation préalable (pas même de son administration) et le plus tard possible, histoire de prendre tout le monde de court. Une technique censée lui permettre de passer en force et d’éviter d’avoir à répondre à des questions inutiles.

Il n’y a pas d’études : elles seront faites plus tard, une fois la concession délivrée à une société de parking pour 35 ans.

Des mesquins pourraient demander, par exemple, en quoi un parking est « indispensable » ((Selon les propos d’Els Ampe à Télé Bruxelles, 21/11/2014.)) sous la place du Jeu de Balle, alors que celle-ci est située à 400 mètres du parking de la Porte de Hal (500 places) et à 600 mètres du parking Poelaert (500 places). Des naïfs pourraient demander à voir les études d’impact et leurs résultats, par exemple en termes de flux de circulation sur le quartier des Marolles où les ambulances de l’hôpital Saint-Pierre ont déjà du mal à se faufiler dans les voiries étroites et encombrées… Mais non. D’abord, il n’y a pas d’études : elles seront faites plus tard, une fois la concession délivrée à une société de parking pour 35 ans. Et puis, comment voulez-vous que tous ces curieux donnent leur avis sur un Masterplan et un Plan de Mobilité qui ne sont même pas rendus publics ? De toutes façons, les commerçants et les habitants sont « demandeurs », assure Yvan Mayeur ((« Un parking sous la Place du Jeu de Balle », sur le site de Marie Nagy, 17/11/2014.)) !

Et d’ailleurs, il est faux de dire qu’il n’y a pas de participation : la Ville organise actuellement un processus participatif consistant en plusieurs « groupes de travail composés de dix personnes maximum par groupe », dont les participants, désignés par « tirage au sort » ((« Participer au réaménagement des places et boulevards du centre », sur le site de la Ville de Bruxelles.)), travaillent à partir de l’information que veut bien leur donner le Collège et peuvent ainsi donner leur avis sur le nom et le logo du projet, la couleur des pots de fleurs et autres éléments de première importance.

Des p’tits trous, des p’tits trous…

Devant les réactions atterrées des marchands et commerçants de la place du Jeu de Balle à l’annonce de la construction d’un parking, les élus ont tenté de se faire rassurants…

« On fera des petits trous et puis on avance » (Els Ampe).

  • Combien de temps va durer le chantier ? 24 mois selon certains, 30 mois selon d’autres. Mais trop de chantiers à Bruxelles se sont éternisés pour que quiconque puisse les croire de bonne foi.
  • Que va devenir le marché pendant les travaux ? Là encore, les réponses se contredisent, laissant entrevoir une certaine improvisation sur le sujet. Els Ampe se veut très optimiste, assurant que les entrepreneurs procéderont par phases : « On fera des petits trous et puis on avance » ((Selon les propos d’Els Ampe à Télé Bruxelles, 21/11/2014.)). Selon elle, une partie des marchands pourrait rester sur la place, tandis que d’autres intégreraient la cour de la caserne du jeu de Balle, pourtant pas très grande. Mais Marion Lemesre, l’échevine des Affaires économiques, voit plutôt elle une délocalisation à la place de la Chapelle… à 500 mètres de là…
  • Que vont devenir les commerçants de la place du jeu de Balle et ses abords ? Là, personne n’a de réponse. Pourtant, nul ne peut ignorer qu’un tel chantier fera d’importants « dégâts collatéraux » dans le commerce local, qui est sensiblement lié à l’activité du marché.

Le parking, cheval de Troie de la sablonisation des Marolles

Si nos édiles communaux ont du mal à convaincre de la cohérence de leur politique de mobilité, leur vision de l’avenir du centre-ville semble beaucoup plus homogène. Pour eux, il doit s’aseptiser, devenir propre, chic. Beau. Une sorte de vaste parc à thèmes permanent dédié à l’événementiel et au tourisme, avec juste ce qu’il faut de typique tout en attirant des enseignes de renommée. La « succession de places » ((« Un nouveau cœur pour Bruxelles », Ville de Bruxelles, dossier de presse du 31/01/2014.)) qui seront aménagées sur les boulevards centraux s’inscrivent dans cette droite ligne.

« Ça permettra aussi d’attirer des riverains avec une meilleure capacité contributive » (Marion Lemesre).

Et cette fois, on dirait bien que le marché aux puces est dans la ligne de mire de cette disneylandification de la ville.  « Cette place est en mauvais état. Ce sera aussi l’occasion de la restaurer », déclare Els Ampe ((« Le centre en chantier jusqu’en 2018 », Le Soir, 08/11/2014.)). « Ça permettra aussi d’attirer des riverains avec une meilleure capacité contributive », renchérit sa collègue Marion Lemesre ((Marion Lemesre au Conseil communal de Bruxelles, 17/11/2014.)).

En effet, la Ville semble voir d’un bon œil le scénario du déplacement des puces à la place de la Chapelle. Marion Lemesre, justement occupée à « revitaliser » les marchés bruxellois ((« Bruxelles met en oeuvre un projet de revitalisation de ses marchés », L’Avenir, 05/11/2014.)), y voit l’opportunité de renforcer les liens entre le quartier huppé du Sablon et les Marolles. Autrement dit, de concrétiser une étape supplémentaire de la sablonisation des Marolles. On voit bien le coup venir…

  • Acte 1 : le chantier démarre, le marché est transféré sur un espace trop petit pour accueillir tous les marchands, il faut opérer une sélection parmi eux.
  • Acte 2 : certains marchands sont mis au carreau et se tournent vers d’autres horizons, tandis que les commerçants du Jeu de Balle sont exsangues.
  • Acte 3 : le chantier s’éternise, pendant que les brocanteurs ayant été sélectionnés s’adaptent peu à peu à la clientèle du Sablon.
  • Acte 4 : le parking est enfin fini et la place « restaurée » est inaugurée en grandes pompes.
  • Acte 5 : seuls les brocanteurs ayant été sélectionnés et tenu bon reviennent dans un quartier transfiguré : des habitants ont fui le chantier, des magasins sont à remettre, les pouvoirs publics soutiennent l’installation de nouveaux commerces, le standing du quartier grimpe, les loyers aussi.

Mais l’acte 1 n’a pas encore démarré et il faut maintenant démentir ce triste scénario. Les chances sont bonnes. La Ville de Bruxelles ne se rend manifestement pas compte à quoi elle a touché. Depuis l’annonce de la construction d’un parking, on ne parle plus que de ça au Jeu de Balle, les conversations s’animent et il faudrait se lever très tôt pour trouver quelqu’un qui soutienne ce projet. Les opposants ne sont pas seulement les marchands, commerçants et habitants des Marolles, ce sont aussi des amoureux du quartier et des clients du marché aux puces qui viennent de tout Bruxelles et de plus loin encore.

Contrairement à Els Ampe, ils aiment la place telle qu’elle est. Ils ne veulent pas la voir défigurée par des trémies. Ils rêvent que les traces historiques qui existent dans le sous-sol de la place et dont ils entendent parler depuis longtemps (notamment un ancien abri aérien) deviennent autre chose qu’un parking ‑ c’est le genre de choses qu’on classe dans d’autres villes, non ? Ils savent que le marché aux puces qui se tient là quotidiennement depuis 1873 est unique et mériterait lui aussi d’être classé. Ce qu’ils y trouvent, ce ne sont pas seulement des objets qu’on ne trouve pas ailleurs, c’est aussi une ambiance, un mélange social inédit, une activité foisonnante, la vie d’une place et d’un quartier particuliers. En d’autres mots : un patrimoine immatériel, économique, social, culturel, quelque chose d’une valeur inestimable… À leurs yeux, cela fait partie de l’âme de Bruxelles. Et pas question de le laisser disparaître pour un bête parking. « Times Square » ou pas.

• Gwenaël Breës (habitant des Marolles)

Signez la pétition contre la construction d’un parking sous la place du Jeu de Balle !

Visitez le site de la Plateforme Marolles.




Une Croisette à Anderlecht ?

Comment les ambitions d’un architecte-promoteur, suivi par les pouvoirs publics, ont transformé un bassin industriel en zone « tendance » prisée par les investisseurs immobiliers.

À l’heure où la Région bruxelloise doit fixer le sort d’une partie du bassin de Biestebroeck dans son nouveau Plan régional d’affectation du sol (PRAS « démographique ») et où la Commune d’Anderlecht devrait conséquemment réanimer le processus d’élaboration d’un Plan particulier d’affectation du sol (PPAS) pour cette zone, il est intéressant de se demander comment et pour quelles raisons les autorités ont ouvert le débat sur la planification de ce périmètre… Dans le cadre d’une réflexion de fond sur la crise du logement et l’avenir du canal, ou pour s’adapter sur mesure aux projets d’investisseurs privés, comme c’est trop souvent le cas à Bruxelles ?

