L’histoire de l’îlot « A » raconte le grand plantage de la « revitalisation » du quartier Midi.
Saint-Gilles, au croisement des rues de Mérode et de Suède. Sur un trottoir délabré, des passants observent circonspects le déclin d’un îlot d’habitations éventrées, où subsistent quelques maisons vides. D’autres se dressaient à leurs côtés, il y a quelques mois encore. Des squatteurs y accédaient par un terrain adjacent laissé vague par la démolition de la rue de Norvège. Terrassée par l’arrière d’un imposant building de bureaux neufs aux teintes saumon, celle-ci voisine le tristement célèbre « Gotham City » à l’architecture particulièrement peu adaptée au quartier. Le contraste est total. Autant que le sentiment de désolation.
Sur les façades délabrées, un panneau récemment posé annonce des logements pimpants neufs. Au regard de toutes ces années de gâchis, les riverains ne peuvent que se réjouir. Construire du logement, lutter contre les chancres et les immeubles abandonnés, ne voilà -t-il pas de nobles missions que les autorités ont à cœur de servir ? Mais cette satisfaction leur laisse un goût amer : comment oublier que ces maisons étaient, il n’y a pas si longtemps, habitées par des familles qui n’avaient aucunement l’intention de les quitter ?
Rétroacte
Autrefois paisible ruelle ouvrière au caractère villageois [1], la rue de Norvège fut effacée d’un coup de gomme en 1992 par un plan d’urbanisme (PPAS « Fonsny 1 ») piloté par Saint-Gilles et la Région bruxelloise [2]. Les habitants furent aussitôt placés sous la menace d’une expropriation « d’utilité publique » : les deux versants de la rue devaient être abattus, la voirie publique reconvertie en intérieur d’îlot privé, le tout dans le cadre de la transformation de 5 îlots destinés à accueillir majoritairement du bureau. Quelques zones de logement neuf étaient prévues, en lieu et place de l’habitat existant notamment entre les rues de Norvège et de Mérode.
Problème : la Région n’avait pas les moyens de réaliser son projet et prit le risque d’un montage aventureux. En résumé : confier à une société anonyme créée pour l’occasion le soin d’exproprier et démolir des maisons, pour revendre ensuite les terrains à des promoteurs autorisés à y construire du bureau, encaisser au passage plus-values immobilières et charges d’urbanisme — lesquelles devaient financer non seulement le reste des expropriations, mais aussi la construction de nouveaux logements et le relogement des expulsés. Et, accessoirement, permettre à Saint-Gilles de toucher d’importantes taxes sur l’occupation des bureaux… Un ingénieux scénario, qui omit toutefois d’envisager le manque d’empressement du secteur privé. Dans un contexte immobilier maussade, les promoteurs, mécontents de l’opération régionale, n’eurent aucune raison de se presser. Or, tant que les terrains ne trouvaient pas acquéreurs, les caisses de l’opération restaient vides. La disette amenant l’avarice, les autorités se mirent à vouloir racheter les biens à bas prix en se focalisant d’abord sur les parcelles rentables destinées au bureau.
Tels des apprentis sorciers, les autorités perdirent ainsi immédiatement le contrôle de leur propre opération. Le calvaire des habitants, priés de se tenir prêts à « déguerpir » à tout moment, durera près de 20 ans. Ceux de l’ilot « A » vivront successivement spéculation, déménagements des voisins, maisons murées, incendies, démolitions, terrains vagues, chantiers massifs démarrant aux petites heures et se poursuivant parfois le week-end, rue bloquée pour entreposer grues et matériaux, bruit, vibrations, poussières, absence d’éclairage public ou de ramassage des poubelles, sans compter les conséquences de la disparition prématurée de leur rue sur les plans de Bruxelles…
Mais en 2006, au moment de l’expiration du plan d’expropriation, l’ilot offre encore un front bâti continu, la plupart des maisons sont habitées et la Région n’a toujours pas les moyens d’exproprier ni de reconstruire. Les habitants demandent donc l’abandon du projet, l’autorisation de rester dans leurs maisons et de les rénover. Au lieu de saisir l’occasion pour sortir par le haut de cette situation absurde, les autorités adoptent un nouveau plan d’expropriation en 2007. Elles mobilisent des fonds publics : Beliris (devant théoriquement financer la construction d’infrastructures à impact supra-local) pour exproprier et démolir, et le Plan logement (censé augmenter l’offre de logements à Bruxelles… et non en démolir pour les remplacer par de nouveaux) pour reconstruire. Comble du cynisme : tandis que les habitants attendent depuis 17 ans qu’on scelle leur sort « en extrême urgence », le Ministre-Président de la Région insinue publiquement que la lenteur des procédures est due en partie à la présence de « petits spéculateurs » parmi eux. Dans les faits, les propriétaires de l’ilot « A » seront les derniers expropriés de la zone. Cette lenteur s’explique principalement par le fait qu’ils étaient situés sur des parcelles destinées à une opération de logement au montage financier bancal.
Le surréalisme atteint son comble en 2008 lorsque le Ministre-Président annonce, suite à une intervention de l’ARAU, qu’il fera rénover les maisons longeant la rue de Mérode ! Alors qu’il a toujours refusé cette option, ces bâtisses ont subitement pris une valeur patrimoniale à ses yeux… contrairement aux habitants, qu’il compte toujours chasser. Quel est le sens de cette décision ne respectant ni la demande des habitants (rester chez eux) ni le projet affiché du PPAS (densifier le logement) ? On a toujours du mal à l’expliquer aujourd’hui. D’autant qu’une mauvaise coordination entre différentes administrations va rallonger les procédures. La dernière expropriée mourra chez elle, de sa belle mort, en 2011. Après 18 ans de menaces, elle avait été expropriée quelques mois plus tôt. Mais les autorités manquaient de liquidités pour l’indemniser ! Elle était ainsi devenue la dernière habitante de tout l’ilot. À force d’études architecturales et de montages juridiques complexes, les maisons étaient restées vides. Elles le seront jusqu’au début 2013, où la plupart d’entre elles furent… démolies.
• Gwenaël Breës
Article paru dans le n°263 de « Bruxelles en mouvements », mai 2013.
[1] Lire « Témoignage mineur », Pierre Ladeuze, Publibook, 2005.
[2] Lire « Bruxelles-Midi, l’urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle », Gwenaël Breës, Aden, 2009.