Une Croisette à Anderlecht ?
Comment les ambitions d’un architecte-promoteur, suivi par les pouvoirs publics, ont transformé un bassin industriel en zone « tendance » prisée par les investisseurs immobiliers.
À l’heure où la Région bruxelloise doit fixer le sort d’une partie du bassin de Biestebroeck dans son nouveau Plan régional d’affectation du sol (PRAS « démographique ») et où la Commune d’Anderlecht devrait conséquemment réanimer le processus d’élaboration d’un Plan particulier d’affectation du sol (PPAS) pour cette zone, il est intéressant de se demander comment et pour quelles raisons les autorités ont ouvert le débat sur la planification de ce périmètre… Dans le cadre d’une réflexion de fond sur la crise du logement et l’avenir du canal, ou pour s’adapter sur mesure aux projets d’investisseurs privés, comme c’est trop souvent le cas à Bruxelles ?
Celui qui a donné le coup d’envoi et fait mousser l’intérêt des promoteurs pour le bassin de Biestebroeck est l’architecte Philippe De Bloos. En 2010, maquette et vidéo à l’appui, il présente au salon immobilier Realty le projet « Rives » : une transformation radicale du bassin industriel en marina bordée de logements de luxe. Pour convaincre les plus sceptiques, il promet la création de pas moins de 5000 emplois. Par sa démesure, son projet est irréaliste, mais qu’importe : il crée une image et est susceptible de lancer une dynamique. Le Bourgmestre d’Anderlecht y voit une opportunité de se débarrasser d’un « ghetto industriel crapoteux ». Lui qui avait demandé à l’architecte d’inclure dans son étude la rive habitée du côté de la rue Wayez, s’empresse donc d’afficher son soutien à cette initiative ambitieuse et innovante comme il les aime. Tant sa Commune que la Région annoncent ensuite assez rapidement leur intention de revoir les affectations de la zone. En prenant soin d’afficher publiquement leur réticence conjointe et appuyée pour la fonction industrielle et leur nette préférence pour le développement d’une zone à la fois récréative et de logements de standing. Un dessein semblable à celui qui est caressé par De Bloos et quelques investisseurs…
Planification à la dérive
Dans les mois qui suivent la présentation de « Rives », le signal est bien compris. Quelques promoteurs confiants acquièrent dans le périmètre d’importantes parcelles, pourtant inscrites dans le PRAS comme industrielles, sans attendre le lancement d’une quelconque procédure de révision des affectations. Face à l’appétit apparent des investisseurs et à leur confiance affichée, les valeurs foncières (au départ peu élevées en raison de cette affectation industrielle) s’envolent. Un phénomène qui va s’accroître avec le début des discussions autour du PRAS et du PPAS, qui confirment la volonté de modifier les affectations. En 2011, la Société de développement régional de Bruxelles (SDRB) s’inquiète des effets de cette spéculation, estimant qu’il sera trop tard lorsque les nouveaux plans auront abouti : la majorité du foncier sera passée aux mains des promoteurs, les pouvoirs publics n’auront plus beaucoup de marge de manœuvre pour tenter d’imposer leurs vues. La SDRB préconise donc l’adoption d’un plan de préemption, qui pourrait lui permettre d’être informée de toutes les transactions et peut-être même d’encadrer la situation. Le droit de préemption rend en effet les pouvoirs publics prioritaires dans toute transaction immobilière dans un périmètre déterminé, mais comme la fixation du prix de vente y est basée sur le prix du marché, ce dispositif n’est efficient que lorsque les valeurs immobilières sont basses. Il n’y a donc pas de temps à perdre. Le Gouvernement bruxellois, saisi de la demande de la SDRB au début 2012, ne l’entend pourtant pas de cette oreille : un an plus tard, le plan de préemption est toujours en train de mariner au frigo. Un coup d’épée dans l’eau pour la SDRB. De son côté, la Commune d’Anderlecht ne se montre pas plus pressée de contenir la hausse des valeurs foncières : plutôt que d’entamer la phase d’élaboration de son PPAS, elle commande une étude préalable qui nécessite de longs mois d’élaboration.