Celui qui a donné le coup d’envoi et fait mousser l’intérêt des promoteurs pour le bassin de Biestebroeck est l’architecte Philippe De Bloos. En 2010, maquette et vidéo à l’appui, il présente au salon immobilier Realty le projet « Rives » : une transformation radicale du bassin industriel en marina bordée de logements de luxe. Pour convaincre les plus sceptiques, il promet la création de pas moins de 5000 emplois. Par sa démesure, son projet est irréaliste, mais qu’importe : il crée une image et est susceptible de lancer une dynamique. Le Bourgmestre d’Anderlecht y voit une opportunité de se débarrasser d’un « ghetto industriel crapoteux ». Lui qui avait demandé à l’architecte d’inclure dans son étude la rive habitée du côté de la rue Wayez, s’empresse donc d’afficher son soutien à cette initiative ambitieuse et innovante comme il les aime. Tant sa Commune que la Région annoncent ensuite assez rapidement leur intention de revoir les affectations de la zone. En prenant soin d’afficher publiquement leur réticence conjointe et appuyée pour la fonction industrielle et leur nette préférence pour le développement d’une zone à la fois récréative et de logements de standing. Un dessein semblable à celui qui est caressé par De Bloos et quelques investisseurs…

Planification à la dérive

Dans les mois qui suivent la présentation de « Rives », le signal est bien compris. Quelques promoteurs confiants acquièrent dans le périmètre d’importantes parcelles, pourtant inscrites dans le PRAS comme industrielles, sans attendre le lancement d’une quelconque procédure de révision des affectations. Face à l’appétit apparent des investisseurs et à leur confiance affichée, les valeurs foncières (au départ peu élevées en raison de cette affectation industrielle) s’envolent. Un phénomène qui va s’accroître avec le début des discussions autour du PRAS et du PPAS, qui confirment la volonté de modifier les affectations. En 2011, la Société de développement régional de Bruxelles (SDRB) s’inquiète des effets de cette spéculation, estimant qu’il sera trop tard lorsque les nouveaux plans auront abouti : la majorité du foncier sera passée aux mains des promoteurs, les pouvoirs publics n’auront plus beaucoup de marge de manœuvre pour tenter d’imposer leurs vues. La SDRB préconise donc l’adoption d’un plan de préemption, qui pourrait lui permettre d’être informée de toutes les transactions et peut-être même d’encadrer la situation. Le droit de préemption rend en effet les pouvoirs publics prioritaires dans toute transaction immobilière dans un périmètre déterminé, mais comme la fixation du prix de vente y est basée sur le prix du marché, ce dispositif n’est efficient que lorsque les valeurs immobilières sont basses. Il n’y a donc pas de temps à perdre. Le Gouvernement bruxellois, saisi de la demande de la SDRB au début 2012, ne l’entend pourtant pas de cette oreille : un an plus tard, le plan de préemption est toujours en train de mariner au frigo. Un coup d’épée dans l’eau pour la SDRB. De son côté, la Commune d’Anderlecht ne se montre pas plus pressée de contenir la hausse des valeurs foncières : plutôt que d’entamer la phase d’élaboration de son PPAS, elle commande une étude préalable qui nécessite de longs mois d’élaboration.

Pendant ce temps, d’autres acquisitions s’opèrent tranquillement dans le périmètre. Il faut dire que le travail des promoteurs a été prémâché par un certain… Philippe De Bloos. Patron d’un bureau d’architecture qui porte son nom, l’homme entretient une certaine confusion des genres : à la fois architecte, il se profile aussi tel un urbaniste « visionnaire » qui n’hésite pas à concevoir des projets bouleversant des zones qui ne lui appartiennent pas et pour lesquelles il n’a pas de client, et joue aussi le rôle de conseiller ou d’entremetteur avec des hommes d’affaires et des grosses sociétés de promotion immobilière. Par excès de modestie probablement, il semble penser que cette façon de jouer sur plusieurs registres passe inaperçu. Lorsqu’en 2011 il se retrouve confronté à la fronde des habitants de la place Brugmann (Ixelles) mobilisés contre le projet de parking géant qu’il a mis à l’étude, il affirme agir uniquement en tant qu’architecte pour le compte d’une société privée. Il suffit à un journaliste [1] de vérifier les statuts de cette société, pour se rendre compte que 99% des actions en sont détenues par un certain De Bloos Philippe. Mauvais pour la crédibilité de l’architecte-promoteur…

L’homme sait pourtant s’entourer. Ayant des intérêts dans une série de sociétés immobilières (dont au moins trois ont des visées directes sur les quais de Biestebroeck, d’autres s’occupant par exemple de projets de grande ampleur le long des voies de chemin de fer à Uccle), il s’adjoint comme bon nombre de promoteurs des conseils juridiques de STIBBE, un cabinet d’avocats spécialisé en aménagement du territoire — et travaillant à ce titre pour la Région, notamment dans l’élaboration du futur PRAS. La CEO de la société qui pilote « Rives », Edith Lieckens, est une administratrice de société liée à la Fondation Boghossian et qui siège aux côtés de De Bloos dans plusieurs sociétés. Lui-même a travaillé pour cette fondation libanaise, qu’il conseilla notamment pour la rénovation de la Villa Empain (Ixelles) en 2006. Il n’est donc pas étonnant de retrouver des membres de la famille Boghossian derrière la société qui a acquis un vaste terrain le long des quais de Biestebroeck, en 2007… trois ans avant la médiatisation de « Rives ». Au passage, il semble que cette société demande aujourd’hui 18.000.000 d’euros pour ce terrain qu’elle a acheté au tiers de ce prix il y a six ans.

« Vivre au bord de l’eau »

L’intérêt de De Bloos pour Biestebroeck commence en 2006, lorsqu’il apprend l’intention de l’usine Univar (Petite-île) et des AMP (boulevard Industriel) de déménager. S’inspirant d’un projet réalisé à Bordeaux, il perçoit le potentiel du bassin pour y développer un méga-projet sur 45 hectares et 300 mètres de quais. Avant de présenter publiquement « Rives », il tente désespérément de rassembler dans une association foncière les 18 propriétaires de la zone, ce qui aurait dû lui permettre de prendre les commandes d’une grande et unique opération. Ce rêve étant tombé à l’eau, il s’assure tout de même de signer lui-même des options d’achat pour plusieurs parcelles stratégiques, se rendant ainsi incontournable auprès des différents promoteurs et pouvant dès lors imposer une vision d’ensemble pour la zone, du moins le pense-il.

Atenor est l’un des premiers à prendre la balle au bond. De Bloos cède au promoteur une option d’achat pour les 5 hectares d’Univar et reçoit en échange la promesse de pouvoir dessiner l’un des bâtiments du futur projet, lequel s’inscrirait dans le cadre de « Rives ». D’autres promoteurs (CFE, Project2, Foremost Immo, SIF, Denys…) prennent à leur tour la route de Biestebroeck, pour y développer des projets jouant également la carte de la proximité avec la gare du Midi et ayant pour leitmotiv la « mixité » et le « vivre, travailler et se détendre au bord de l’eau ». Il en va ainsi du « Watergate », sur l’ancien site de Shell. De « Key West », sur la pointe du bassin, un projet qui garantit déjà son inscription dans le futur PRAS. Et, comme la marina c’est un peu la Croisette, De Bloos attire même Christophe Lambert sur les quais d’Anderlecht. L’acteur de « Greystoke », aujourd’hui associé à un ancien publicitaire et reconverti dans le vin et l’immobilier, amène avec lui des actionnaires : un holding actif dans les services aux entreprises et un fonds d’investissement danois. Leur projet ? Rénover les anciennes brasseries Atlas pour les transformer en « lieu de création, de vie et de travail ».

Mais, malgré les efforts de Philippe De Bloos, tous ces projets évoluent séparément. Chaque promoteur imagine de son côté son propre bassin d’eau entouré de logements de luxe, à l’image d’Atenor qui s’éloigne vite du concept de « Rives » pour développer « City Docks ». Il manque une vision d’ensemble, se désole De Bloos. Dépité, il peste contre l’individualisme des promoteurs et le manque d’ambition des autorités. Alors qu’il a été le premier sur le coup et qu’il a refilé le bon plan à tout le monde, le voilà réduit à gérer quelques éléments épars de l’ensemble. D’autres architectes travaillent désormais sur la zone. Des urbanistes et des élus, aussi, à la Région et à Anderlecht. L’architecte-promoteur a perdu son pari personnel. Mais son opération a créé un « buzz » immobilier qui a bel et bien des effets dans le réel. Des effets qui ne se perçoivent pas encore lorsqu’on se balade sur place, mais qui ont déjà modifié une grande partie de la propriété et des valeurs foncières dans le périmètre et ont profondément changé l’approche politique et urbanistique de la zone.

Sans surprise, le PRAS que le Gouvernement bruxellois vient d’adopter récompense dans les grandes lignes l’architecte « visionnaire » et surtout les promoteurs qui ont suivi son appel du pied. Pour connaître la vision qu’ont les pouvoirs publics du futur bassin de Biestebroeck, il ne servait donc à rien d’attendre les nouvelles règlementations régionales et communales. Il suffisait d’aller faire un tour sur les sites web des promoteurs pour s’en faire une idée assez précise.

• Gwenaël Breës

Article paru dans le n°263 de « Bruxelles en mouvements », mai 2013.

 

[1] « Brugmann s’interroge », « Le Soir », 15 octobre 2011.




Gymkhana au Midi

La mise en vente des abords de la gare du Midi à la promotion immobilière et aux intérêts voraces de la SNCB déstructure le quartier depuis 20 ans. Schéma de développement, PPAS, Master Plan… pendant ce temps l’espace public se morfond. Petite balade dans un environnement désagrégé…

L’espace public dans le quartier Midi ressemble à un visage qui aurait subi trop d’opérations chirurgicales, et qui empire à chaque nouvelle intervention. Les grues sont passées et repassées sur le quartier depuis le premier Schéma de développement de 1991, qui voulait réparer le désastre urbain engendré par la Jonction Nord-Midi et envisageait une gare extravertie tournée vers les quartiers d’habitation anderlechtois, saint-gillois et vers le centre-ville. Alors qu’étaient promis de grands espaces publics, toute l’énergie et les investissements se sont rapidement tournés vers des opérations immobilières de bureaux, créant un effet « canyon » assorti de murs aveugles que le passant doit à présent arpenter sur plusieurs centaines de mètres du côté de l’avenue Fonsny. Caractérisé par leur mono-fonctionnalité, ces immeubles ont leur vie liée aux heures de fréquentation des bureaux, laissant des espaces morts-vivants après 19 heures. L’agence Atrium peine à attirer l’horeca sur ces espaces minéralisés parcourus par les fameuses valises à roulettes. On sent aujourd’hui des tentatives poussives pour recréer une vie urbaine artificielle par des aménagements censés compenser ce qui s’y était construit spontanément.

L’esplanade située le long de l’avenue Fonsny, censée être plantée d’arbres, est un vaste parking à ciel ouvert où se sont perdus quelques abribus. L’animation principale y est la circulation des voitures (à l’exception du marché du dimanche), face aux locaux vides de la SNCB et à l’entrée de trois tunnels peu engageants.

La place de Hollande, vaste espace public animé par des commerces aux rez-de-chaussée tels que les plans des années ’90 l’annonçaient, s’est rétrécie sous le lobbying des promoteurs immobiliers, au fur et à mesure qu’étaient octroyées des dérogations permettant d’utiliser les rez-de-chaussée à des fonctions privées. Aujourd’hui rebaptisée Marcel Broodthaers 1, cette demi-place jamais ensoleillée, grignotée par les bureaux et traversée par la rue de Hollande, propose au chaland une cafétaria, une antenne de police et deux carrés de gazon clôturés pour empêcher les sans-abri de s’y poser. Quelques bancs ont pour rôle principal d’empêcher les voitures de passer. Prévue initialement pour marquer l’entrée de la gare du côté saint-gillois, cette place marque surtout l’entrée d’un couloir fermé. Signe révélateur, Beliris présente l’aménagement de cet espace sur son site dans la catégorie des travaux de circulation routière et de réaménagement de voirie et non pas comme l’aménagement d’un espace public.

Après avoir traversé la vaste galerie commerciale qui fait office de hall de gare, on arrive du côté anderlechtois. Face à nous, l’immeuble de bureaux sis sur l’ancien site Côte d’Or, qui accueille des administrations publiques, crée une véritable barrière avec la commune d’Anderlecht et le quartier de Cureghem. La place de France, rebaptisée Horta, est entourée de part et d’autre des trémies du parking Q-Park (2500 places). Et le passage, censé constituer initialement un accès vers les quartiers de Cureghem à travers une galerie commerçante restée vide pendant dix ans, a finalement été privatisé par une restaurant haut de gamme qui n’autorise le passage que durant ses heures d’ouverture, c’est-à-dire essentiellement du temps de midi et très occasionnellement en soirée. Assis sur un banc où il est impossible de rester plus de dix minutes tant la structure métallique fait mal aux fesses, on peut admirer un buste de Spaak, des voyageurs cherchant l’entrée de la gare ou l’étrange ballet des taxis en quête de clients et vice-versa au milieu d’un dépose-minute chaotique.

En poursuivant vers l’Esplanade de l’Europe (ancien parvis de la gare lorsqu’elle disposait d’une véritable entrée), vaste étendue grise où fouette le vent de la Tour du Midi, on se heurte à l’usage abusif et inventif de blocs de béton censés pallier les défauts d’un espace mal pensé : ils sont là pour protéger les arbres des camions circulant sur l’esplanade les jours du marché. Selon les heures de la journée, ceux qui se risquent à emprunter un passage piéton ou une piste cyclable se heurtent à un grillage métallique fermé au niveau du trottoir. L’œil attentif notera la différence d’entretien des murs qui bordent l’esplanade, la STIB et la SNCB ne se coordonnant ni sur le nettoyage ni sur la peinture. Quant aux bancs, aux toilettes publiques et aux poubelles miniatures, ils ne sont pas légion pour un lieu public connaissant une telle fréquentation : 125.000 usagers de la gare par jour, auxquels il faut ajouter les habitants et passants du quartier.

Un peu plus au nord, place Bara, tout est pensé en termes de flux. La moitié de l’espace est consacré à la circulation d’automobiles et de transports en commun s’évertuant à trouver leur chemin. Sa traversée d’une traite est un véritable défi et aucun arbre n’y a trouvé refuge. À nouveau, le précieux bloc de béton est là pour assurer la protection des piétons.

On cherche vainement un espace vert pour fuir cette agitation. À peine créé, le petit parc Grisar, installé sur l’ancienne cicatrice laissée par le tracé du métro, a été fermé pour des raisons de sécurité. Sa grille est perpétuellement cadenassée. Et les deux autres espaces verts prévus dans le cadre du Plan régional de développement de 2002 sont passés à la trappe : celui de l’îlot Memling a été remplacé par un projet immobilier privé de logements et celui des Vétérinaires est devenu un espace vert réservé aux lofteurs autorisés à passer les portiques sécurisés de l’îlot.

Les rêves d’Euro Immo Star

Euro Immo Star, sous-filiale de la SNCB chargée de piloter les projets de développement urbain pour la gare et ses abords, ne manque pas d’imagination pour « améliorer » l’espace public qui entoure la gare. Une imagination shootée aux esquisses sur papier glacé des gares des nouvelles métropoles devant asseoir une réputation sur l’échiquier international. Que leurs rêves ne cadrent pas avec ceux des habitants n’effleure pas ces ingénieurs. Outre le projet de 250.000 m2 de bureaux, en partie sous forme de V, et de trois tours de logements perchées à 228 mètres, Euro Immo Star souhaite à très court terme réaménager les quadrilatères (espaces vides sous les voies surélevées) situés entre la gare et la Petite Ceinture et plus connus des Bruxellois sous le qualificatif de « tunnels puants » 2: il s’agirait de les transformer en galerie commerciale 3 menant directement les touristes vers le centre-ville. Euro Immo Star propose la création d’un long couloir vitré longeant l’esplanade, empiétant sur la moitié de celle-ci en privatisant cet espace public et en réduisant l’emprise du marché. De quoi s’assurer que deux mondes ne se rencontreront jamais : d’un côté, les navetteurs pressés d’atteindre leurs lieux d’activité, de l’autre, les habitants du quartier. Autant dire que ce projet ne fait pas le bonheur des autorités anderlechtoises qui aimeraient capter un peu de ces flux aux poches garnies.

Euro Immo Star a également de grands projets d’infrastructures routières pour « résoudre » les problèmes de mobilité du côté Bara. La filiale prévoit rien moins que la création d’un nouveau tunnel voiture sous la rue Bara et la création d’un nouveau parking de dissuasion de 4500 à 5000 places sous le Bloc II (ancien îlot Côte d’Or). Des parkings de dissuasion dont on saisit immédiatement l’utilité : abandonner sa voiture au Midi, pour prend le tram jusqu’à la Bourse, quel exploit ! Quant à la réserve de capacité du parking souterrain actuel, le Q-Park (2500 places), Euro Immo Star préfère la passer sous silence. Et si d’aventure le tunnel s’avérait impossible à réaliser (le sous-sol à cet endroit est déjà bien troué), Euro Immo Star a une solution de rechange : une autoroute 2×2 bandes, de quoi briser la barrière entre la gare et Cureghem, ravir les piétons et les habitants du quartier. Il va sans dire qu’une grande partie de ces aménagements serait financée par de l’argent public, via Beliris qui n’en est pas à son premier réaménagement des espaces publics dans le quartier… et sans doute pas à son dernier.

• Claire Scohier & Gwenaël Breës




Un nouveau désastre au Midi ? Il est moins une !

Il y a des situations où l’histoire semble se répéter. Une vingtaine d’années après le lancement des hostilités entre SNCB, Région bruxelloise et promoteurs privés, revoilà, à peu de choses près, les mêmes acteurs qui semblent vouloir remettre le couvert sur la gare du Midi et ses abords. Comme si leurs ambitions respectives en matière d’immobilier et leurs querelles communes n’avaient pas déjà fait assez de mal au quartier…

On se souvient que l’annonce de l’arrivée du TGV en gare du Midi, à la fin des années ’80, avait déclenché un conflit urbanistico-politico-immobilier qui mêla chantages et bras de fer juridiques, spéculation et expropriations, pour accoucher d’un long processus d’implantation d’un quartier d’affaires impliquant notamment la démolition-reconstruction de plusieurs îlots du côté de l’avenue Fonsny. En réalité, ce sont plusieurs conflits qui s’enchevêtrèrent…

Tout d’abord, les communes d’Anderlecht et de Saint-Gilles, espérant chacune bénéficier des retombées potentielles de l’internationalisation du quartier, ne voyaient pas les choses d’un même œil. De leur côté, plusieurs promoteurs immobiliers s’arrachèrent des parcelles dans le quartier, se confrontant, d’une part, à la SNCB qui les expropria de l’îlot de l’usine Côte d’Or et, de l’autre, à la Région bruxelloise qui créa une société anonyme censée contrôler les opérations dans le périmètre du PPAS Fonsny 1 en les menaçant à son tour d’expropriation. La SNCB, quant à elle, plombée par une dette colossale envers l’État belge et poussée par les « critères de convergences » européens à adopter des stratégies agressives d’entreprise privée va chercher à valoriser son patrimoine foncier, en se transformant en promoteur (via sa filiale Eurostation) afin de financer l’installation du terminal TGV. Le moyen : la réalisation d’une vaste opération immobilière. Mais elle se trouvera freinée dans son élan par la toute jeune Région bruxelloise, créée en 1989. Cette dernière est immédiatement favorable à la création d’un quartier d’affaires à côté de la gare du Midi… mais à ses propres conditions, qu’elle cherchera à imposer en mettant en place un partenariat public-privé via la SA Bruxelles-Midi, ainsi qu’en élaborant des plans et en bloquant les demandes de permis introduites par la SNCB, laquelle menaça en représailles d’installer le TGV dans une autre gare bruxelloise !

Au fil des années, cette guerre épique où les deux parties s’échangèrent des noms d’oiseaux, où l’État fédéral menaça même d’imposer ses vues à la Région bruxelloise et où Charles Picqué menaça en retour de démissionner, se transforma lentement en guerre froide. La Région parvint au final à réduire les ambitions immobilières de la SNCB, ce qui lui permit de lancer sa propre opération immobilière du côté de l’avenue Fonsny. De son côté, la société ferroviaire en profita pour imputer le retard des travaux du TGV aux autorités locales et les imperfections du nouveau visage de la gare au « petit esprit de la classe politique ».