Pendant ce temps, d’autres acquisitions s’opèrent tranquillement dans le périmètre. Il faut dire que le travail des promoteurs a été prémâché par un certain… Philippe De Bloos. Patron d’un bureau d’architecture qui porte son nom, l’homme entretient une certaine confusion des genres : à la fois architecte, il se profile aussi tel un urbaniste « visionnaire » qui n’hésite pas à concevoir des projets bouleversant des zones qui ne lui appartiennent pas et pour lesquelles il n’a pas de client, et joue aussi le rôle de conseiller ou d’entremetteur avec des hommes d’affaires et des grosses sociétés de promotion immobilière. Par excès de modestie probablement, il semble penser que cette façon de jouer sur plusieurs registres passe inaperçu. Lorsqu’en 2011 il se retrouve confronté à la fronde des habitants de la place Brugmann (Ixelles) mobilisés contre le projet de parking géant qu’il a mis à l’étude, il affirme agir uniquement en tant qu’architecte pour le compte d’une société privée. Il suffit à un journaliste [1] de vérifier les statuts de cette société, pour se rendre compte que 99% des actions en sont détenues par un certain De Bloos Philippe. Mauvais pour la crédibilité de l’architecte-promoteur…
L’homme sait pourtant s’entourer. Ayant des intérêts dans une série de sociétés immobilières (dont au moins trois ont des visées directes sur les quais de Biestebroeck, d’autres s’occupant par exemple de projets de grande ampleur le long des voies de chemin de fer à Uccle), il s’adjoint comme bon nombre de promoteurs des conseils juridiques de STIBBE, un cabinet d’avocats spécialisé en aménagement du territoire — et travaillant à ce titre pour la Région, notamment dans l’élaboration du futur PRAS. La CEO de la société qui pilote « Rives », Edith Lieckens, est une administratrice de société liée à la Fondation Boghossian et qui siège aux côtés de De Bloos dans plusieurs sociétés. Lui-même a travaillé pour cette fondation libanaise, qu’il conseilla notamment pour la rénovation de la Villa Empain (Ixelles) en 2006. Il n’est donc pas étonnant de retrouver des membres de la famille Boghossian derrière la société qui a acquis un vaste terrain le long des quais de Biestebroeck, en 2007… trois ans avant la médiatisation de « Rives ». Au passage, il semble que cette société demande aujourd’hui 18.000.000 d’euros pour ce terrain qu’elle a acheté au tiers de ce prix il y a six ans.
« Vivre au bord de l’eau »
L’intérêt de De Bloos pour Biestebroeck commence en 2006, lorsqu’il apprend l’intention de l’usine Univar (Petite-île) et des AMP (boulevard Industriel) de déménager. S’inspirant d’un projet réalisé à Bordeaux, il perçoit le potentiel du bassin pour y développer un méga-projet sur 45 hectares et 300 mètres de quais. Avant de présenter publiquement « Rives », il tente désespérément de rassembler dans une association foncière les 18 propriétaires de la zone, ce qui aurait dû lui permettre de prendre les commandes d’une grande et unique opération. Ce rêve étant tombé à l’eau, il s’assure tout de même de signer lui-même des options d’achat pour plusieurs parcelles stratégiques, se rendant ainsi incontournable auprès des différents promoteurs et pouvant dès lors imposer une vision d’ensemble pour la zone, du moins le pense-il.
Atenor est l’un des premiers à prendre la balle au bond. De Bloos cède au promoteur une option d’achat pour les 5 hectares d’Univar et reçoit en échange la promesse de pouvoir dessiner l’un des bâtiments du futur projet, lequel s’inscrirait dans le cadre de « Rives ». D’autres promoteurs (CFE, Project2, Foremost Immo, SIF, Denys…) prennent à leur tour la route de Biestebroeck, pour y développer des projets jouant également la carte de la proximité avec la gare du Midi et ayant pour leitmotiv la « mixité » et le « vivre, travailler et se détendre au bord de l’eau ». Il en va ainsi du « Watergate », sur l’ancien site de Shell. De « Key West », sur la pointe du bassin, un projet qui garantit déjà son inscription dans le futur PRAS. Et, comme la marina c’est un peu la Croisette, De Bloos attire même Christophe Lambert sur les quais d’Anderlecht. L’acteur de « Greystoke », aujourd’hui associé à un ancien publicitaire et reconverti dans le vin et l’immobilier, amène avec lui des actionnaires : un holding actif dans les services aux entreprises et un fonds d’investissement danois. Leur projet ? Rénover les anciennes brasseries Atlas pour les transformer en « lieu de création, de vie et de travail ».
Mais, malgré les efforts de Philippe De Bloos, tous ces projets évoluent séparément. Chaque promoteur imagine de son côté son propre bassin d’eau entouré de logements de luxe, à l’image d’Atenor qui s’éloigne vite du concept de « Rives » pour développer « City Docks ». Il manque une vision d’ensemble, se désole De Bloos. Dépité, il peste contre l’individualisme des promoteurs et le manque d’ambition des autorités. Alors qu’il a été le premier sur le coup et qu’il a refilé le bon plan à tout le monde, le voilà réduit à gérer quelques éléments épars de l’ensemble. D’autres architectes travaillent désormais sur la zone. Des urbanistes et des élus, aussi, à la Région et à Anderlecht. L’architecte-promoteur a perdu son pari personnel. Mais son opération a créé un « buzz » immobilier qui a bel et bien des effets dans le réel. Des effets qui ne se perçoivent pas encore lorsqu’on se balade sur place, mais qui ont déjà modifié une grande partie de la propriété et des valeurs foncières dans le périmètre et ont profondément changé l’approche politique et urbanistique de la zone.
Sans surprise, le PRAS que le Gouvernement bruxellois vient d’adopter récompense dans les grandes lignes l’architecte « visionnaire » et surtout les promoteurs qui ont suivi son appel du pied. Pour connaître la vision qu’ont les pouvoirs publics du futur bassin de Biestebroeck, il ne servait donc à rien d’attendre les nouvelles règlementations régionales et communales. Il suffisait d’aller faire un tour sur les sites web des promoteurs pour s’en faire une idée assez précise.
• Gwenaël Breës
Article paru dans le n°263 de « Bruxelles en mouvements », mai 2013.
[1] « Brugmann s’interroge », « Le Soir », 15 octobre 2011.