Une accalmie survint en 1996 dans les relations entre les deux ennemies, à l’heure de l’inauguration du terminal TGV et de l’ouverture de la ligne de Thalys Paris-Bruxelles. Mais les blocages ayant été aussi nombreux que le nombre d’intervenants, et leurs ambitions proportionnellement inverses aux moyens disponibles, les opérations prirent des retards considérables. Les habitants entrèrent en résistance, l’expropriation de centaines d’entre eux ayant pris une tournure inhumaine et interminable… qui s’acheva en 2010, 20 ans après les premières menaces d’expropriation.

Le nouveau visage du quartier, son aspect chaotique et perpétuellement inachevé, sont le fruit de ces rapports de force entre acteurs aux intérêts divergents, de cette guerre d’usure à laquelle habitants du quartier et usagers de la gare ont payé un lourd tribut. Si la nouvelle gare n’est pas une franche réussite, que dire de son intégration dans le tissu urbain et de l’aménagement des espaces publics qui l’entourent. La transformation de plusieurs îlots à ses abords n’a fait qu’empirer la situation urbanistique et sociale dans le quartier, tout en laissant béants les problèmes de mobilité.

À l’heure d’écrire ces lignes, la totalité des projets entrepris dans la foulée de l’arrivée du TGV n’a pas encore été réalisée, certains logements tardant toujours à sortir du sol le long de la rue de Mérode. Par contre, 300.000 m² de bureaux neufs ont finalement été construits, pour moitié par la SNCB et ses filiales du côté anderlechtois de la gare, et pour l’autre moitié, côté saint-gillois, par les promoteurs mis « sous tutelle » de la Région via la SA Bruxelles-Midi. Ces bureaux sont aujourd’hui occupés essentiellement par des administrations publiques et des organismes parastataux (tels la SNCB et certaines de ses filiales), le reste allant à des sociétés privées, toutes déjà précédemment installées dans d’autres quartiers de Bruxelles.

On prend les mêmes et on recommence ?

Au terme de deux décennies de gestation douloureuse, on pouvait penser que les appétits immobiliers seraient rassasiés, que le quartier allait pouvoir souffler un peu et bénéficier d’un traitement plus adapté et soucieux de réparer les dégâts urbanistiques plutôt que de développer davantage de fonctions tertiaires. On pouvait espérer que les opérations publiques au Midi feraient l’objet d’une évaluation contradictoire, que des leçons en seraient tirées et que la gestion urbanistique de ce dossier deviendrait plus transparente et démocratique. Mais les derniers événements de cette saga portent à croire qu’il n’en est rien…

En 2007, alors que la Région est encore empêtrée dans son opération d’expropriations et que les nouveaux bureaux de l’avenue Fonsny ne sont pas entièrement construits et toujours loin d’être remplis, le Gouvernement commande discrètement à un cabinet d’audit privé la rédaction d’un Plan de développement international (PDI). Un nouveau plan sans valeur légale, dont l’objectif est de “renforcer l’attrait de Bruxelles à l’étranger” pour en faire une vraie “City of business”. Dix “zones stratégiques” y sont ainsi pointées, dont le quartier Midi, décrit comme le « pôle bizness du futur ». Aux yeux de la Région, la « vocation » du Midi comme quartier d’affaires est donc toujours de mise, malgré le sombre bilan de 20 années de plans, d’expropriations et d’une politique d’internationalisation qui n’aura attiré que des administrations publiques, des parastataux et quelques sociétés étrangères déjà établies à Bruxelles.

C’est à la même période qu’Eurostation et Euro-Immostar (filiales de la SNCB) annoncent avoir acquis, conjointement avec les promoteurs privés Atenor et CFE, un large terrain situé juste à côté de la gare. Leur intention n’est ni d’y développer des infrastructures liées au chemin de fer, ni du logement social… Le projet, qui passera vite exclusivement aux mains d’Atenor et CFE, deviendra celui des tours « Victor », prévoyant la création de 100.000 m² de bureaux neufs. Un projet qui semble adoubé par les pouvoirs publics, lesquels s’empressent d’abroger les deux PPAS en vigueur à cet endroit et dont le maintien aurait contrarié les ambitions des promoteurs.

Parallèlement, en 2008, la SNCB annonce son intention de centraliser ses bureaux sur l’assiette du chemin de fer de la gare du Midi, c’est-à-dire le long ou au-dessus des voies. Son souhait : restructurer entièrement ses espaces de bureaux actuellement vides du côté de l’avenue Fonsny, en ce compris l’ancien centre de tri postal, pour y regrouper à terme tous les services du groupe SNCB actuellement disséminés dans le quartier. Une opération qui suppose d’ajouter un nombre important de surfaces de bureaux dans le quartier, et dans le même mouvement d’en vider autant dans le même périmètre. Un grand turn-over en somme, qui paraît signaler l’absence de toute politique immobilière rationnelle et à long terme au sein de la SNCB. Si l’on songe aux bureaux que le groupe occupe avenue Fonsny, tout fraîchement construits après avoir nécessité des années de procédures d’expropriation, ou aux 56.000 m² du « Midi Atrium » qu’elle a acheté à peine 8 années plus tôt, avenue de la Porte de Hal, sur un terrain dont un promoteur a vidé et détruit les 45 maisons qui s’y trouvaient pour y laisser un grand terrain vague pendant 10 ans… comment ne pas avoir la sensation d’un énorme gâchis et d’une histoire qui se répète ?

La SNCB base ses réflexions sur une « étude urbanistique de la gare de Bruxelles-Midi dans le contexte des quartiers », qu’elle a commandée au bureau d’études ARSIS et qui préconise la densification du quartier Midi à hauteur de 350.000 m² supplémentaires dans le périmètre des abords immédiats de la gare, et notamment l’îlot de la gare en construisant sur les voies ferrées. Le groupe ferroviaire ayant déclaré ses nouveaux appétits immobiliers pour le Midi et donné le coup d’envoi d’une nouvelle grande opération de déménagement et de démolition-reconstruction dans le quartier, comment allait réagir la Région ? Les deux instances prirent langue et conclurent un Protocole de coopération impliquant toutes les parties qui développaient jusque là des projets d’aménagement et des visions différentes du quartier (cf plan en pages 6-7) : la SNCB Holding, Eurostation, Euro Immostar, Beliris, les communes d’Anderlecht et de Saint-Gilles et la Région. La volonté semblait donc être à la concertation et au dialogue pour tenter de définir une approche commune.

Présenté comme une manière de mettre en œuvre les recommandations du Plan de développement international de Bruxelles (PDI), ce Protocole annonçait l’élaboration d’un « Master plan »… lequel serait dessiné, in fine, par les bureaux d’études de la SNCB. Pour créer consensus entre les différentes institutions signataires du protocole, celui-ci prévoyait la tenue de discussions sous l’égide d’un Comité de pilotage présidé par Charles Picqué… discussions dont le document prévoyait expressément que rien ou presque ne devait filtrer publiquement.

Pendant la période des réunions du Comité de pilotage, la SNCB lança bien quelques ballons d’essai. Elle annonça ainsi que sa filiale Euro-Immostar avait fait appel, sans passer par un concours ni un appel d’offres, à l’architecte-vedette Jean Nouvel. Signalons au passage que la désignation se fit sans passer par le moindre concours ou autre appel d’offres. La SNCB publia des images du nouvel enrobage de la gare, avec comme teaser  : un bâtiment transparent en forme de « V » surplombant de 120 mètres les voies ferrées. À l’exception d’une présentation au Bozar, Jean Nouvel ne s’exprima pas publiquement sur le projet.

Voilà pour la parenthèse médiatique, assez vite refermée. Mais au-delà de cet effet d’annonce, ce qu’il fallait retenir du projet de la SNCB c’est surtout l’intention de construire 250.000 m² de bureaux neufs, un centre de congrès et un restaurant panoramique, derrière une façade moderne de 550 mètres de long s’étalant jusqu’au pont de la rue Théodore Verhaegen et de la rue des Vétérinaires ! Et par ailleurs, l’idée de réaménager les quadrilatères situés sous les voies de chemin de fer entre la gare et la Petite ceinture (les rues couvertes) : ils pourraient être démolis pour dégager une perspective sur la gare, ou transformés en vaste galerie commerciale menant les touristes vers le centre-ville.

Les mauvaises habitudes reviennent au galop : deux projets qui totalisent 350.000 m² de nouveaux bureaux dans un quartier qui en compte déjà 300.000 m², de nombreuses parties concernées dont les visions ne s’accordent pas, les ingénieurs de la SNCB aux commandes d’un Master Plan censé redessiner tout un quartier, l’absence de débat public et de concours, des clauses de confidentialité… Bref, tous les ingrédients d’un scénario catastrophe à nouveau réunis.

Sans surprise, la discorde finira par éclater. En 2011, trois ans après la signature du Protocole de coopération, Charles Picqué fait une sortie dans les médias, déclarant en substance qu’il n’est plus possible de discuter avec la SNCB. « Notamment parce [qu’elle] est très souvent repliée sur ses seuls besoins, alors qu’elle doit s’ouvrir à une réflexion générale sur la ville ». On n’en saura pas plus. Il se murmure que les autorités, sans doute motivées par la perspective d’importantes taxes sur les bureaux et charges d’urbanisme, n’auraient pas cherché à freiner les velléités de la SNCB de créer 250.000 m² de bureaux supplémentaires, tout en conditionnant leur accord à la construction d’autant de nouvelles surfaces de logement dans le quartier. La SNCB aurait dès lors élaboré un projet de reconversion en logement de ses bureaux situés entre la rue de France et la rue Bara. Un projet rendu incertain par la probabilité d’implanter une nouvelle gare souterraine à cet endroit dans le scénario d’un élargissement de la jonction Nord-Midi, et qui nécessiterait l’expropriation de nombreux propriétaires particuliers situés aux abords du site. Un projet dont la Région n’aurait pas voulu, car l’idée de la SNCB est de construire ces logements sous forme de trois tours de 228 mètres de haut (55 étages) ! C’est manifestement cet épisode qui provoqua la rupture des négociations.

On peut toutefois supposer que l’enjeu de ces trois années de discussions, lentes et inutiles selon l’ancien bourgmestre d’Anderlecht Gaëtan Van Goidsenhoven, dépassa le cadre de la gare et du quartier du Midi. D’autres sujets de dissension existent entre la SNCB et la Région, et il est probable qu’ils aient interféré dans les négociations : le sort des grandes réserves foncières de la SNCB comme Schaerbeek-Formation que la Région souhaite acquérir, les projets d’élargissement de la jonction Nord-Midi, le RER,… Quoi qu’il en soit, la hache de guerre est à nouveau déterrée. Et le Protocole de coopération, enterré.

Tant qu’il y aura des bureaux…

En 2011, la Région décide donc de confier une réflexion sur le quartier Midi à sa nouvelle Agence de développement territorial (ADT). Celle-ci dispose de 6 mois pour définir un périmètre d’étude et remettre une note d’orientation au Ministre-Président, devant tenir compte « des besoins du quartier à l’aune des objectifs du Plan de développement international et des données relatives au boom démographique attendu ». Ce sera chose faite au début 2012, le cabinet du Ministre-Président prenant ensuite plusieurs mois pour retravailler ce document avant de le présenter en juin à son Gouvernement. À l’heure d’écrire ces lignes, aucune des deux versions de cette note n’a encore été rendue publique ni soumise au Parlement bruxellois [1].

L’urbanisme au quartier Midi continue d’être marqué par le sceau de l’opacité. En juin dernier, le Gouvernement a pourtant déjà décidé de mandater l’ADT pour élaborer un « Schéma directeur du quartier Midi ». Un nouveau plan, donc, probablement destiné avant tout à peser dans le rapport de force en faveur de la Région contre la SNCB.

Si on ne peut qu’applaudir la volonté publique d’encadrer un tel dossier, les moyens choisis posent à tout le moins des questions. Un schéma directeur est un plan sans valeur légale qui, une fois approuvé par le Gouvernement, doit être adapté dans des PPAS. On peut supposer que son élaboration dure environ deux ans, c’est-à-dire qu’il risque de n’être soumis au Gouvernement qu’après les élections régionales de 2014. Si tel est le cas, personne ne peut prédire ce qu’en fera la prochaine majorité. Ensuite, dans le meilleur des cas, un ou plusieurs PPAS seront réalisés pour transcrire ce Schéma en règles urbanistiques, ce qui prend généralement trois bonnes années. Nous voilà donc embarqués dans des procédures qui nous mènent plus ou moins jusque 2017. D’ici là, tous les grands projets immobiliers de la SNCB et des promoteurs privés dans le quartier seront-ils bloqués ? Ce ne serait que pure logique. Pourtant, le projet « Victor » continue à avancer administrativement (l’étude d’incidences est clôturée depuis plusieurs mois et Atenor est sur le point de déposer sa demande de permis) et il semble que la SNCB ait déposé ses premières demandes de permis pour la transformation des quadrilatères sous la jonction Nord-Midi.

Et une fois de plus, l’histoire récente du quartier Midi recèle de précédents pas forcément rassurants sur ce type de procédure. « Nous avons déjà connu une telle situation dans ce même quartier », confesse Charles Picqué. Avec le résultat que l’on sait… En 1991, en pleine séquence de bras de fer similaire entre SNCB, promoteurs et autorités publiques sur le Midi, la Région avait opté pour l’élaboration d’un « Schéma de développement » censé garantir un développement cohérent et harmonieux du quartier. Le Schéma prévoyait notamment une mixité des fonctions, de vastes espaces verts et de grandes places publiques, de limiter les gabarits des nouveaux bâtiments aux gabarits du quartier… La réalité des rapports de force, de la situation foncière et financière des différents acteurs, le lobbying des promoteurs ont transformé ces belles intentions en tout autre chose. La mise en œuvre du Schéma de développement a été morcelée en cinq PPAS qui ont rapidement emprunté d’autres directions et auxquels les autorités ont ensuite régulièrement dérogé. Le développement du quartier n’a rien eu de cohérent ni d’harmonieux. La SNCB a développé ses projets en veillant jalousement à ce que personne d’autre ne s’en mêle. La société d’économie mixte mise en place par la Région a gravement failli à sa mission tout au long de l’opération : sous-financée et incapable de maîtriser le foncier dans le périmètre, elle s’est retournée contre les habitants et petits propriétaires. Les promoteurs, fâchés de la « concurrence déloyale » que la SNCB et la Région leur ont livré sur leur propre terrain, ont fait le gros dos pendant une bonne décennie, ralentissant l’opération régionale qui ne pouvait se réaliser qu’avec leur concours. Maîtres du jeu car disposant de nombreux terrains dans le périmètre, ils ont patiemment attendu que la situation leur redevienne plus favorable. Résultat ? Bien que toujours habité par des locataires et propriétaires en proie à l’incertitude, le quartier s’est lentement désagrégé, ressemblant de plus en plus à une ville bombardée. Et lorsque le « nouveau quartier » est sorti de terre, la mixité des fonctions y est restée à l’état de vœu pieux. Les gabarits des nouveaux bâtiments ont sensiblement grimpé par rapport aux plans initiaux. Les espaces publics ont été réduits à peau de chagrin…

Se replonger dans l’histoire des politiques urbanistiques et des luttes immobilières du quartier Midi ne signifie pas qu’il faille tomber dans l’immobilisme, l’impuissance et l’inaction. Un certain nombre d’erreurs ont été commises, il conviendrait d’en tirer les leçons. Mais les acteurs ayant un pouvoir d’influence sur le devenir du quartier sont sensiblement les mêmes qu’à l’époque. La SNCB et ses filiales immobilières n’offrent pas un visage plus rassurant qu’en 1990. Rien n’indique que les promoteurs privés soient mieux disposés à l’égard de la ville et de ses fonctions dites « faibles ». Les communes restent intéressées par l’apport financier que peuvent leur procurer de nouveaux immeubles de bureaux, même si c’est aux dépens du tissu urbain et des besoins du quartier et en dépit de la surabondance de bureaux vides à l’échelle de la région. La multiplicité d’acteurs aux intérêts divergents et un manque récurrent de moyens handicapent toujours la volonté de la Région de maîtriser le développement du quartier. Celle-ci dispose toutefois du pouvoir de planification et de celui d’accorder ou non les permis d’urbanisme, ce n’est pas négligeable. Elle pourrait faire en sorte de rendre son humanité à ce quartier, en s’attaquant aux problèmes de mobilité, en repensant l’espace public et en donnant la priorité au logement. Cela aurait le double avantage de constituer le meilleur accueil possible pour les voyageurs sortant du train, et de satisfaire les habitants.

Mais que lit-on au contraire dans le projet de Plan régional de développement durable (PRDD) qui est actuellement sur la table du gouvernement régional ? Que le Midi est destiné à devenir un « pôle de développement métropolitain » accueillant « les besoins tertiaires liés au rayonnement international de Bruxelles et à ses rôles de capitale internationale ». Le projet de PRDD soutient explicitement la création d’un « cluster de bâtiments élevés », soit des « tours iconiques » pouvant jouer le rôle de « signal urbain ». Un refrain déjà entendu. Contre tout bon sens, la Région semble vouloir lancer un nouvel appel d’air à la promotion immobilière, en favorisant même le développement de nouvelles tours.

Or, tant qu’elle continuera à autoriser la construction de nouveaux bureaux dans le quartier, il y a fort à parier que la situation restera ingérable. Les fonctions dites « faibles » seront délaissées. Les mêmes promoteurs publics et privés continueront à se battre pour la plus belle part du gâteau, donnant lieu à de mauvais compromis, à un vaste chantier permanent, dont le résultat sera à l’image de ce chaos.

• Gwenaël Breës

Article paru dans le n°263 de « Bruxelles en mouvements », mai 2013.

[1] Voir la récente interpellation de Charles Picqué par Alain Maron où ce dernier regrettait que le document ne bénéficiait pas d’une plus large publicité « puisqu’il n’est disponible que sur demande. », PRB – Session 2012-2013, Commission Aménagement Territoire 20/02/2013, p. 32. 1.




Starchistem

Depuis quelques années, des vedettes de l’architecture dessinent de «grands gestes» à Bruxelles et dans d’autres villes belges… Mais en quoi cette déferlante d’architectes côtés (en bourse ?) est-elle un gage d’intelligence, de démocratie, de durabilité ou de qualité ?

Bruxelles est marquée de longue date par un mouvement chaotique de démolition de son bâti historique. Il fut un temps pas si lointain où tous les grands projets immobiliers étaient portés par quelques sociétés faisant systématiquement appel aux mêmes bureaux d’architecture, lesquels reproduisaient des formes guidées davantage par la rentabilité maximale que par l’intégration dans le tissu urbain. La situation fut à ce point caricaturale que certaines parties de la ville, tel le quartier européen, semblent avoir fait l’objet d’une répartition concertée entre quelques promoteurs et architectes avec la bénédiction des pouvoirs publics. Le paroxysme du ridicule fut atteint à la fin des années ’80 lorsqu’il fut décidé, intérêt national oblige, que la construction du Parlement européen devait être l’œuvre d’un consensus politique et immobilier : pour contenter tout le monde et pallier l’absence d’un projet public, une société immobilière fut créée avec des banques d’obédiences laïque et chrétienne, ainsi qu’un atelier d’architecture réunissant les habituels bureaux bruxellois. Aujourd’hui, on peut juger sur pièce du résultat…

Cette manie de démolir la ville et cette façon de la reconstruire comme centre administratif et d’affaires a conduit à une architecture glaciale, à un urbanisme mortifère. Des voix se sont élevées contre cette politique des petits arrangements, y compris au sein de la profession des architectes dont émanèrent des revendications destinées à ouvrir ce jeu très fermé. Certaines d’entre elles finirent par aboutir parallèlement à l’arrivée aux affaires d’une nouvelle génération d’architectes et d’urbanistes. Prenant exemple sur la France, Bruxelles se dota d’une Agence de développement territorial et, s’inspirant de la Flandre, créa un poste de Maître architecte. Des dispositifs censés garantir une vision cohérente, des bonnes pratiques architecturales et la qualité des formes produites, même si ces instances dépendent directement du pouvoir politique et ne remettent pas en cause les grandes options prises en termes de programme et d’affectations.

Le recours à des concours internationaux fut aussi présenté comme une manière de s’assurer de la qualité des grands projets. Mais dans un pays où les autorités se complaisent dans un discours sur leur incapacité à produire une architecture publique (le chantier du Berlaymont avec ses années de retard et l’explosion de ses coûts, est toujours pris en exemple à ce propos), ce type de procédure a relativement peu d’impact. Quand bien même elle en aurait, il reste à savoir qui définit cette notion de qualité et comment…

A défaut de répondre à ces épineuses questions, les décideurs urbains semblent s’être accordés tacitement pour adopter une pratique répandue ailleurs et supposée éviter la médiocrité. Il s’agit de faire appel à des architectes internationaux, dont l’aura de gourou résulte souvent d’un début de carrière marqué par l’opposition à un système opaque et technocratique, dont la réputation s’est forgée sur une réflexion intellectuelle, un discours démocratique, social, écologique ; sur une démarche et un engagement progressistes, prônant l’innovation, refusant l’uniformisation et le conformisme ; sur une approche dépassant le strict cadre de la discipline architecturale en y intégrant des aspects culturels et artistiques. Ce sont souvent de prestigieuses commandes publiques (musées, instituts, cités, théâtres, opéras, palais de justice,…) qui ont contribué à les rendre célèbres.

Il en va ainsi de Jean Nouvel, connu notamment pour son implication dans la création du Syndicat français de l’architecture, d’une Biennale de l’architecture ou encore dans l’organisation de contre-concours lors de projets publics. Son approche pluridisciplinaire l’a amené à développer des activités parallèles, notamment dans la scénographie ou le design, en concevant par exemple des objets et emballages pour des produits de consommation plutôt chics. Anciennement défenseur du patrimoine industriel, Nouvel milita pour la sauvegarde des anciennes usines Renault de l’île Séguin à Boulogne-Billancourt… où il projette désormais d’ériger un nouveau morceau de ville composé notamment de 5 tours, dont 4 de bureaux. Autrefois pourfendeur de l’Ordre des architectes et des barons de la profession, il est aujourd’hui à la tête d’une entreprise internationale qui construit à tour de bras gratte-ciel de bureaux, centres de congrès ou hôtels, de Paris à Barcelone, d’Abu Dhabi au Qatar, de New York à Tokyo, s’accommodant des désidératas de ses clients (même si les cahiers de charges empêchent d’emblée tout projet décent, socialement et écologiquement non nuisible) et des procédures pas toujours démocratiques ayant mené à sa propre désignation.

«Mon credo, c’est le dialogue avec les habitants et leur culture, dans le but de faire plaisir», dit-il. Mais à qui s’agit-il de faire plaisir ? Sollicité pour construire une tour de 50 millions d’euros pour la police à Charleroi, Nouvel va surtout laisser sa marque à Bruxelles où la SNCB a fait appel à lui pour transformer la gare du Midi en vaste complexe de 550 mètres de long, comprenant 250.000 m² de bureaux, un centre de congrès et un restaurant panoramique, flanqué d’un édifice transparent haut de 120 mètres en forme de V… Dans un quartier qui a déjà été amplement démoli pour y ériger 300.000 m² de bureaux, voilà certainement de quoi faire plaisir aux habitants.

L’Espagnol Santiago Calatrava, quant à lui, a offert à Liège, ville de 200.000 habitants, la plus grande gare TGV d’Europe au terme d’un chantier de 9 ans qui vit exploser les coûts de construction (de 161 à 500 millions d’euros, sur les deniers de la SNCB) et fut le prétexte à raser les îlots voisins : «La cohabitation entre la gare et le quartier n’est plus possible» déclara celui qui s’apprête maintenant à remettre le couvert à Mons. En 2001, c’est son collègue Hollandais Rem Koolhaas qui vint au secours d’institutions européennes soucieuses de redorer leur image à Bruxelles : il préconisa de penser en termes de sigles et de transformer le drapeau européen en code barre, comme s’il s’agissait de vendre l’image d’une marque. En 2008, c’est au tour du Français Christian de Portzamparc d’être convoqué par les autorités pour redessiner la rue de la Loi afin de mieux satisfaire les appétits immobiliers dans un quartier européen arrivant à saturation ; dans la foulée, il est embauché par un promoteur pour dessiner 2 tours de bureaux dans le même quartier, et 3 autres ayant la même fonction du côté de la gare du Midi.

Ces iconoclastes autoproclamés ont donc parfaitement intégré l’économie de marché et relayent le discours ambiant, justifiant la course à la hauteur et à la densification que se livrent les grandes villes. Les bâtiments ou les plans d’urbanisme qui leur sont commandés servent avant tout à ériger des «emblèmes d’un nouvel élan métropolitain» comme l’exprime avec emphase le maire de Paris. Ce qui importe, c’est de symboliser la puissance d’une firme, d’un pays, d’une région ou d’une ville qui se pensent comme des marques et veulent exprimer leur dynamisme et leur attractivité à travers des immeubles tape-à-l’œil comparables à des logos. Les superstars de l’architecture suivent servilement cette logique de marketing qui vise à transformer les villes en capitales d’affaires et de tourisme, les gares en cathédrales ultra-modernes. Dans le champ institutionnel et médiatique, la seule évocation de leur nom donne légitimité et standing à des projets titanesques, comme si leur signature devait suffire à éteindre tout débat et tout esprit critique. Mais pourquoi leur ferions-nous confiance ? Nageant comme des poissons dans l’eau d’un secteur immobilier qui condense la grande majorité des affaires de corruption dans le monde, ils portent en revanche peu d’intérêt aux besoins des populations locales et des usagers. Bombardés experts de villes qu’ils connaissent à peine, ils ont maintes fois montré le peu de cas qu’ils font des conséquences urbaines, humaines et environnementales de leurs projets, de leurs coûts de construction et d’entretien exorbitants, de leur pseudo-durabilité, et même de leurs finitions parfois bâclées…

Il est grand temps de chercher le chemin d’une véritable architecture publique, d’intérêt général, qui soit enseignée, critiquée, débattue, concertée. La ville est une affaire trop importante pour être laissée aux mains d’une poignée d’hommes d’affaires à la pensée utilitariste, ou d’un star system qui produit des exercices formels pour magazines de papier glacé et vend de l’architecture comme du branding ou de la publicité.

• Gwenaël Breës

Article paru dans le n°3 de « Kairos, journal antiproductiviste pour une société décente ».




Un abattoir en ville

Dans ce numéro spécial, « Bruxelles en mouvements » se focalise sur les Abattoirs d’Anderlecht, un site urbain hors du commun, fort de son histoire, de sa construction et des énergies qu’il renferme.

Souvent cachée et vécue comme un tabou, la problématique de l’élevage, de l’abattage et de la transformation des animaux en produit de consommation est pourtant un enjeu d’une grande importance. Un abattoir urbain, pratiquement effacé des cartes des villes, renvoie tant à des questions d’ordre écologique, urbanistique, économique, social, que philosophique ou éthique.

S’intéresser au devenir des abattoirs, c’est affronter la complexité de l’écosystème urbain et mener une réflexion impliquant l’ensemble de la collectivité.

Un dossier réalisé par Gwenaël Breës, Gilles Renson et Claire Scohier.
Publié dans le n°256-257 de « Bruxelles en mouvements » (mai 2012).

Télécharger le journal.




Plouf

Plouf, un pavé dans le canal ! Un journal caustique conçu collectivement et publié par Inter-Environnement Bruxelles pour penser la ville autrement et résister avec humour aux assauts de la spéculation immobilière à Bruxelles.

Télécharger le journal en pdf.

Lire les articles sur le site d’Inter-Environnement Bruxelles :

 




La bataille du canal

Bruxelles a un canal et donc des quais. Ceux-ci ont contribué durant des décennies au développement économique et social de Bruxelles, et constituent encore un réservoir d’emplois pour des milliers de Bruxellois.

Mais le canal et ses abords suscitent aujourd’hui un regain d’intérêt. Aveuglés par l’appât du gain, certains pouvoirs publics et investisseurs privés prétendent « réhabiliter » cette partie de Bruxelles perçue comme un nouvel Eldorado. Il s’agit de transformer le canal en marina, ses rives populaires en lieux de villégiature pour nantis, ses bâtiments industriels en lofts, ses péniches en bateaux de plaisance et les œufs de lompe en caviar…
Mêlant le ton de l’humour noir à celui d’un faux reportage de propagande, « La bataille du canal » nous présente quelques-uns de ces projets pharaoniques.

Un film de Gwenaël Breës, Philippe Branckaert, Axel Claes, Alice Riou et Claire Scohier pour le PleinOPENair 2011.


• La bataille du canal | 20 minutes




I Love EU

Court métrage sur les incidences pour les Bruxellois de l’implantation des institutions européennes à Bruxelles (et plus spécifiquement pour les voisins du Parlement européen). Un petit cauchemar sécuritaire…

Réalisé Par Gwenaël Breës, Axel Claes, Mathieu Haessler et Claire Scohier dans le cadre du PleinOPENair 2010.


• I Love EU | 10 minutes




Bruxelles-Midi, l’urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle

Un livre de Gwenaël Breës | Publié aux éditions Aden | Mai 2009 | 384 pages (dont 65 de documents et illustrations) | Prix de vente: 18 euros | ISBN: 9782805900037 | Achat en ligne: www.rezolibre.com

L’histoire de Bruxelles est jalonnée de grands projets immobiliers qui, cycliquement, ont dévasté le tissu urbain et se sont terminés par un «Plus jamais ça !» L’avènement de la Région de Bruxelles-Capitale, en 1989, portait l’espoir que soit mis fin à cet urbanisme imposé d’en haut et que la ville ne subisse plus de saccages comme celui du quartier Nord. Avec l’annonce de l’arrivée du Train à grande vitesse (TGV) en gare du Midi, il a vite fallu déchanter. Une nouvelle fois, le «progrès» et le «développement international» ont suscité les convoitises immobilières et déclenché le «nettoyage social» d’un quartier populaire… Tout juste 20 ans plus tard, un livre revient sur cette saga politico-financière toujours inachevée et qui a mené à la démolition du quartier Midi. A travers une investigation fouillée et documentée, cet ouvrage révèle les dessous de l’un des plus grands fiascos urbanistiques de ces deux dernières décennies en Belgique.

Sur fond de crise du logement et de surproduction de bureaux, il dévoile comment le sort du quartier Midi s’est joué telle une partie de Monopoly, dans un combat opposant des investisseurs privés, une société ferroviaire métamorphosée en promoteur immobilier et des autorités publiques avides de recettes fiscales… Comment la Commune de Saint-Gilles et la Région bruxelloise, toutes deux menées par le socialiste Charles Picqué, ont transformé ce champ de bataille en véritable guerre d’usure… contre les habitants. Ceux-ci ont payé le prix fort d’une politique basée sur la lenteur, la temporisation et l’utilisation paradoxale d’une menace d’expropriation «en extrême urgence».

Ce livre est le fruit d’une investigation dont le résultat donne une vision accablante de certaines pratiques de «gouvernance» marquées par l’amateurisme et la naïveté, mais aussi par le cumul de responsabilités, la concentration des pouvoirs, la confusion des rôles et des intérêts, la partialité des administrations et l’abus de position dominante, la discontinuité de l’action publique et l’absence de responsabilité politique, la désinformation et le harcèlement, ainsi qu’un profond mépris envers les habitants… Comme le confirmeront les rebondissements judiciaires où la Région bruxelloise se verra notamment condamnée pour avoir mené une «politique de pourrissement» et «bafoué de manière arrogante plusieurs droits de l’Homme».

Une lecture édifiante qui tombe à point nommé, au moment où les stratèges de cette opération de «revitalisation» évitent tout bilan de leur action et s’apprêtent à rempiler pour une législature dédiée au «développement international» de Bruxelles, en désignant une dizaine de nouvelles «zones prioritaires».

Pour le télécharger en fichier PDF (taille 21 Mo), cliquer ici.

Pour le consulter en ligne, cliquer sur l’image :

Un livre sur la saga du quartier Midi…

« Bruxelles-Midi, l’urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle » a été écrit à partir d’expériences vécues, de récits et témoignages d’habitants, d’interviews de différents intervenants du dossier, ainsi que d’abondantes archives écrites et audiovisuelles (articles et reportages de presse, courriers, comptes rendus de débats politiques, textes légaux, prescrits urbanistiques, documents judiciaires, rapports d’activités, etc.).Chacun des 12 chapitres qui le composent propose une approche thématique, s’intéressant particulièrement à un aspect : historique du quartier, planification, judiciaire ; ou à un acteur de cette saga : la Région de Bruxelles-Capitale, la société «paravant» Bruxelles-Midi, la Commune de Saint-Gilles, Charles Picqué, la SNCB, les promoteurs immobiliers, et bien sûr les propriétaires, commerçants et locataires du quartier.

Richement illustré de documents, photos et dessins, le livre met également en exergue de nombreuses citations de responsables politiques relatives à la saga du Midi.

Un document indispensable pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de Bruxelles, à l’urbanisme, l’architecture, la planification, la politique, la privatisation des services publics, le droit urbain, la sociologie, l’histoire des luttes urbaines…

 




Neerpede, Tour & Taxis et Gare de l’Ouest

Trois courts métrages sur des lieux et quartiers de Bruxelles en proie à un nouveau développement urbanistique : Neerpede, Tour & Taxis et Gare de l’Ouest.

Réalisés par Gwenaël Breës, Axel Claes, Kodjo Degbey, Dominik Guth et Mathieu Haessler dans le cadre du PleinOPENair 2008 .


• La gare de l’Ouest | 10 minutes

• Tour & Taxis | 9 minutes

• Neerpede | 11 minutes



Quand la SNCB fait de la spéculation

La mutation, durant les dernières décennies, des services publics en « entreprises publiques autonomes » a parfois de sérieux effets de bord. En imposant à la SNCB une politique agressive de valorisation de son patrimoine, l’Etat fédéral met à mal d’autres politiques publiques.

La SNCB est le plus gros propriétaire de réserves foncières en zones urbaines. De ces réserves foncières dépend notamment la politique de logement dont on sait l’urgence dans plusieurs villes du pays, et notamment en Région bruxelloise. Reste que l’utilisation de ces réserves foncières est tout sauf simple pour les organismes publics chargés de construire du logement. Son contrat de gestion impose en effet à la SNCB de vendre au plus offrant, imposant des prix sur lesquels ne savent pas toujours s’aligner les organismes publics. Mais au-delà des contraintes définies par le contrat de gestion, au-delà aussi d’une relative démission du pouvoir politique fédéral qui pourrait jouer son rôle d’actionnaire et rappeler la SNCB à plus de mesure, la SNCB elle-même fait manifestement des excès de zèle.

Arrivée du TGV à Bruxelles…

C’est dès la fin des années 1980 que se manifestent les premières prémisses de cette évolution larvée de l’objet social de la SNCB. En 1989, la décision d’implanter un terminal TGV à Bruxelles, annoncée par le ministre Herman De Croo (VLD) s’accompagna de l’obligation pour la SNCB, endettée, de rentabiliser les travaux par le développement de projets immobiliers aux abords de la gare du Midi. C’est aussi à cette période que la SNCB constitua la société Eurostation (filiale à 100%) : un bureau d’études destiné à réaliser des études architecturales et urbanistiques pour la conception et la réalisation des « terminaux ».

En publiant les esquisses d’un projet démesuré pour le terminal du Midi — en partie sur des terrains ne lui appartenant pas et en l’absence de toute concertation avec les pouvoirs locaux —, la SNCB a créé un appel d’air et a donné le coup d’envoi de la spéculation privée sur le quartier.

Une véritable bataille foncière s’ensuivit, opposant la SNCB et son bras immobilier d’une part, les promoteurs et la Région bruxelloise d’autre part, chacun ayant ses propres ambitions immobilières. La Région refusa d’octroyer les permis de bâtir à la SNCB, tandis que celle-ci riposta, soutenue par le Ministre Jean-Luc Dehaene, en menaçant de ne pas installer le terminal TGV au Midi. Eurostation finira même par exproprier plusieurs maisons du côté de la rue de France, ainsi que l’îlot de l’ancienne usine Côte d’Or… pour des motifs « d’utilité publique », ça va de soi. La construction d’un gigantesque parking ainsi que d’importantes surfaces administratives venant s’ajouter à la suroffre de bureaux à Bruxelles, ces espaces furent finalement occupés par des ministères fédéraux. À cette occasion, on a pu assister à un épisode déplorable où la Région et la SNCB, qui ne se voyait pas comme « une œuvre charitable » [1], se sont renvoyés la responsabilité du relogement des habitants expulsés…

L’accalmie n’interviendra qu’en 1996. Aujourd’hui, Région bruxelloise et SNCB semblent avoir enterré la hache de guerre. En témoigne, un nouveau protocole de coopération récemment conclu entre les deux parties dans le cadre du Plan de développement international de Bruxelles. Ce document prévoit la restructuration complète de la gare du Midi et la construction de nouveaux bureaux à ses abords (Eurostation projette, en partenariat avec le promoteur Atenor, d’édifier une nouvelle tour du côté anderlechtois de la gare), donnant toute latitude d’action à la filiale de la SNCB pour réaliser le projet, en ce compris le réaménagement des espaces publics. Quand on sait qu’Eurostation véhicule une vision purement « ingénieurale » et fonctionnaliste de la ville, l’habiliter à agir comme développeur immobilier dans les quartiers jouxtant les gares est réellement problématique.

Mais la « paix des braves » est toute relative, d’autant qu’elle est sujette aux conflits politiques entre différents niveaux de pouvoir. « Le fédéral reprend d’une main ce qu’il donne de l’autre » explique un expert proche du dossier. L’Etat finance en effet la Région bruxelloise via les fonds Beliris (gérés par la Ministre Laurete Onkelinkx, PS), mais anéantit cette aide en faisant payer le prix fort pour les terrains SNCB. De sorte que des outils publics en viennent à jouer les uns contre les autres.

Ainsi en va-t-il du combat qui a lieu autour du site de Schaerbeek-Formation, la plus importante réserve foncière de Bruxelles, appartenant à la SNCB. Pour tenter d’acquérir ces terrains, la Région a créé en 2005 la Société d’acquisition foncière (SAF). En 2007, le gouvernement régional (PS-CDH-Ecolo) décidait — bien que Schaerbeek-Formation soit inscrite comme une « zone d’intérêt régional à développement différé » — qu’il convenait d’y construire un stade de football… avec l’argent de Beliris. Mais c’était sans compter sur l’intervention du Fonds des infrastructures ferroviaires (FIF), créé il y a quelques années pour sortir la SNCB du poids de sa dette historique. Présidé par une proche de Didier Reynders (MR), le FIF a récemment lancé son propre appel à candidatures en vue de désigner un ou plusieurs partenaires pour le développement de Schaerbeek-Formation. Pas opposé à l’idée d’un stade, le FIF souhaite aussi y voir ériger un centre commercial, des infrastructures événementielles et touristiques, un musée d’art contemporain, des bureaux et des logements…

… et à Liège

À Liège, Euro Liège TGV, la filiale de la SNCB, a exproprié à tout va, ainsi que l’y autorise l’invocation de « l’intérêt public », autour de la nouvelle gare des Guillemins conçue par la star internationale de l’architecture Santiago Calatrava. Motif de ces expropriations ? Les « nécessités du chantier ». Reste qu’une rue entière — la rue Bovy — a notamment été expropriée par Euro Liège TGV, rue dont les maisons restent à ce jour debout alors que les travaux de la gare touchent à leur fin. Les nécessités du chantier ont bon dos.

Dans le même temps, forte du poids dans le dossier que lui donnent ces expropriations, Euro Liège TGV a engagé un bras de fer avec les autorités communales en vue d’imposer un plan d’aménagement du quartier que la plupart des urbanistes considèrent comme antédiluvien [2] : selon ce projet, dessiné lui aussi par Calatrava, il s’agirait rien moins que de raser tout le quartier situé entre la gare et le fleuve pour construire un plan d’eau monumental bordé de deux barres d’immeubles. Au-delà de son projet lui-même, de la négation du quartier existant qu’il représente, c’est la méthode qui interpelle : en cherchant à imposer ses vues dans le débat urbanistique, la société ferroviaire sort là encore clairement de son rôle — celui de transporter des voyageurs.

Quoi qu’il arrive, cependant, là comme ailleurs, la SNCB devrait sortir gagnante de l’opération. Selon toute vraisemblance, le prix de l’immobilier connaîtra en effet une sérieuse envolée et, désormais principale propriétaire des terrains situés aux alentours de la nouvelle gare, la SNCB sera la première à en profiter.

• Gwenaël Breës & François Schreuer

Article paru dans le n°55 de la revue « Politique » (juin 2008).

[1] « Premiers expropriés en gare du TGV », in Le Soir, 30 janvier 1992.

[2] Lire Philippe Bodeux, « Les urbanistes français stupéfiés », in Le Soir, mercredi 15 novembre 2006.




La Cité perdue

Création sonore de Radio Panik | 2006-2007 | Montage: Gwenaël Breës | Mixage: Irvic D’Olivier | En coproduction avec l’Atelier de Création Sonore Radiophonique | Avec la collaboration de Bruxelles Nous Appartient – Brussel behoort ons toe, Plus Tôt Te Laat, et les archives de la RTBF | Avec le soutien du Fonds d’Aide à la Création Radiophonique de la Communauté française de Belgique.

Un quartier populaire « assaini » pour faire place a  une zone de bureaux. Un projet qui met 50 ans a  se réaliser… le temps d’entrer en désuétude. Un chantier qui dure 25 ans, pour construire des bâtiments occupés pendant 20 ans. Une cafétaria où l’on peut asseoir plus de gens qu’à Forest-National. Des couloirs de 300 mètres de long. Un jardin moderniste rebaptisé « Parc Paradis » par ses usagers les plus assidus. Une esplanade où le vent souffle si fort qu’il devient prétexte a  la construction de nouveaux immeubles. Un Etat qui se détrousse lui-même au profit de promoteurs privés. Une Cité administrative sans fonctionnaires. Une jonction ferroviaire qui ne cesse de donner lieu a  des projets mégalomaniaques tout au long de son trajet. Un bout de ville réaménagé cycliquement. Une mémoire qui s’étiole. Une histoire qui se répète…

De la Porte de Schaerbeek d’autrefois au grand chancre d’aujourd’hui, de l’Etat centralisé a  la Belgique fédéralisée, l’histoire de la Cité administrative est comme ses proportions : hors normes. C’est cette tranche de l’urbanisme bruxellois que conte ce documentaire en deux parties, à travers une déambulation à plusieurs voix dans les entrailles de la Cité…

Partie #1: Histoire d’une utopie d’Etat | 59 minutes
Avec les voix de: Thierry Decuypere, Caroline Deman, Jean Demannez, Irvic d’Olivier, David Jamar, Michel Jaspers, Tamara Joukovsky, Fabrice Kada, Frederik Leers, Aymeric Lehembre, Vincent Matyn, Benoit Moritz, Luc Schuiten, Carine Thibaut, Nicolas Torres, Guido Vanderhulst, des fonctionnaires de la Cité administrative, des habitants du quartier des Bas-Fonds, des usagers du Parc Paradis…
La Cité perdue (Partie #1: Histoire d’une utopie d’Etat)

Partie #2: Le tour du propriétaire | 60 minutes
Avec les voix de : André, Gwenaël Breës, Antoine Crahay, Thierry Decuypere, Caroline Deman, Michel Jaspers, Frederik Leers, Tamara Joukovsky, Vincent Querton, François Robert, Luc Schuiten, Henri Simons, Nicolas Torres, des fonctionnaires de la Cité administrative…
La Cité perdue (Partie #2: Le tour du propriétaire)




MapRAC

MapRAC était un week-end de réflexion du 19 au 21 mars 2004 visant à stimuler le débat public (inexistant) autour de la reconversion du site de la Cité Administrative et d’apporter une réflexion constructive sur la ville. Les organisateurs (City Mine(d), diSturb, Bureau Vers plus de bien être et Gwenaël Breës) tentaient par là de générer un dynamisme d’action et de réflexion quant aux enjeux que ce site représente, de proposer des alternatives au cours actuel des évènements.

L’objectif du week-end était d’aboutir à un document graphique permettant à la fois de synthétiser la situation de la Cité Administrative actuellement et de proposer une série de pistes d’utilisation du site à courts et longs termes. La volonté est de diffuser largement ce document dans le but de conscientiser à la fois les Bruxellois et les décideurs politiques.

Le projet fut baptisé MapRAC : Map en référence à la carte, résultat graphique synthétique ambitionné à l’origine du projet mais aussi en référence au projet barcelonais MAPAS1 ayant inspiré la méthodologie de travail du week-end. RAC sont les initiales pour Rijks Administratief Centrum.

Le week-end a rassemblé plus ou moins 150 personnes concernées par le devenir de ce site en particulier et de la Ville en général, tant des architectes que des urbanistes, des sociologues, des historiens, des géographes, des artistes, autant gens de terrains que théoriciens, issus du milieu associatif ou académique, …

Le week-end s’est déroulé en deux phases, la première consacrée à l’état des lieux du site selon 5 axes/ateliers thématiques (architecture, procédure, mobilité, urbanisme, sociologie).

La seconde s’est basée sur ces constats afin d’entamer la construction d’une série de visions alternatives du site d’une part à court et d’autre part à long terme.

Durant ce week-end, les questions suivantes ont entre autres été soulevées : La question de la mixité des fonctions : dans la mesure où le logement, les équipements et les bureaux ont des cycles de vie différents, la mixité des fonctions a l’avantage de préserver le site d’un abandon total et simultané tous les 20 ans. Sera-t-elle garantie dans les nouveaux projets ? La question du patrimoine, et plus particulièrement du patrimoine moderniste auquel appartient la Cité : Faut-il préserver ce patrimoine ou, comme c’est la tendance actuellement, l’effacer et reconstruire ?

La question de la mobilité, centrale dans la perspective du réaménagement de ce nœud où se superposent de nombreux axes de transports mais dont l’accessibilité n’est paradoxalement pas excellente. La question enfin d’une possible utilisation du site à court terme, des risques et conséquences possibles.

La publication

La synthèse des différents ateliers a été publié à 10.000 exemplaires sous forme d’un journal cartographique et d’un site web. La structure du journal reflète le week-end : la première partie regroupe les synthèses des ateliers « état des lieux », la seconde reprend les visions à court et long terme. Il s’agit donc de la trace d’un travail collectif, finalisé par les différents responsables d’atelier et les graphistes engagés dans la réflexion depuis le début.

Plusieurs projets concrets ont suivi les réflexions produites lors de ce WE entre autres le Festival PleinOPENair qui a expérimenté de nouveaux usages du site la Cité Administrative durant l’été 2004.

Visiter le site et télécharger le journal en pdf.

maprac




Façadisme, choucroute et démocratie

Un film de Gwenaël Breës | 2002 | 44′

Trois mots qui se déclinent autour de l’histoire d’une saga immobilière: l’implantation des bâtiments du Parlement européen au coeur de Bruxelles… “Façadisme” : pratique architecturale consistant à intégrer une ancienne façade dans un bâtiment moderne. “Choucroute” : terme architectural, désigne une conserve patrimoniale devenue anachronique en cours de fermentation urbanistique. “Façadisme démocratique” : pratique politique consistant à intégrer un apparat démocratique dans un ensemble qui ne l’est pas…

“Bruxelles cultive l’art sans pareil d’un accueil simple et chaleureux, grâce à l’atmosphère que seuls savent créer les Bruxellois”. Cette phrase de Jacques Delors, l’ancien Président de la Commission européenne, s’affiche sur des panneaux géants à Bruxelles. Ce film s’attache plus précisément à l’histoire d’un voisin encombrant, arrivé en 1992 à Bruxelles : le Parlement européen, alias le “Caprice des dieux”.

C’est au terme d’une longue saga politico-immobilière que cette “Maison de tous les citoyens européens” s’est implantée dans les murs d’un prétendu “Centre international de congrès”, en plein cœur de la ville. Ici, la parole se calcule en secondes et chaque jour quelques 626 députés, des centaines d’assistants, questeurs, fonctionnaires et autres agents s’agitent dans un colossal ensemble de 370.000 m2, censé symboliser l’entente entre les peuples.

Mais l’entente avec le peuple du quartier est une affaire plus difficile !

Et l’élargissement politique à dix nouveaux pays membres annonce aussi… un élargissement immobilier.

Télécharger le film en Dvix.